Tant de vie dans ces rues qu'il en étouffe. Autour de lui, il y a les rires, il y a les voix, les cris. Des bruits qui l’oppressent tant qu'il en longe les murs. Chaque son l'agresse, Judas. Chaque contact avec le monde lui soulève l'estomac. Sans comprendre pourquoi. Sans réussir à y apposer une raison logique, une quelconque origine. Et chaque visage qu'il voit, chaque bride de quotidien autour de lui rappelle qu'il est en vie. Alors qu'il a encore l'impression de sentir la balle déchirer son crâne.

Wonderland, lui avait-on dit. Un autre monde, lui avait-on dit. Mais tout semblait sans sens ici. Encore traumatisé par ce gigantesque fossé entre les croyances d'avant et celles auxquels on est confrontés aujourd'hui. Encore traumatisé du changement. Encore plus traumatisé par cette myriade de questions sans réponse. Alors il rase les murs, Judas. Les bras croisés contre sa poitrine, les mains cachées sous ses aisselles. Comme pour se protéger du monde. Comme pour se protéger de vous. Ça l’irrite, cette vie. Ça le rend fou. Susan lui a dit que le Temps ferait son œuvre, mais il n'est même pas sûr de comprendre, Judas. En attendant, il observe le monde comme un enfant peureux observe la cour de récréation.

De ses yeux, il observe les alentours, cherche une échappatoire, un endroit, n'importe où, n'importe quoi, pourvu que ça étouffe le son, pourvu que ça fait s'éloigner toute cette vie qui donne envie de vomir. Son dévolu se jette sur une petite porte bien modeste. Des allures de cabinet de curiosités d'autrefois. Le genre d'endroit qu'on relit au calme et à la sérénité. Le genre d'endroit où l'on est qu'en compagnie d'objet qui ont la bonne grâce de savoir se la boucler. Alors il pousse la porte, Judas, d'un coup d'épaule. Ça refuse d'utiliser ses mains. Jamais. On sent qu'on rendrait ses tripes et tout le reste si nos doigts venaient à effleurer ne serait-ce que le bois. Et quand ta voix s'élève, c'est comme un petit garçon prit en flagrant délit de vol de bonbon qu'il se présente. Le regard soudain coupable, fuyant. Dans sa tête ça hurle qu'on est perdu, qu'on a peur, qu'on est mal à l'aise. Presque penaud quand en fixant le sol, il répond.

— O... Oui, bonjour. Je... Je cherchais un endroit calme et je...

Comme un aveu un peu honteux, alors que l'étreinte de ses bras ne se fait que plus forte.

— Je suis... Nouveau.

Et perdu. Diablement et foutrement perdu.

Approprié ou risible, il ne serait pas dire, Violine. Il avait admis, au moment où la détente avait été pressée que c'était fini. Que ce serait... Il ne savait pas ce que ce serait, mais il avait imaginé le néant, une espèce de sommeil éternel, comme dans les contes. Il n'a jamais vraiment été croyant, tu sais. La vie après la mort, le paradis, l'enfer, tout cela relevaient plus du folklore que d'une vérité vraie. Pourtant, il avait ouvert les yeux ici. Encore. Et sa première impression n'avait pas été d'être soulagé, mais profondément lasse. Encore. À croire qu'il y avait bien un auteur sadique et acharné derrière nos histoires.

D'un signe de tête, il te remercie pour tes mots. Ça ne lui réchauffe pas le cœur, mais la politesse est une chose qu'il respecte et c'est toujours mieux que les regards curieux auxquels il s'est déjà confronté quelques fois depuis son arrivée. Il s'assoit, toujours les bras enroulés autour de son torse, son regard navigant d'objet en objet, essayant de trouver un but à tous ces amas de fourniture et de babiole.

— Déboussolant, ouais... C'est le mot.

Tapote du pied. Le regard qui dérive petit à petit vers toi. On croirait presque que tu as l'habitude de ça. Il a cru comprendre qu'il n'était pas le premier à s'être réveillé. Il a cru comprendre qu'il y en avait d'autres, comme lui. Il se demande... Toi aussi ?

— Judas... Mon nom, c'est Judas. Et pour s'excuser de porter un nom biblique alors qu'on est mort et vivant à la fois. Pas le traître. Le groupe de musique... Mais vous devez pas connaître, laisser tomber.

