Honnêtement, elle aurait aimé faire autre chose de sa soirée.
Non pas que voler au secours d’un ami qui plus est du maire de Neverland était une corvée… mais presque. Enfin non, pas exactement, disons que pour cela, la blonde avait abandonné ses projets, et cela ne lui plaisait guère. Malgré tout, elle était là la doctoresse. Et bien qu’elle passait difficilement inaperçue, pour des raisons évidentes, elle fit de son mieux pour se faire discrète.

Mais lorsqu’elle se rendit dans le bureau du maire, lorsqu’elle vit l’étendue du désastre, elle ne put s’empêcher de soupirer longuement. Dans sa forme normale - pour une fois - elle observa d’abord le chaos dans son antre avant de s’occuper de lui. Posa dans un premier temps sa sacoche sur une banquette avant d’en retirer un stéthoscope, elle observa du coin de l’œil, son ami, dans un état des plus déplorables.

Affalé sur le fauteuil de son bureau, la tête posée dessus, presque comme s’il dormait. Mais la position était bien trop inconfortable pour un petit somme, ou alors il se reposait de la façon la plus originale qu’elle n’avait jamais vu. Rapidement elle fit son analyse, elle en conclut d’emblée le mal qui rongeait le maire : un petit coma éthylique sans aucun doute. Pas suffisant pour qu’il soit en danger de mort imminent, mais suffisamment sérieux pour qu’il ne réagisse pas à ce que faisait la grande blonde.

Dans un premier temps, elle l’installa dans une position où il ne craignait rien, puis elle continua de l’examiner. Prompte à la conclusion, elle soupira une fois de plus. Bon… rien de bien méchant, mais pas à sous-estimer quand même. Qu’est-ce qui t’a mis dans un état pareil mon chou ? Oui c’est comme ça qu’elle l’appelait. Monsieur le maire ? Et puis quoi encore ? Non seulement elle était plus âgée que lui, mais en plus ils avaient presque grandi ensemble. Les deux se connaissaient depuis l’enfance.

Esthef avait été témoin de ce que Vanille avait vécu. Il en avait presque été aux premières loges. Et lorsqu’elle était revenue au bercail, à Neverland, après quelques années, il l’avait aidé à monter son cabinet. Leur amitié ne s’était pas construite en jour et pourtant… pourtant Vanille ne savait toujours pas s’il lui faisait confiance. Suffisamment pour s’occuper de lui lorsqu’il se mettait dans cet état… mais pour le reste ? Qui sait.

— Tu m’entends mon chou ? Pas de réponse. La blonde grommela quelques injures dans sa barbe et décida de garder un œil sur lui tout en s’allongeant sur la banquette de son bureau.

Concluant rapidement qu’elle était désormais trop grande pour s’allonger confortablement dedans, elle trouva une astuce, disons… bien à elle. Usa de son don, adopta sa forme de fillette, puis s’allongea en reposant sa petite tête sur l’accoudoir. Le regard toujours posé sur lui, elle attendit patiemment. Tout en gardant un œil averti sur lui. Observa la pièce sous pour autant fouiner. Vanille était une commère certes… mais elle savait aussi respecter l’intimité des autres quand elle le voulait.

Et ce ne fit qu’après quelques longues minutes, peut-être même quelques heures tellement le temps lui parut long, qu’elle entendit son corps bouger. Tourna sa tête vers lui, comprit rapidement qu’il reprenait lentement mais sûrement connaissance, elle l’apostropha d’emblée, sans aucune pitié pour lui :

— Tu sais mon chou… il y a sur l’étiquette de chaque bouteille d’alcool, un conseil essentiel à suivre : à consommer avec modération. C’est un mot avec plusieurs syllabes alors j’imagine que pour certains c’est difficile à comprendre. Mais pour le maire de Neverland ? J’ai du mal à y croire. Comment va ta tête ?

Très certainement mal.
Et ça lui servirait sans doute de leçon.
Ben voyons… la fillette n’y croyait pas une seule seconde.
Alors elle était prête à se montrer cruelle.

