Tu regardes ta mise, tu te mords les doigts... Bien entendu, c’était une mauvaise idée de venir au casino pour essayer de gonfler tes maigres économies de la semaine. D’aucun diraient qu’il ne s’agissait là que de quelques pièces abandonnées à une table de roulette des plus douteuses, que tu avais sûrement d’autres choses à troquer, que tu pourrais toujours rebondir! Mais tu savais que sur ce tapis vert sombre, c’était tout ce qu’il te restait, et ce n’était pas grand-chose. Eh merde... De toute façon, depuis le nombre d’années que tu fréquentais la ville, il n’était plus vraiment un secret pour toi que l’établissement rendaient les riches très riches et les pauvres... Eh bien... Et puis... Combien d’années est-ce que ça faisait? C’étaient bien des années, n’est-ce pas...?

Tu vois la bille rouler et le bruit t’agace au-delà des mots, étouffant ton sens commun, réveillant tout doucement des grognements d’inconfort quelque part au fond de toi. Tu sais qu’il ne doit pas te rester encore longtemps avant qu’elle ne désire faire un tour, arrachant peu à peu les parois de sa prison fictive. “Le 17, impair et noir.” Tes yeux suivent le jeton du regard et tu attrapes ce qu’il te reste d’une main rageuse avant de te redresser, quittant précipitamment la table de pari. Bordel tu aurais pu gagner au moins une fois, non?! Ton bras convulse, ta main se serre et en un mouvement, les quelques économies que tu étais parvenu à sauver se retrouvent propulsées à l’autre bout de la salle.  

“Mais bordel! FAIT CHIER!” Ah, voilà qu’il revenait faire un tour dans le commun des mortels; le poète. Et si ton langage de charretier n’est pas ce qui fait fuir les quelques clients de l’endroit autour de toi, ça doit sans doute avoir quelque chose à voir avec cette veine qui bat contre ta tempe ou l’aura positivement meurtrière qui émane de toi. Ou bien peut-être était-ce l’omniprésente misère quelque peu repoussante qui semblait te coller à la peau. Tu étais habitué à la solitude, c’était même devenu la meilleure de tes amies.  

Un sursaut secoue tes épaules lorsqu’un poids s’y dépose, voilà qu’en plus on venait te chercher des noises! Tu es prêt à faire face au videur, bien trop pris par la colère et l’agacement que pour te rendre compte que la poigne qui se faisait sur toi n’avait rien de la lourdeur du gorille mais s’apparentait plus à la légèreté de l’oiseau. Tu grognes presque lorsque tu sens s’entamer un massage pour le moins incongru et un sourcil s’arque lorsque tu entends sa voix. Bien sûr... Il ne pouvait s’agir que de lui... Qui d’autre viendrait jusqu’à te toucher alors que tu es en pleine petite crise? Qui d’autre que Simon pour s’enhardir jusqu’à balader des mains séductrices sur ton corps tendu?

“Me fais pas chier. J’ai plus un rond.” Tes mots n’ont pas la moindre délicatesse, et viennent s’écraser comme des engins de démolition contre la douce couverture de sa voix à lui. Ton œil traîne sur la délicate fourrure qui l’enveloppe comme un écrin, si tu parvenais à la voler... elle valait sûrement quelque chose... tu pourrais l’échanger contre une nouvelle arme à un de ces alices bizarres. Mais ça serait sans doute la pire idée que tu n'aies jamais eue alors tu hausses les épaules. “C’toi qui paie. Moi j’ai rien.”

Tu ne comprendrais jamais l’intérêt qu’il te portait. L’étincelle qui animait son regard d’un éclat malicieux lorsqu’il regardait vers toi. Comme si tu n’étais pas si différent, que le sang qui dégoulinait de tes mains n’avait rien de honteux, que la hargne qui coulait à flot dans ta bouche avait finalement son petit charme. Mais après tout, tu pouvais sans doute compter sur les doigts d’une seule main les gens qui pouvaient prétendre comprendre les moindres attitudes du styliste des Dark Shadows et tu n’allais pas prétendre être l’un d’eux. Alors pour une fois, aisément, tu t’affales sur un tabouret en grognant. “Whisky, double, sur glace.”