Lui qui ne balançait jamais de banalités voilà qu'il s'emmêlait les pinceaux, Judas. Légèrement gêné, quand il se racle la gorge.

— Vous... Vous êtes morte vous aussi ?

Tu venais d'ici. Tu étais née ici. Il lui semble que Susan lui avait dit quelque chose de semblable. Ici, ce n'est pas seulement un nouvel endroit pour ceux qui ont connu le trépas. Ici, des gens vivent, comme là-haut... Ou plutôt là-bas. Ici, des gens existent et pas parce qu'ils ont débarqué un beau jour de nulle part. Tu es de ceux-là. Tu es... Comme Susan, peut-être ? Il ne saurait le dire, Judas. Il a vu des gens colorés ici, des gens étranges et pas seulement de par leur apparence. Susan, il a envie de te dire qu'il est presque spécial. Mais toi... De toi, émane un sentiment de normalité qui le rassure.

— Mais j'ai cru... J'ai cru comprendre que tout le monde n'arrivait pas ici quand... Enfin, vous savez.

Encore trop frais dans son esprit, le mot mort. On en fait tant une histoire. C'est un mot si fort. C'est le mot qui régit pratiquement tout. C'est encore trop tôt pour le nommer sans trembler, pour accepter cette nouvelle réalité. On sentait qu'on était presque déçu d'avoir atterri ici, sans vraiment savoir pourquoi. On se souvient de la balle sans se souvenir de la raison pour laquelle on se l'est prise. Et, il se demande, Judas, pourquoi lui ? Pourquoi tout ça ?

— Est-ce que... Est-ce que les gens comme moi ont fait quelque chose de spécial pour arriver là ? Je ne... Je ne me souviens pas de tout.

Le passé comme un puzzle duquel on avait retiré une pièce. Celle qui complète le tableau, celle sans qui tout devient flou. Avait-il fait quelque chose de mal ? Au contraire, avait-il vécu quelque chose de grand et de beau ? Il ne pense pas, Judas, il se souvient de n'avoir plus parlé à sa famille alors qu'ils les aimaient pourtant. Il était partit en ville... Il avait détesté la ville... Mais il était resté... Pourquoi ? Plus il pense, moins les souvenirs de sa vie passée ont de sens.

— Je ne sais pas grand-chose... Je sais que des gens comme moi ont atterri ici aussi... Je sais qu'il y a des... Reines ? C'est comme un pays... Il y a des royaumes, des villes. Un homme m'a dit de venir ici. Il m'a dit que c'était ici que venait la plupart des gens comme moi. Mais je ne sais pas ce que je suis censé faire... Est-ce que je dois me déclarer quelque part, est-ce qu'il y a un genre de procédure quand... Quand des visiteurs arrivent ?

Tu n'as peut-être pas toutes les réponses, Violine, mais il est déjà certain que tu en as plus que lui. En l'état actuel des choses, c'est bien le mieux qu'il puisse avoir. Il en est conscient. Il n'en demandera pas plus. Ce monde lui semble à la fois beau et fou, absurde et plein de sens. Des sentiments contradictoires pour cette terre de laquelle tu viens. Mais il est prêt à écouter, dans sa situation, jouer aux mauvais élèves serait du suicide.

Ainsi donc, ce vide est commun à tous les visiteurs impromptus. Ainsi donc, le fait qu'on ne se souvienne pas, qu'on est conscience de cette pièce manquante n'est pas anormal. Il se concentre, essaye de dresser dans le fond de son crâne une carte imprécise des lieux que tu lui décris. La reine rouge, la reine blanche... Oui, il se souvient avoir compris qu'il y avait des airs de conflits entre les deux puissances. Neverland et sa région étaient neutres... Les conseils de Susan étaient donc bien plus sages que prévus. S'affilier à la terre d'une des deux reines reviendrait à choisir un camp et Judas ne le veut pas. Pas avant d'avoir pesé le pour et le contre, pas avant d'avoir bien compris ce dans quoi cette allégeance l'engageait. La tour de l'horloge, Susan, oui, ça aussi, ça lui dit vaguement quelque chose. C'était là qu'il habitait, non ? Oui, oui, tout cela commençait à se faire plus précis.

