Déambulation. Il tentait de trouver des explications sur sa présence dans ce monde-ci, ce monde si étrange par rapport à celui qu’il avait quitté il y a… quelques heures ? Quelques jours ? Il slalomait entre les feuillus colorés, perdant les notions spatio-temporelles mais il continuait, toujours, à avancer. Et qu’importe si c’était en rond, au moins il ne s’affaissait pas sur son sort.

Parfois, il s’arrêtait. Longtemps.

Puis il reprenait son chemin, suivant des panneaux sans queue ni tête, croyant en trouver le sens, espérant les retenir pour s’éloigner de l’arche en pierre, son point de départ. Ces arrêts étaient souvent liés à son flot de pensées qui l’éloignaient peu à peu de son identité, de sa présence ici… s’il y en avait une. S’il se concentrait assez fort, les bribes d’un passé proche remontaient à la surface de sa conscience. Il se revoyait un midi finir son léger déjeuner puis s’installer pour lire dans son salon. Puis… puis la forêt.

Mais était-ce vraiment des souvenirs récents ?

Il n’en était même pas sûr, il doutait de tout, notamment de lui-même. Et de sa mémoire à trous. Parfois, pour se donner courage, il repensait à ses proches… mais regrettait de ne pas avoir sa veste avec son téléphone portable pour les appeler. Pour demander de l’aide, vieux papy qu’il était. Il se moquait de lui-même avec sa drôle de tenue : les robe de nuit et peignoir étaient faits pour l’intérieur ! Qu’il ne se change pas chez lui la journée, passait encore, mais dehors, en chaussons sur la terre et la mousse, il exagérait.

Subitement, le regard flou, embué de larmes.

Il s’arrête de nouveau, ne comprenant pas que retrouver des fragments visuels le mettent dans un tel état. Pourquoi revoir Christopher dans un éclat de rire lui créait une telle mélancolie ? Pourquoi visualiser sa fille adorée, sa très chère Agatha, l’attristait autant ? Le manque sûrement, se sermona-t-il, car il se trouvait trop sensible. Le manque qui sera comblé quand je les retrouverai ! Car il en était persuadé que cela ne tarderait pas, car il voulait s’en convaincre dans tout son être qu’il finirait par trouver la sortie.

Tiens : ce panneau avec écrit « par ici » a changé ?

Était-ce le même ? Était-ce un autre ? Il priait tant pour trouver un guide dans cette mystérieuse forêt qu’il avait activé son don sans avoir conscience d’en avoir un. Il s’approcha du panneau qui était comme désaturé par rapport à ses homologues aux couleurs criardes. Et même plus que cela, les tons grisés alternaient entre du clair et du plus foncé. Depuis quand cela clignote le bois ? Ne s’arrêtant pas à cette nouvelle bizarrerie, il suivit du regard le panneau et crut apercevoir une cabane. Il n’avait pas d’option plus intéressante à ce croisement alors il décida de s’y fier. Il sécha le reste de larmes et s’arma de son fidèle courage alors qu’il se dirigeait vers la cabane voilée par les ramures :

Ne jamais abandonner, tel est la clé.

Bizarre. Lancelot, comme un drôle de miroir, s’observa de tout son long, en même temps que la jeune femme. Il était bien d’accord que son accoutrement laissait à désirer. Surtout en pleine forêt. À l’inverse de lui, la brune avait une tenue salie de terre mais faite pour, chaude et pratique… jusqu’aux bottes montantes dédiées à la chasse, s’il ne disait pas de bêtises.

Il lui sourit.

De ce sourire simple mais spontané, qui distendait sa barbe vers le haut des joues. Il n’était pas parti en forêt pour une randonnée. Pas venu crapahuter ici en chaussons de son plein gré. Si on lui avait permis de garder sa tête bien pleine — trop pleine —  il l’aurait sûrement dit à la petite qu’il avait une explication à lui servir et que, oui, la prochaine fois, il serait bien équipé pour découvrir la région qui, somme toute, pouvait être sympathique. Mais il ne pouvait pas. Alors, comme son sourire avait éclos avec aisance sur son visage, ses lèvres s’entrouvirent pour délivrer un message amusé mais non moins amical :

— J’ai cru comprendre quand mes chaussons ont été plus occupés par la terre que par mes propres petons !

Il indiqua d’un regard la cabane derrière elle. Le substantif « cabane » étant presque rabaissant car elle possédait un certain charme et semblait plus solide qu’aux premiers abords.

— Vous habitez ici ou vous êtes également en…  randonnée ?

Il venait de remarquer les restes de bêtes, dont la viande saignante et la peau duveteuse ne seraient plus jamais reliés pour gambader. La jeune semblait s’y connaître avec un couteau et il se dit que ses vieux jours face à une chasseuse, n’allaient plus s’allonger s’il disait n’importe quoi. Enfin… il préférait jouer la prudence après des heures à errer.

