Longtemps, trop longtemps qu'on avait ça coincé dans la gorge, coincé au bout de griffes.

Griffes arrachées, il se souvient encore de cette atroce sensation de peau qui se déchire, et ce claquement presque indiscernable de l'ongle qui tombe sur le sol. Le premier avant que les autres ne suivent.

Un par un.

Et la douleur qui jamais ne cessait et les yeux fous, rouges rouges rouges du lapin. Grondement sourd dans la gorge de Balthazar qui s'avance au milieu du marais, les mains dans les poches. La clé en métal de Susan tourne et tourne encore dans sa main.

La repose contre le tissu et sort les griffes. On est plus ici en terrain ami. Du regard, Balthazar cherche le traitre, il cherche le lézard rampant. Sans un mot. Il va lui dire, il va tout lui dire. Et au fond, il espère que les couleurs ne l'ont pas déjà matrixé lui aussi. Que l'ami auquel on croit saura s'allier à nous.

On avance les griffes nerveuses et les crocs grinçants. Peut-être parce que déjà on sait, on sent que rien ne sortira de bon de cette rencontre.

Mais Dundee, on a tellement envie d'avoir confiance. Se dire qu'enfin, il peut croire en quelqu'un.

- Dee, sors de ton trou tas d'écailles !

La langue sur les lèvres, et les doigts qui craquent. La voix est déjà amère et les douleurs reviennent comme des fantômes incapables de se taire.

L'eau se trouble alors que le crocodile approche.

Autrefois, de bête à bête, on aimait ça, oh oui, on adorait même, cette créature toute d'écailles et de griffes qui nous ressemblait un peu. Noire ou pas, il l'aimait Dundee.

Et maintenant, que reste-t-il de nous ?

Dundee émerge, beau, grand et on aurait presque envie de se jeter sur lui et lui voler le genre de baiser sauvage qui animait leurs rencontres.

Mais non. Pas aujourd'hui.

Le crocodile sent bien, il voit bien que quelque chose cloche, que quelque chose déconne. Que le Bandersnatch n'est pas là pour une trace de poudre et une bonne soirée.

Il est là pour en découdre.

- Ah ... si tu te poses la question, c'est qu'il ne t'a pas dit.

Sourire mauvais. Les yeux brillants (défoncés), Balthazar penche la tête sur le côté.

- Ton lapin te dit-il vraiment tout ? A-t-il vraiment confiance en toi ?

Et la haine qui suinte de sa voix est impossible à louper. Il n'a jamais porté Opal dans son coeur, Dundee le sait. Mais ça, cette force, c'est nouveau.

Il le sait Balthazar, à quel point Dundee est protecteur, colérique, a m o u r e u x quand il s'agit d'Opal. Il sait, ils en ont parlé de cette relation étrange et fusionnelle qui se tissait entre eux.

Il n'aimait pas le lapin, il ne l'avait jamais caché. Mais pour Dee, il aurait fermé les yeux. Il aurait haussé les épaules et se serait contenté de rêver qu'il l'égorge plutôt que de l'appliquer.

Mais maintenant, maintenant, c'est trop tard.

Brisé, il est brisé Balthazar. Et il compte sur toi, compte sur son ami pour le soutenir, aller dans son sens. Il y croit.

Mais il voit déjà dans tes yeux l'amour fou que tu portes au lapin, l'affection sans faille qui te lie à lui. Vos couleurs qui s'aiment et s'entrelacent.

Et Balthazar qui ne vaut rien.

- Il a pas beaucoup apprécié que je t'ai baisé tu sais. Au point de venir jusqu'à Crims pour m'enlever.

Ça lui arrache la gueule de dire ça. Un putain d'aveu de faiblesse face à toi. Reconnaître à demi mot qu'il n'a rien pu faire.

- Tu savais ?

Dis-moi que non.
Dis-moi que tu l'aurais empêché.
Dis-moi que tu ne le pardonneras pas.

On le sait, mieux que personne. Que le noir t'a changé, que le noir t'a chassé des Dark Shadows, toi qui en était le plus fort.

On le sait et pourtant, on pressent à peine ce qui t'es arrivé pendant qu'on se complaisait sur les morceaux toujours plus brisés d'une existence vide de sens. S'il avait su, Dee pour Alastor et les autres, il aurait retourné le manoir.

Mais il n'en avait rien su, et il avait déjà le goût amer de ta trahison sur les lèvres.

Noir aime Blanc.
Blanc aime Noir.
Et personne n'aime le Bandersnatch.

Les mots qui tombent et ton indifférence crasse, la sécheresse d'une simple tirade achève Balthazar. Au dedans, il y a un ami qui pleure, au dehors, il y a une bête brisée avide de vengeance.

Saisit ton col entre ses doigts griffus, la bave aux lèvres, la rage au corps.

- Il m'a arraché les griffes une par une, il m'a détruit les côtes à coup de barre de fer, il m'a pété les dents.

Balthazar tremble. Tremble d'une rage à peine contenue. Est-ce que tu réalises, Dee, que tu n'as la vie sauve qu'à la force de vos années d'amitié ? Parce qu'il est con, parce qu'il croit encore aux liens qu'il a tissés avec toi.

Pauvre idiot.

- Tu es venu te vider les couilles et la tête et c'est moi qu'on vient dérouiller ?

Il m'a brisé et tu continues de l'aimer et à voir en moi le fautif.
Bandersnatch utilisé puis jeté.
Reproches.
Encore et toujours.