Le plan d'aller rejoindre la mairie pour faire valoir son existence n'était pas sot. Ce maire, devait avoir l'habitude de gérer des cas comme le sien. Si Dreamland était bel et bien la terre d'asile dont Susan lui avait parlé, cet homme pourrait sûrement lui donner une direction à suivre. Et puis... Et puis vient le temps des autres révélations qui lui font tour à tour froncer les sourcils, meurtrir le crâne et écarquiller les yeux. Les souvenirs, la clé et surtout....

— Je peux partir d'ici ?

C'est son visage, jusque-là tourné vers le sol, qui se relève. Ce sont ses yeux brillants d'incrédulité. On peut s'en aller d'ici ? Vraiment ? Et aussi soudainement qu'il était venu, l'espoir laisse place à des pensées plus pragmatiques et sombres.

— Pour aller où ?

Vers un endroit où enfin, on dormira ? Vers la terre de nouveau ? Mais pour quoi faire ? C'est un sentiment qui pulse en lui, tu sais. Il n'a pas envie de revenir. Quelque chose au fond de lui sait, qu'en revenant, il n'aura que des regrets, que ça ne le rendra pas plus satisfait. Et ça le laisse profondément perplexe, Judas. Cette soudaine envie suivit d'un violent sentiment que, non, ce n'est pas la bonne solution. Comme-ci il y avait des regrets, des choses qu'on avait laissées en partant et qu'on ne voulait plus jamais retrouver ici. Et d'un coup, la douleur vient de nouveau torturer son crâne. Grimace, Judas. Chaque évocation au passé le rend malade.

— Non... Non... Ex-excusez moi... C'est douloureux...

Par réflexe, il vient sortir ses mains de leur cachette pour se prendre la tête. Mais, Violine, la simple vision de sa peau nue l'effraie soudain. Ses mains, il y a quelque chose avec ses mains. Et aussi vite qu'elles étaient sorties elles reviennent trouver refuge sous ses aisselles, encore. La sensation qu'il va s'effondrer ou vomir sous la douleur, peut-être les deux. Penser, penser lui fait mal, Violine.

— Au... Auriez-vous de l'eau s'il vous plaît ?

Vois ta silhouette disparaître alors que le crâne tambourine sous les pulsions meurtrières. Il y a cette pièce, cet élément manquant, cette chose qui n'a pas de forme, pas de nom, mais qui manque. C'est incontestable, c'est frappant. La conscience qu'il manque, mais ne pas pouvoir y penser car la douleur survient. Il se demande, Judas, si c'est un nouveau tour de cet horrible monde qu'il doit adopter comme le sien. Il se demande, si ce n'est pas une espèce de torture qu'on lui réserve. Pas le souvenir d'avoir été quelqu'un de mauvais dans sa vie d'avant, mais pas le souvenir d'avoir été quelqu'un de bien non plus. Alors il se demande si ce n'est pas, quelque part, une sorte de punition. Il a une certaine culpabilité quand il pense au passé. Peut-être qu'il a une dette à payer, quelque chose à se faire pardonner.

— Qu'on la tienne aujourd'hui ou demain cette conversation me fera du mal alors autant... Alors autant la mener à terme maintenant.

Tire sur ses manches pour se saisir du verre sans que sa peau ne le frôle. Engloutis dans des gorgées bruyantes et peu distinguées le précieux liquide. Soigne sa gorge sèche, mais en rien le puissant mal de crâne qui continue de sévir et qui sévira tant que ses pensées ne se seront pas pleinement éloignés de cet élément manquant. Mais qu'importe. Trop lâche pour s'infliger cette douleur une seconde fois encore. Alors on assumera tout maintenant. Il doute, tu sais, de pouvoir se perdre plus qu'il ne l'est déjà, Judas. Alors d'un hochement fébrile de tête ça demande que tu continues, Violine, que tu lui parles, que tu lui dises tout ce que tu sais, tout ce qu'il ne sait pas.

— C... Continuez. Vous disiez que des gens étaient partis en trouvant quelque chose... C'est pour ça que j'ai mal ? Parce qu'il me manque quelque chose ?

Comment fait-on alors ? Quelle est la marche à suivre, le protocole ? Apprenons-nous, Violine.