La plus belle en effet.
C’était bien elle qu’il trouvait au réveil, bien qu’il ne le méritait pas. D’ordinaire, elle aurait esquissé un sourire bouffi d’orgueil, satisfaite des éloges qu’elle recevait ; là non. La fillette pouvait lire le soulagement sur le visage du maire, visiblement ravi de sa présence.

Il y avait de quoi, si elle n’avait pas été là, qui sait ce qui aurait pu se passer. Il aurait pu s’étouffer dans son vomi par exemple. Ou pire encore. Les bras croisés, la mine exaspérée, la blondinette garda le silence, préférant se murer dedans pour faire comprendre à son interlocuteur la gravité de ses actes.

Mais au lieu de cela, le petit malin se mit à ironiser sur la situation. S’interrogea même sur le fait d’être responsable de son état. Très vite la fillette rétorqua, agacée :

─ Penses-tu non. C’est ton jumeau maléfique qui s’est introduit dans ton bureau et t’a forcé à ingurgiter ton poids en alcool. À ton avis ?! Tu me fatigues mon chou… tu me fatigues.

Et peu importe les remerciements, peu importe les louanges et éloges, Vanille n’en restait pas moins agacé par son comportement. Non pas qu’elle n’aimait pas venir le voir, au contraire ; mais pas dans cet état-là ! Fort heureusement, la fillette n’eut même pas besoin de l’insulter, Esthef le fit très bien lui-même. Et la blondinette n’objecta point, au contraire elle acquiesça même aux dires du maire. Sans volonté de surenchérir pour autant, en tout cas pas tout de suite.

D’un bond, elle se leva alors du fauteuil. Lorsqu’elle se souvint qu’elle ne s’était même pas encore changée, elle alla chercher une tenue adaptée à sa taille dans sa sacoche avant de l’enfiler, sans gêne, sans pudeur. Vanille n’avait vraisemblablement rien à cacher à son ami et de toute façon, d’aucune façon elle ne souhaitait le ménager. Elle s’approcha alors de lui, dans sa petite robe blanche parfaitement adaptée à ce petit corps frêle qu’était le sien actuellement.  

Paradoxalement, même haute comme trois pommes, elle flanquait les jetons. Toujours les bras croisés, elle planta ses saphirs sur son interlocuteur avant de finalement déclarer d’une voix agressive :

─ Tu sais ce qui m’énerve le plus ? Sans lui donner le temps de lui répondre elle reprit : tu te bourres la gueule tout seul mon chou ! Tu ne m’invites même pas ? C’est d’une indélicatesse monumentale ! Vraiment ça mérite le pire des châtiments. Tu peux courir pour que je te donne quelque chose pour le mal de crâne. J’attends des excuses en grande pompe monsieur l’imbécile de maire !

Et d’un coup, elle prit appui sur lui pour grimper sur son bureau. S’assit en tailleurs dessus, avant de porter son regard sur une bouteille encore à moitié remplie, posée négligemment non loin d’elle. Toujours dans ses œuvres, tellement à l’aise comme si elle était chez elle, elle alla s’en saisir et but une gorgée d’un air de défi.

Et qu’on se le dise. Voir une fillette gronder un adulte qui faisait trois fois sa taille c’était déjà un spectacle singulier. Mais la voir ainsi : assise en tailleur sur SON bureau, la bouteille à la main en train d’ingurgiter la boisson, comme du petit lait… ça, c’était la cerise sur le gâteau.

─ Pas dégueu ça en plus. Tu aggraves ton cas mon chou. Alors alors ? J’attends. Les remèdes, ça se mérite. M’en fiche que tu sois le maire moi, tu restes un imbécile d’ivrogne comme tous les autres. Ce n’est pas parce que ta banquette est confortable que tu vas avoir un traitement de faveur.

Au-delà d’être le maire, c’était aussi un ami proche.
Vanille manifestait son amour vache.
D’une façon purement théâtrale certes… mais ça lui ressemblait tellement.

