À l'aube d'une paix nouvelle, les conséquences du Jour Dansant se faisaient encore sentir. La Reine retirée dans des conciliabules avec ses conseillers, ce cher Jabberwocky mis aux fers, jusqu'au Bandersnatch qui échappait à un châtiment pourtant mérité : rien ne semblait en ordre.

Jubilee esquisse une moue en ressassant cette pensée, parcourant les couloirs à grandes enjambées résolues, un plateau entre les mains. Le service à thé qui y trône cliquète faiblement lorsqu'elle monte des escaliers et elle ralentit quelque peu l'allure, cette fois prise d'inquiétude quant à la tâche nouvelle qui l'attend. Trouver un ou une alice pour la couronne ... Quelle folie ! La perspective de devoir œuvrer avec le Chasseur lui procure le plus grand déplaisir, mais c'est bien d'imaginer l'arrivée prochaine d'une créature humaine au palais qui l'enrage. Ces intrus parviendront donc à s'infiltrer partout. Mais les décisions de la Reine sont incontestables ... Ne lui reste qu'à ravaler sa hargne.

Parvenue dans les quartiers des appartements, elle finit par s'arrêter devant une porte ouvragée, encadrée par deux gardes. D'un geste de tête, elle leur intime un ordre silencieux et ceux-ci s'exécutent, tirant une clé de leur pourpoint avant de l'introduire dans la serrure. La porte s'ouvre enfin et Jubilee pénètre dans la chambre avec une assurance odieuse, son plateau en mains, sans un regard pour les gardes qui referment derrière elle. Elle avise un instant la favorite royale, confinée jusqu'à nouvel ordre depuis sa récente tentative d'évasion, et irradie de satisfaction alors qu'elle pose le plateau à thé sur une table d'appoint et s'effondre dans un fauteuil sans la moindre gêne.



Exhalant un faux soupir, elle feint une mine peinée qui ne prend pas, tant la situation la ravit, et tend la main vers le service à thé non loin d'elle, attrapant la théière d'un geste délicat afin de verser deux tasses.



Laissant une tasse sur le plateau, elle s'empare de la sienne et prend le temps de siroter une gorgée, avant de se fendre d'un sourire cruellement amusé.

Contre la tasse de porcelaine ouvragée, ses ongles acérés se mettent à faire cliqueter un rythme discret mais satisfait, assorti au sourire ravi qui retrousse ses lèvres noires devant ton déplaisir palpable. Elle éclate alors de rire, positivement amusée, et les sonorités discordantes se répercutent dans toute la pièce, propres à faire grincer des dents à la moindre oreille qui les capterait. Son autre main vient de poser contre son giron, doigts tendus, tandis qu'elle s'exclame :



Et elle secoue légèrement la tête, sans se départir de son sourire, comme pour goûter la stupidité de la question. Attrapant les pincettes qui dépassent du pot à sucre sur le plateau de thé, elle en saisit un morceau qu'elle fait tomber silencieusement dans sa tasse.



La cuillère tourne dans la tasse avec un léger cliquetis, et elle prend le temps de boire avant de poursuivre :



L'atmosphère se refroidit soudainement, et le sourire devient menaçant.



Nous verrons bien, après cela, si tu oses encore faire rouler son nom sur ta langue sans la plus petite crainte.

C'est plus fort qu'elle, elle éclate de rire – plus fort encore que la fois précédente. Dans sa main, la tasse tressaute sous les hoquets et le thé manque de passer par-dessus bord, elle repose le tout sur le plateau pour laisser libre court à son hilarité. Quelle candeur, quelle naïveté ! Elle n'en espérait pas tant en pénétrant dans cette chambre. Sur l'éternité des secondes, elle rit, encore et encore, sans s'arrêter, fendant l'air d'un geste amusé de la main, jusqu'à ce que finalement, les sonorités d'horreur finissent par se muer en gloussements amusés. Faisant mine d'essuyer une larme, elle réplique :



Cette lueur pleine d'espoir dans ton regard, ce redoux dans tes mots, toute ta personne déborde d'un empressement presque confiant qui le rend ô combien détestable à ses yeux, et pourtant risible. Un nouveau petit rire étouffé lui échappe, teintant sa voix d'horreur d'une intonation réjouie :



De mémoire d'immortel, on ne verra jamais l'oiseau de malheur fraterniser avec la pestilence qui gangrène son monde. Plutôt mourir.



Elle tend la main devant elle et écarte les doigts, contemplant un instant ces phalanges qui pourraient bientôt avoir à user de nouveau de rudesse.

Le refuse fuse et elle abaisse lentement cette main qu'elle contemplait distraitement, laissant s'installer un silence épais, inconfortable. Sur ses lèvres, le sourire commence à fondre, n'y laissant que des restes qui n'ont plus rien d'avenant et se font froids, quasiment menaçants. Elle a dû mal entendre.



Elle s'esclaffe presque en répétant le mot, incrédule. Elle a dû mal entendre. Tu ne ferais pas la stupide erreur de la défier encore une fois ? Pas ainsi, pas acculée, pas avec ses yeux dans les tiens.