Il se demande, Judas, s'il saura s'adapter. L'idée ne semble pas folle, sur le papier. Après tout, s'il en croit tes mots, il n'était pas le premier à arriver ici, perdu, sonné. Ces personnes que ce soit par la force des choses où leurs propres capacités ont certainement fini par s'imbriquer de cet univers fou qui est le tien. Pourquoi pas lui, du coup ? Oui, vu comme ça, ce n'était pas fou. Alors peut-être que la douleur s'en irait. Il se dit, Judas, que tout sera beaucoup plus agréable quand la douleur s'en ira.

Et puis tu parles de ses mains. Légers sursauts quand il vient poser son verre et d'instinct les cacher sous ses aisselles. Il ne sait pas quoi te dire, Violine. Il ne sait pas pourquoi, comment, mais le moindre contact avec sa peau le terrifie. Comme-ci toucher quelque chose, ce serait se consumer. Il sent qu'il pourrait défaillir, s'éteindre s'il venait à toucher réellement quelque chose ou quelqu'un. Ce n'est pas agréable, tu sais ? Ce n'est pas une coquetterie non plus. Une partie de lui voudrait bien ce passé de cette excentricité (une des nombreuses qu'il collectionne), mais une autre en est incapable. Ça le tue, Violine, d'être comme ça.

— Je ne sais pas ? D'un nombre incalculable de choses ?

Lâche dans un grognement alors qu'il se renferme un peu plus. L'image d'un enfant prêt à se mettre en boule pour ne pas affronter le monde extérieur.

— Mais si vous parlez de mes mains....

Balance un regard anxieux, coupable, à toi, à la pièce, comme ci, chaque objet de ton antre pourrait venir le juger ou se moquer. Il sait, Judas, qu'il n'apparaît pas sous son meilleur jour, si tant est qu'il en est un.

— Je ne sais pas. La simple idée d'entrer en contact... Enfin, que ma peau entre en contact avec quoi que ce soit me terrifie. Ça me dégoûte aussi. Mais je ne sais pas d'où ça me vient. Je ne me souviens pas... Je ne me souviens pas d'avoir eu ce genre de chose quand j'étais... Fin, avant.

Et il se demande, Judas. Si ça ne vient pas justement de ces fragments qu'ils nous manquent.

Il regarde interdit les gants. Attendant, comme-ci ce n'était pas pour lui, comme-ci un autre client allait venir. Ça aussi, c'est nouveau, les cadeaux. Aussi flou que ce soi, il a le sentiment qu'il n'en pas eut depuis longtemps. Il hésite, il sait qu'il y a des manières de faire. Des remerciements, un retour de la pareille. Mais que peut-il t'apporter, Judas, hormis ses questions et ses regards perdus ?

— Merci mais... Vous êtes sûre ? Je ne veux pas ruiner votre commerce...

Et puis, tu sais, c'est gênant de donner sans rien recevoir en retour. Ça aussi, ça le prend comme une évidence. C'est peut-être quelque chose qu'il a connu dans son autre vie. Donner, sans rien recevoir. Il est persuadé d'avoir connu quelqu'un, comme ça. Mais il n'y a ni nom, ni visage, ni voix derrière cette silhouette et plus on y pense, plus nous revient le mal de tête. Alors il finit par les mettre et les accepter. Appréhende le fait de toucher ces objets nouveaux. Le contact est dérangeant quelques secondes puis quand la chaleur irradie, quand il sent l'épaisseur du tissu, il s'en trouve soulagé, Judas. Comme une armure qui empêche ses paumes de toucher ce qui ne saurait l'être. Fait jouer ses doigts pour pleinement s'approprier cette nouvelle peau. La seule.

— Merci.

Finit-il par répéter en observant cuir. Ah, ça fait du bien. On se sent moins agressé, tu sais ? Mais ça ne change rien au véritable problème. Il ne sait pas, Judas, s'il a envie de savoir, de retrouver ce qu'il a perdu en venant ici. Le vide est insupportable, l’obnubile, mais la vérité le terrifie. On s'en souviendrait, on reviendrait, mais pour quoi faire ? Est-ce qu'on a seulement envie de revenir à la maison ? Ne sait pas, Judas, tout ça est bien trop flou, bien trop tôt.

— Et qu'est-ce qui se passera si je finis par tout oublier ? Je deviendrai comme vous ?

Ça n'a pas l'air d'être si terrible que ça d'être à ta place. Peut-être qu'on vieillira et qu'on mourra comme n'importe qui. On pourrait avoir une fin tranquille. Ouais, ça ne semble pas si mal.