Il tentait de l’amadouer le bougre.
Les tentatives étaient vaines cependant, cela ne prenait pas ; surtout pas quand la blondinette était autant remontée contre lui. Le petit coma, le fait de ne pas l’avoir invité et ce détachement quant à la gravité de la situation, tout cela mis bout à bout ne pouvait que mettre la doctoresse dans un état de furie qu’elle contenait de son mieux en ingurgitant la liqueur. Poison dont elle se délectait volontiers malgré son petit corps tout frêle.

Et malgré cela, elle était sans pitié la Vanille. Elle avait pourtant un personnage important devant lui, une personne de premier plan même. Elle s’en battait les ovaires, royalement. Esthef, avant d’être le maire, était un patient ; avant d’être un patient, il était aussi un ami d’enfance. Un ami cher à ses yeux et son cœur ; aucun des deux n’était ravi de le voir dans un état pareil. Et pourtant le grand blond en était presque imperturbable. Passa d’un poison à un autre, alors qu’il glissait une cigarette sur ses lippes, avant d’en cracher la fumée par la fenêtre.

Et lorsqu’il lui demanda comment se faire pardonner, quel alcool aurait donc ce pouvoir, la fillette répliqua, toujours cinglante :

— Non c’est trop tard. Fallait y penser avant, le mal est fait. Curieusement, elle ne l’enguirlandait pas pour l’histoire du tabac ; poison qu’elle consommait également alors elle évitait de donner des leçons vu les substances qui pouvaient se balader dans ses veines. Si tu crois que tu peux m’acheter au rabais avec une bouteille, tu te fourres le doigt dans l’œil. Tu me prends pour la petite paysanne du coin ou quoi ? Va falloir trouver mieux que ça mon cher. Les princesses, ça ne s’achète pas, il faut les conquérir ! À toi de jouer.

Elle exagérait, elle surjouait peut-être un peu non ? Pensez-vous, non, bien au contraire, elle était diablement sérieuse la fillette. Elle n’avait véritablement aucune pitié ni même la patience de prétendre le contraire. Esthef pouvait être le plus beau, le plus charmant pouvait être le personnage le plus influent de cette ville, Vanille n’avait ni peur ni gêne à lui envoyer ses travers en pleine figure. Et lorsqu’il interrogea la princesse sur la grandeur de son royaume et ses possibilités d’expansion, elle répondit à sa manière :

— Regarde-bien ma tronche. J’en-ai-rien-à-fou-tre ! Appuya sur chaque syllabe, chacune plus agressive que la précédente. Ta vision du bonheur peut-être ? Tu veux connaître la mienne ? Qu’on ne m’apprenne pas que mon ami est dans un état déplorable, indigne de sa position. Les épaves, ça traîne sous les ponts, pas dans un bureau bon sang ! Et puis elle attendit alors, attendit qu’il finisse sa cigarette pour écarter les bras, debout sur son bureau. Elle attira son attention d’un raclement de gorge avant d’intimer : porte moi jusqu’à ta banquette je suis fatiguée. Et puis câline-moi aussi, fais-moi des papouilles dans les cheveux. Je suis clémente, je te donne le moyen de te rattraper pour avoir gâché mes plans pour la soirée.

Plans qui n’existaient pas.
Mais ça… l’ivrogne ne pouvait pas le savoir.
Et même s’il demandait, Vanille était prête à mentir éhontément s’il le fallait.

Sourire goguenard aux lèvres ; fière de mener le maire par le bout du nez. Il avait bon dos l’homme le plus influent de Neverland, face à la tempête blonde il faisait pâle figure ! Ou bien était-il simplement rongé par le remords ? Ou alors incapable de refuser quoi que ce soit à sa chère amie d’enfance ? Peut-être tout à la fois si l’on y réfléchissait bien. Toujours est-il que la fillette s’accrocha à lui comme une petite sœur à son grand frère : chiante et collante.