Alors que tu reprends la parole, ton audace la fascine presque ; elle écoute avec l'ombre d'un sourire aux lèvres, la pointe de la langue entre les dents, prédatrice. Laisse-la te faire prendre conscience de la gravité de ton erreur, petite fille.



La voix est sifflante, et l'intonation plus sourde, plus basse, comme annonciatrice de tempête. Dans ses yeux de feu, le mépris luit. D'un geste délicat, elle se ressaisit de la tasse qu'elle a abandonnée un peu plus tôt afin de laisser libre court à son hilarité, y apposant cette fois les deux mains.



Sur ces derniers mots aux accents satisfaits, elle plonge le nez dans sa tasse, goûtant autant le parfum du thé que la perspective de pouvoir te faire punir. Ta tête est sauve, pauvre créature, mais qu'est-ce qu'un membre ou deux face à la colère de la Reine Rouge ?



L'oiseau de malheur se radoucit, se drape de la satisfaction mauvaise qui accompagnent ces petits jeux qu'elle est la seule à apprécier.

Elle remarque tes yeux peu assurés qui louchent en direction du plateau de thé, et ta posture qui reste malgré tout la même, raide, méfiante. Un petit gloussement lui échappe : cette immobilité protectrice qui trahit ta crainte, elle s'en délecte, car l'oiseau de mauvais augure ne se sent exister qu'en suscitant la peur. Tu as bien raison de rechigner à l'approcher, et dans son ravissement, elle décide d'en jouer. L'une de ses mains se détache de sa tasse pour désigner le contenu du plateau, désinvolte.



La seule chose qui lui importe, toute à sa cruauté, c'est que tu te saisisses de cette tasse, afin qu'elle puisse déterminer, dans les instants à venir, si ses mots sauront te la faire lâcher d'effroi.

Le sourire se fait carnassier.

Elle soigne son effet, enveloppant ses propos de brume tout en sachant pertinemment que tu sauras leur accorder le sens qui convient – sans encore avoir besoin de le mentionner. Chaque chose en son temps. Innocemment, elle entreprend de refermer le piège, lentement mais sûrement ; les meilleurs jeux étant ceux qui durent.



Car tu imagines aisément ce qui pourrait se produire, n'est-ce pas ?

L'oiseau noir jubile, car la victoire se profile : cette mine coupable, cet air penaud lui donnent raison. Une capitulation aussi rapide la surprendrait presque, toi qui l'a habituée à plus de résistance lors de votre premier échange, et elle s'en réjouit, considérant avoir maté ce tempérament de feu avec succès. L'aveu se fait sur quelques syllabes ténues, éclairant son visage pâle d'une joie mauvaise. Aucun nom ni détail ne sera nécessaire, le jeu se déroule à la perfection.



Elle goûte son effet, trempant de nouveau les lèvres dans son thé pour laisser le temps à ton esprit débusqué d'envisager ce qui pourrait se produire si elle décidait de faire ce qu'elle fait de mieux – si elle décidait de chuchoter insidieusement à l'oreille de sa Reine, en pointant le Valet de Cœur comme solution.



Sa tasse désormais vide s'en vient retrouver le plateau, tandis qu'elle joint les mains, doigts entrecroisés – juste au-dessus luit ce sourire malsain que tu ne lui arracheras jamais.

C'est qu'elle l'entendrait presque, le bouillonnement qui t'habite, dans lequel tournoient crainte, colère et frustration – syllabes parfaitement maîtrisées de ce langage qui est le sien. L'oiseau de malheur a l'esprit foncièrement mauvais, et ne répond qu'à ce que l'obscurité renferme de plus frémissant. Nulle trêve, nulle paix tant qu'elle vivra, et tant que tu seras ce que tu es : une intruse, malvenue dans ce monde qui n'a aucun besoin de toi. Un sourire malévole dévoile ses dents, carnassière, tandis qu'elle songe à la faiblesse que représentent les attaches.



Madame. Il était temps que le mot franchisse la barrière de ta gorge, et une fois de plus, elle se félicite d'avoir su te le tirer sans avoir dû pousser l'usage du chantage ou de la force. Te voilà matée, petite âme explosive. Soumise à la supériorité de celle qui foulait ce monde bien avant que tu ne viennes au monde. Ta reddition transpire dans tes gestes, dans cette posture qui s'échoue en arrière, lasse, et elle s'en réjouit. Le voilà, ce vouvoiement tant désiré.



Elle quitte gracieusement son fauteuil, laissant volontairement le service à thé en place sur la table d'appoint. La théière n'est pas encore vide, et il serait criminel de gâcher le thé. Lissant les plis de sa jupe du plat des mains, elle prend la direction de la porte sans un regard en arrière et toque quelques coups afin que les gardes, à l'extérieur, lui libèrent le passage. Elle quitte alors les lieux, en te laissant ainsi, vaincue, avec la satisfaction des choses bien faites.