— Désolé si je vous importune mais… Au risque de vous surprendre, j’aurais bien aimé qu’on me révèle dans quelle forêt d’Angleterre j’ai atterri, pris d’un somnambulisme tardif…

Otis Lancelot Dare tentait ainsi de se persuader qu’il n’avait pas pu quitter son cher Kent ou à défaut sa patrie. Que ce n'était qu'une raison aussi idiote qu'un sommeil agité qu'il l'avait amené loin de son fauteuil adoré. Au fond de lui, trop d’indices lui prouvaient le contraire… mais il n’y avait bien que l’espoir qui rassurait les vieux cœurs comme le sien. Même pour un homme d’un âge avancé dont le ciboulot vrillait trop, il voulait garder son calme, sa prudence… et sa gaîté.

Humour… À éviter apparemment. Soit il se faisait trop vieux, trop gâteux pour faire au moins sourire son interlocutrice, soit elle n’avait tout simplement pas cette faculté, étant de l’équipe « premier degré ». Dans les deux cas, Lancelot ne se braquait pas à sa réaction et continua de sourire paisiblement. Dans son métier, il avait dû rencontrer beaucoup de personnes trop terre-à-terre, trop dans le concret pour penser rire dans les pires moments. Mais pas lui. Lui, l’ex-inspecteur Dare, savait que cela pouvait justement dédramatiser, voire trouver un lien avec n’importe qui et accélérer les enquêtes en plus de les rendre légères. Si après, ça ne prenait pas : il n’y avait pas de mal.

Il fallait rester bienveillant, toujours.

Alors il poursuivit en l’interrogeant sur ce qui était bien son chez elle, d’après ses dires. Il fut heureux qu’elle sourît à son tour, affichant une fierté non dissimulée. Elle perdait ainsi en gravité, gagnait même en humanité. Un lien possible pouvait se créer, pensait-il. Un lien pour savoir où il était et quoi faire. Mais chaque chose en son temps… Il acquiesça quand elle lui précisa être une randonneuse : il n’en douta pas un instant, au vu de son apparence et de son ton. Il hésita à la faire parler sur ce sujet, sentant que c’était un fil à dérouler, pour qu’elle se confiât…

Cependant, il se stoppa net dans cette démarche.

Il en prit note dans un coin de sa tête — en espérant ne pas l’oublier — et se sermona de revenir à l’essentiel car il n’était plus un flic qui cherchait des preuves chaque jour. À présent, il était un homme âgé, en robe de nuit et chaussons, perdu dans un lieu forestier inconnu. Et il avait peut-être trouver de l’aide en la jeune femme. Alors il lui posa bêtement la question, glissant dangereusement vers l’humour qu’il venait de se promettre de diminuer.

Se justifiant par un besoin personnel de gaîté…

Sa réaction surprise le déconcerta d’autant plus qu’elle semblait spontanée dans son ignorance. Elle le jugeait sûrement fou, à ne pas savoir où il était… Mais il répondait de prime abord par le même schéma mental : l’Angleterre était principalement connue… surtout par des anglophones ! Et la localisation proposée le désarçonna : Depuis quand y avait-il des forêts pareilles en Californie ? Et même… Depuis quand avait-il pris un avion pour les US ? Au point de ne même pas en avoir un vague souvenir même en se forçant à en imaginer de toutes pièces ?

De plus en plus curieux…

— Vous ignorez sincèrement ce qu’est l’Angleterre ? … Le Royaume-Uni peut-être ? Londres ? La Reine Elizabeth II ? Le Prince William et Kate ? Ou même Meghan Markle avec le Prince Harry ? Il sentait bien au fur à mesure que ces noms balancés au hasard, à part la perdre plus, ne menaient à rien… surtout sur la fin. Car la jeune chasseuse n’avait pas le look typique d’une lectrice de magazines people. Il relâcha les épaules dans un soupir, constatant la tête penchée sur le côté.

Il reprit, réfléchissant à une nouvelle tactique.

— Bon… peut-être pas. Même s’il était surpris que les jeunes américains ne connaissent plus sa patrie… et il était quelque peu vexé, le british ! Il tenta de l’interroger néanmoins, réfléchissant à voix haute : Si nous sommes bien à Hollywood, c’est un décor de cinéma ? Mais cela expliquerait les drôles de bestioles aperçus par ici… de beaux effets spéciaux… Cependant, vous m’avez dit que vous habitez ici ? C’est votre lieu de tournage ou… ?

Il regarda autour de lui, perdu.

Il sentait qu’il se mentait à lui-même, face à ce trop plein de réel. Il doutait de sa mémoire beaucoup plus que du tangible l’encerclant. Il revint sur la jeune femme, tentant de calmer l’inquiétude dans sa voix, sa gaîté risquant de s’envoler. Il se raccrocha donc au peu qu’il lui revenait de sûr : Revenons à la base. Je m’appelle Otis Lancelot Dare, mais vous pouvez m’appeler Lance… Je suis un inspecteur anglais à la retraite… Et c’est la première fois que je débarque à Hollywood. Et… et vous ?

Par cette question, il espérait beaucoup de choses. De nouvelles preuves, indices, témoignages… quelque chose pour se rassurer ! Pour s’ancrer dans cette nouvelle réalité qui semblait à des kilomètres de ce qu’il connaissait. D’accord, il était à Hollywood, si elle le « souhaitait »… mais pour quelles raisons ? Peut-être que si elle déclinait son identité et dévoilait son expertise, il serait guidé. Un peu. Il savait qu’il perdait la tête… mais pitié, pas à ce point !