Blottie contre lui, la blondinette apprécia le confort de la banquette jumelée au corps du maire. Et lorsqu’il obéit de nouveau à ses ordres en lui offrant des caresses dorlotant sa petite tête dorée, elle ne put s’empêcher d’avoir un sourire d’une oreille à l’autre. Définitivement elle s’amusait la chipie. Esthef promettait, Vanille enchainait avec le verbe acéré, comme un crochet en pleine figure :

─ C’est ça ouais, et mon cul c’est du poulet. Que tu recommences ou pas c’est une chose, la prochaine fois ce sera en ma compagnie. Sinon ton popotin je le tabasse à coup de pied crois-moi. Non mais.

Elle râlait une fois encore la blondinette ; vexée, agacée, ne croyant pas un seul mot du mensonge présumé de son ami. Elle préférait l’entendre dire qu’il recommencerait probablement, mais avec elle pour la prochaine biture. Normal pour deux amis.

Tout en se faisant câliner, la gamine à la chevelure dorée prêtait une oreille attentive aux dires du maire. Son envie se de ranger – ce qui eut le don d’arquer le sourcil de la petite. Non pas qu’elle n’y croyait pas, mais ça venait de nulle part alors elle était surprise.

Au-delà de cela il lui demandait son secret. D’où venait donc cette force en elle, toujours retomber sur ses pattes comme ça ? Comme si c’était si simple. L’homme lui accordait peut-être trop de crédit. Alors elle se retourna sur elle-même la petite, d’un geste vif. Surplomba l’homme en prenant appui sur ses épaules, plongea ses saphirs dans le regard curieux de l’interlocuteur. Roula des yeux, feignant de chercher la réponse à sa question, alors qu’elle la connaissait déjà :

─ Tu m’accordes trop de crédit choupinet. Respect zéro, toujours, elle reprenait tout en enlaçant le maire, poursuivant de sa voix de velours : qu’est-ce que tu crois que je fais pour évacuer la pression ? Je me pose dans mon fauteuil de cuir, un verre de vin à la main tout en écoutant du classique ? Elle pouffa de rire, un ricanement mesquin. De sa main elle parcourut le visage du grand blond, dessinant ses traits du bout de ses doigts, reprenant d’une voix sensuelle ; normalement incompatible avec sa forme de fillette, mais Vanille osait tout : je fume, je bois, je me drogue, je baise. Mais dans les limites du raisonnable. Limites que tu ne respectes pas, mon grand chenapan.

Et puis il évoqua alors un prénom.
Les yeux azurés s’écarquillèrent.
D’où il connaissait ce prénom ?
Parlait-il de la même ?
Charline ?

─ Je… je ne crois pas. J’en connais une moi-même, elle a été mon institutrice quand j’étais petite. Une grande dame, plutôt jolie, chevelure qui n’est pas sans rappeler la beauté de mes yeux ? Si c’est la même dont on parle, je suis curieuse de savoir ce que tu as à dire sur elle. Tu veux la pécho ?

Aucun respect.
L’amie casse-bonbon par excellence.
Et le pire dans tout cela ; elle débitait toutes ses âneries dans une forme d’une petite fillette adorable. Vraiment, elle ne connaissait aucune limite cette dame. Aucune.

Des promesses, des promesses.
Des paroles, des paroles, toujours des paroles.

Vanille attendait d’en voir la couleur avant de juger. Non pas qu’elle trouvait que se bourrer la gueule était rédhibitoire pour un maire ; mais seul ? C’était pathétique, là dessus elle n’en démordrait certainement jamais. La blondinette, en tant qu’amie d’enfance en plus d’être son médecin, méritait les égards dus à ces rangs. À ce titre, elle voulait être traité en tant que telle ; lorsqu’elle ne l’était pas, cela ne lui plaisait pas. Pas du tout.

De sa promesse, elle n’eut comme réponse qu’un petit regard suspicieux, suivit d’un bâillement incontrôlé, signe évident d’une certaine lassitude. La conversation s’anima un petit peu quand la doctoresse, toujours dans sa peau d’enfant, évoqua ses propres déboires. Et ce fut ô combien surprenant pour le maire, qui avait du mal à envisager de tels mots sortir de la bouche d’un enfant. Sauf que voilà ; de fillette elle n’avait que la forme la princesse à la chevelure dorée. À l’intérieur, son esprit d’adulte était encore bien présent.

Et comme elle le disait si bien elle-même :
— C’est volontairement perturbant. Ça te servira de leçon. Si ça t’embarrasse, tant mieux c’était l’effet escompté. Ne te méprends pas, ce que tu vois n’est qu’une enveloppe. J’en change, comme un serpent ferait sa mue. À l’intérieur, je reste une femme. Et je fais ce qu’il me plaît.

Et elle avait toujours été ainsi la blondinette. Princesse pourrie gâtée à laquelle on ne pouvait rien refuser. Même le maire de Neverland était presque démuni face à elle. Sans doute que son levier sur lui venait du fait qu’il s’en voulait pour son attitude ; ainsi la princesse le tenait dans le creux de sa main et le faisait danser à la cadence qu’elle ordonnait. Dans un sens c’était cruel, mais Esthef ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Qui sème le vent récolte la tempête.

— Depuis quand ? Laisse-moi réfléchir… depuis tellement longtemps qu’elle avait presque oublié quand elle avait commencé. Alors elle se souvint de l’élément déclencheur et répondit en toute honnêteté : probablement un peu après la mort de mes parents et toute la merde qui s’ensuivit. L’une des nombreuses béquilles qui m’aidaient parfois à ne pas déprimer. C’était une échappatoire… ça l’est toujours. Elle disait cela sans aucune fierté la demoiselle ; paradoxalement sans honte non plus. Pour elle, la drogue n’avait qu’un usage récréatif, rien de plus, rien de moins. Elle n’en était pas dépendante, mais ça l’aidait bien quand même.

Et puis la conversation bifurqua alors sur ce qui semblait occuper les pensées du grand blond. La dénommée Charline. Fantôme de son existence si l’on entendait parler. Vanille écoutait avec attention, pour la première fois depuis longtemps, son ami avait le discours d’un amoureux ; ce qui ne manqua pas de lui décrocher un sourire espiègle. Dans un regard plein de malice, elle posa son menton sur ses paumes, papillonnant des paupières tout en écoutant religieusement le maire.

« Sublime »  ; la petite n’objecta pas ; elle l’était. « Avec elle que je veux me caser » ; la fillette se retenu d’éclater de rire, ça l’amusait de le voir s’exprimer ainsi ; il avait réellement le discours d’un homme qui avait succombé aux charmes de l’institutrice, pouvait-on lui en vouloir ? Non, bien évidemment que non.

La revoir ? Oh choupinet, si tu savais… elle l’avait déjà revue la gamine. Mieux encore, elle lui offrit une thérapie assez singulière. Mais Vanille, en professionnelle aguerrie, n’eut pas un mot concernant ce fait. Elle se contenta de répondre, faussement candide :

— Pourquoi pas. J’ai toujours eu de très bons souvenirs d’elle. Elle me rappelle l’époque où tout allait bien dans ma vie. J’avais encore mes parents… j’étais encore une petite princesse pourrie gâtée. Oh, mais ?! Je le suis encore en fait ! Et puis il y avait…

Il y avait « elle ».
Mais elle ne le mentionnait pas Vanille.
Ne mentionnait pas celle qui n’était plus là non plus.
Toujours elle voulait questionner Esthef là-dessus.
Toujours elle se retenait.

Sans doute qu’il en parlera quand il le souhaitera. La fillette enlaça alors le maire, posant son menton sur son épaule. Resserrant son étreinte, dans un élan soudain de tendresse, elle lui dit alors d’une voix mielleuse :

— C’est un sujet pour une autre fois. Tu sais Esthef… première fois qu’elle l’appelait ainsi depuis un bail ; attirant son attention encore plus que de raison : tu sais que je t’aime comme un frère ? Si tu penses que tu peux être heureux avec elle, alors fonce. D’autant plus que si elle peut transformer l’ivrogne que tu es en un modèle de sobriété, c’est tout bénef pour moi. Elle marqua une pause, rit de sa plaisanterie et intima une fois encore : serre-moi dans tes bras mon chou et fouille dans mon sac pour prendre un truc contre le mal de crâne. Finalement j’ai décidé que tu le mérites.

Imprévisible ; toujours difficile à suivre la fillette.
Mais sa loyauté et son amour pour lui n’avaient aucune limite.
Esthef était la seule famille qui lui restait.
Un frère sans lien de sang.

Elle le savait la fillette.
Elle savait l’amour qu’Esthef lui portait et à quel point c’était réciproque. Ensemble ils avaient traversé bien des épreuves ; rien que la perte des parents de la doctoresse et les événements nauséabonds qui s’ensuivirent. Regrettait-elle le temps où cette grande famille était au complet ? Bien sûr. Il ne se passait pas un jour sans une pensée pour ceux qui n’étaient plus là.

Et elle voulait parfois lui en parler.
Parfois cette question lui brûlait les lèvres, mais elle avait paradoxalement bien du mal à matérialiser sa pensée avec ses mots. Sujet tabou. La blondinette avait cette désagréable impression que le souvenir de celle dont elle voulait parler était encore trop douloureux à évoquer pour son ami. Enterré si profondément que vouloir l’extirper de sa tombe était une épreuve insoutenable.

Alors elle se gardait bien de le dire la doctoresse. Silencieuse, dans l’attente d’un jour où Esthef serait prêt à ressusciter ce souvenir. Vanille était prête à attendre le temps qu’il faudrait pour cela. Pressée certes, impatiente de raviver cette flamme presque éteinte, mais respectueuse de la volonté du maire de ne rien dire pour le moment.

L’intéressé obéit à la fillette, ingurgitant le cachet pour calmer les maux inhérents à sa gueule de bois, tandis qu’il interrogeait la blondinette sur le passé. Il y avait tant de choses à dire sur les souvenirs d’antan. Nostalgie d’y penser, peut-être même un brin de mélancolie. Tout n’avait pas été tout rose certes… mais par rapport à maintenant ? Ce n’était pas loin d’être une situation paradisiaque. Tout le monde était encore là… leur innocence avait été préservée aussi longtemps que possible.

Et elle se remémorait cela, Vanille. Se rappelait de ce temps où tout était plus simple. Tout était plus facile quand on était enfant, il y avait les gentils, les méchants, les parents pour les protéger des maux qui pouvaient les atteindre. Elle se souvenait être dorlotée, la chance inouïe qu’elle avait d’être née Tir Ná Lia. C’était plus qu’un nom, c’était un héritage.

Alors regrettait-elle ce temps où tout était plus simple ?
Oui et non.

— Je… je ne sais pas. Ceux qui ne sont plus là me manquent terriblement. J’aimerais tellement qu’ils soient encore là. Parfois je m’imagine utiliser mon don pour surprendre mes parents en débarquant chez eux à l’improviste sous cette enveloppe. Je m’imagine être dans leurs bras, je les imagine me cajoler comme ils avaient l’habitude de faire. Elle marqua une pause, remonta ses genoux au niveau de sa poitrine avant de les enrouler de ses bras. Puis elle reprit d’une voix empreinte de nostalgie : on avait la belle vie pas vrai ? Tout était si simple. Mais dans un sens, les tragédies nous ont aussi aidées à forger ce que nous sommes aujourd’hui. On ne pouvait pas rester innocents et candides pour toujours. À un moment donné il a fallu grandir. La seule chose que je regrette c’est la manière dont ça s’est déroulé. Mais bon tu me connais, moi je peux tricher un peu et redevenir enfant, même l’espace de quelques heures, parfois ça me fait un bien fou. Ça m’aide un peu à oublier. Et toi alors ? Maintenant que nous sommes dans l’instant confession, il y a quelque chose que tu voudrais me dire ?

Elle ne se doutait point la fillette.
N’avait aucune idée d’à quel point le passé était douloureux pour lui, pour le maire. Le miroir du sien ; tout y était inversé. Car c’était le but du reflet dans le verre ; montrer les similitudes, mais dans un sens contraire. Et c’était ainsi qu’elle voyait son ami, son frère ; avouant sans ambages qu’à contrario de la petite, les figurent parentales ne lui manquaient point.

Vanille, pas choquée pour un sou, dut cependant admettre qu’elle était loin de se douter de cette amertume qu’Esthef ressentait à l’égard de son géniteur. Il en profita même pour lui avouer ses secrets. Chasser Charline loin d’ici, faire de Vanille son épouse – pensée qui lui avait traversé l’esprit un jour – et aussi, mais surtout : l’apaisement de savoir qu’il n’était plus là pour le faire souffrir.

Et encore, la fillette se demandait même si ces aveux n’étaient en réalité que la partie émergée de l’iceberg ; se demandait à quelle profondeur étaient enterrés les secrets de la famille Belgrade… et si un jour quelqu’un avait le courage ou la folie de les déterrer. Et elle avait beau aimer l’héritier de cette famille de tout son cœur, elle savait qu'elle n'était pas prête de voir ressurgir tout cela si leur existence en était avérée.

Ne voulant pas y penser, souhaitant chasser cette souffrance loin de lui, même l’espace d’un instant, Vanille usa de ses moyens inorthodoxes pour attirer son attention sur elle, et rien que sur elle. Même si c’était inattendu, voire même déplacé, elle se montra sans pitié et sans gêne. Saisissant son visage dans ses mains avant de déposer un baiser sur ses lèvres.

Succinct, dénué de sentiments amoureux.
Mais suffisant pour détourner son attention de ses pensées douloureuses ?
Elle l’espérait.

─ Ton épouse hein ? Rien que ça ? Tu te rends compte ? Bon le côté positif, nous aurions eu de très beaux enfants. Je veux dire, regarde-moi ? Si le gamin hérite de mes gènes, il fera tomber la terre entière dans ses bras !  D’une pause dans ses dires, saupoudrant son humour d’un petit clin d’œil malicieux, elle reprit : en espérant qu’il ne termine pas ivrogne comme son père. On aurait fait quoi de lui ? Médecin comme sa maman ? Maire comme son papa ? Ou peut-être qu’il aurait tout plaqué pour aller élever des animaux dans une ferme, qui sait !

D’un éclat de rire badin, elle s’extirpa alors du maire pour aller sautiller sur la banquette comme une gamine, avant de bondir à terre pour aller se tenir debout sur le fauteuil du grand Belgrade, sans aucun égard pour sa position, aucun respect pour son autorité. Mais comment pouvait-il en être autrement ? Elle n’en faisait qu’à sa tête lorsqu’elle était une enfant. Le fait d’y arborer cette forme de nouveau lui donnait cette furieuse envie de reprendre ses bonnes vieilles habitudes badines.

─ Mon cher époux ! Je suis lasse de Nerverland et de sa populace ! Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi aux pays des merveilles ! Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil ! S’exclamait-elle d’une voix chantante, inventant un air qui n’existait probablement que dans sa tête. Elle s’allongea alors de tout son long sur le bureau, secoua les jambes, blondinette au corps de gamine qui piquait une fausse crise : je veux partir à la mer cher époux ! Je veux faire l’amour sur le sable et sous les étoiles ! Et puis elle éclata de rire, avant de finalement reporter son regard sur l’héritier Belgrade.

Toisa le grand blond de ses saphirs.
Le provoquait de ses mirettes azurées.
Détournant l’attention de la souffrance qui était la sienne.
Comme toute bonne amie le ferait.
Elle reprit alors :  

─ Assez ! Assez de secrets, de manipulations, de machinations et blablabla ! Tu es Esthef Belgrade. Tu n’es pas ton père ni son soldat. Tu es un ivrogne amoureux au pire du pire. D’ailleurs choupinet, tu aurais aimé m’épouser ? Pas en tant que gentil petit soldat de ton papa hein. Mais en tant qu’Esthef, tu penses que tu aurais pu tomber amoureux de moi ? Tu sais, tu ne serais pas le premier, je dirais même que c’est tout à fait normal. Tu as juste laissé passer cette chance, quel dommage !

Elle taquinait une fois encore la blondinette. S’amusait du maire à ses dépens, le faisait tourner en bourrique. Mais elle était convaincue que c’était pour la bonne cause. Pour chasser ses pensées parasites.

Jamais elle n’aimait le voir ainsi son cher et tendre ami.
En proie à la mélancolie, taciturne.

Elle se souvenait du temps où ils étaient loin de toutes les machinations, tous les plans rondement échafaudés, toutes les manipulations. Vanille, loin d’être dupe, se doutait fortement que le maire ne trempait pas forcément que dans des affaires parfaitement légales. Elle se doutait bien évidemment qu’il avait pléthore de secrets et c’était bien entendu des sujets qu’il n’allait pas aborder avec elle.

La blondinette avait ses propres problèmes pour commencer et surtout… ne voulait pas tremper dans les siens, à moins qu’elle ne pût les résoudre. L’alcoolisme en étant un qu’elle était en mesure de contrôler. Tant qu’il restait avec elle, elle était en mesure de le protéger ; de lui-même s’il le fallait. En soi, la doctoresse n’avait pas peur pour les autres, mais pour lui. Elle avait déjà suffisamment souffert de la perte des membres de sa famille, elle se savait vulnérable au fait de perdre son ami, son frère.

Et c’est quelque chose qu’elle ne préférait même pas envisager.
Elle préférait le voir ainsi : rire aux éclats, la taquiner et aussi, mais surtout, flatter son ego tout en lui faisant gentiment comprendre qu’ils n’auraient jamais pu entretenir une liaison, pour des raisons évidentes : entre frère et sœur, même s’un sang différent, on ne se chopait pas. Enfin… normalement. Vanille n’était pas responsable des agissements des autres, uniquement des siens.

Et il avait probablement raison sur un point : avec deux caractères comme les leurs, le conflit était une évidence. Si bien que la gamine ne put qu’être d’accord avec lui :

— C’est pas faux. Je pense que toi et moi, au-delà d’être le plus beau couple de ce monde, on aurait surtout été celui qui génère le plus de scènes de ménage. Je persiste à penser que j’aurais pu te mener à la baguette cependant ; pour moi dans notre relation, j’aurais été celle qui porte la culotte c’est certain ! Imbue de sa personne toujours, arrogante et narcissique, toujours. Aucune surprise quant à ses propos, aucun changement dans le fond comme la forme. Fidèle à elle-même. Elle reprit : je me demande comment on aurait appelé notre fils. Ou notre fille. Parfois je me demande ce que ça me ferait d’être mère. J’imagine que pour ça il faudrait que je sois plus mûre… et je ne pourrais pas changer de forme pendant ma grossesse. Rien que d’y penser ça ne m’emballe pas plus que ça.

Et puis une nouvelle malice lui vint alors à l’esprit.
Une nouvelle question embarrassante à poser.
Une nouvelle façon de détourner l’attention des maux dont souffrait le maire.

— Et toi alors ? Comment vous appellerez vos enfants Charline et toi ? J’espère au moins que j’en serais la marraine. Sinon ça va chauffer pour ton cul.

Elle riait aux éclats la gamine, fière de ses incessantes provocations, fière de mettre son interlocuteur dans la gêne le plus possible, autant qu’elle le pouvait. Qui aime bien châtie bien.