journée tranquille, où l'envie de filer ne se fait pas trop présente, habituelle agitation étrangement absente.
mais, pour une fois, il n'allait pas s'en plaindre.
fait tourner la plume entre ses doigts, à observer les jardins par la fenêtre plutôt que les notes qu'il doit retranscrire.
ils sont loin, les jours, les nuits, où la musique était son gagne-pain.
ça lui manque.
soupire, en reportant son attention sur le papier — pas le temps de tergiverser sur le passé, les choses ont changées-

ariel sursaute, quand on toque à sa porte, manque de faire tomber l'encrier et ruiner le travail accompli jusqu'ici.
il s'empresse de le refermer, avant de se lever pour aller ouvrir.
tombe nez à nez avec sasha.
la surprise fait place à un air plus serein en une fraction de seconde.

— hey.

le sourire se fait un peu plus rare, sans toutefois disparaître complètement.
c'est un sujet de conversation qui promettait d'être moins léger que les précédents.
il se décale, le laisse entrer — pièce sobre qui ne possède malheureusement qu'une chaise, au bureau près de la fenêtre, ou le lit, pour s'asseoir.
opte pour le second, ariel.

— tu ne me déranges pas, ne t'inquiètes pas, incline la tête de côté, que puis-je faire pour toi ?

accuse ses mots en silence, ariel.
surprise parfaitement lisible sur le visage, yeux écarquillés alors que ses sourcils disparaissent sous ses cheveux.
croiser une connaissance de son autre vie est déjà rare, il n'ose même pas imaginer les probabilités de tomber sur un membre de sa famille, surtout aussi tôt.
son regard tombe sur ses mains — note l'état de celles-ci, le tic qui le fait s'arracher la peau sans trop sourciller.
ne détourne celui-ci que lorsque sasha l'interpelle, l'observe lui.

— la première fois que j'ai réalisé que... je m'oubliais, c'est lorsque le prénom de mon copain m'échappait.

sa voix se fait plus vide, douleur toujours bien présente malgré les années qui se sont écoulées.
triture nerveusement la bague à son index.

— ça ne se fait pas en un claquement de doigts, c'est graduel. tu ne te réveilles pas un matin sans savoir qui tu es. tu perds seulement quelques détails. des endroits que tu as visité, des noms, des visages.

tente d'esquisser un sourire, sans grand succès.

— jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien, si ce n'est les jours passés à wonderland.

ah.
doit retenir la grimace, à la perspective de le voir partir.
il en était venu à apprécier sa présence, entre les murs du domaine, pertinemment au courant que ce n'était que temporaire.
que tôt ou tard, sasha finirait par plier bagages pour trouver ce qui lui avait été dérobé, sa porte de sortie, comme il l'avait si bien nommée.
quant à lui, il ne serait jamais égoïste au point de l'en empêcher, préfère plutôt qu'il réussisse dans sa quête, là où lui-même avait échoué.

— wonderland est vaste, plein de recoins à explorer et de gens à rencontrer. si tu ne penses pas trouver ce que tu cherches ici, il est peut-être temps de partir, reste pragmatique, ariel, malgré le pincement au coeur, je connais des gens, à neverland, si tu veux commencer par là.

pas complètement résolu à l'idée de le perdre.
pas tout de suite.
mais avant de le lâcher en pleine nature, pour le meilleur et pour le pire,

— si je peux me permettre un conseil, concernant tes souvenirs, note-les.

ne prends pas la chance de les oublier définitivement.

sourire qui fleurit bien malgré lui.
comme à son habitude — ça devient un peu trop récurrent, maintenant, les expressions utilisées ne lui sont pas familières, le laisse perplexe.
nouvelles explications à demander, quand le contexte serait différent, moins lourd.

— c'est effectivement ce que j'ai fait.

tout pour retarder l'inévitable, se raccrocher du mieux qu'il pouvait à son ancienne vie.
comme si les mots allaient empêcher la perte de souvenirs.
il connaît tout ce qu'il a pu noté par coeur, à force de relecture, mais il ne reste rien, esprit qui refuse de conjurer quelconques bribes, qui, pourtant, devait lui tenir à coeur.
ariel se relève, traverse la pièce pour s'arrêter devant sa commode.
hésite une seconde, avant d'en tirer un journal usé, papier jaunit après les ans, pour le lui tendre.
réminiscences peu partagées et jalousement gardées, détails d'une existence révolue.

— ce n'est pas le seul, mais c'est celui qui fait le plus de sens, compte tenu des effets du temps...

on est prêt à lui offrir son nom, son passé, mais pas l'époque la plus sombre.
où les mots se font erratiques, désespérés, dénués de sens.
les élucubrations misérables d'un homme en train de s'oublier.

— ils m'ont permis de joindre quelques souvenirs entre eux, quand j'oubliais certains moments.

doit se mordre l'intérieur de la joue, pour ne pas rire.
il pense, vaguement, pouvoir arriver à évoquer la surprise à son arrivée, une fois la porte d'entrée passée, univers étrange à découvrir que le laisse, aujourd'hui, de marbre.
c'est son nouveau normal, après tout.
s'appuie contre le mur, bras croisés et incline la tête de côté.

— ah ! je n'étais qu'un alice ignorant tout de wonderland, laisse mon moi du passé tranquille.

mais bien rapidement, la bonne humeur s'étiole.
air qui se fait plus grave, note les sourcils froncés et soutient son regard quand il se détache des pages.
pas besoin de s'avancer pour lire les mots couchés sur le papier, ariel sait ce qu'il a écrit.
sur qui, il a écrit, et pourquoi.
fait tourner l'anneau, distraitement, sans esquisser le moindre autre geste.
il ne le dérange plus dans cette lecture — sasha n'émets aucun commentaires sur lesquels il pourrait rebondir, de toute façon.
et quand il ferme le journal, le silence s'étire.
longtemps.
se fait de plus en plus accablant.
yeon
frémit, ariel, d'entendre un prénom presque oublié.

— merci.

murmure presque inaudible.

— ça... faisait longtemps.

qu'on ne l'avait pas appelé ainsi.
qu'on ne lui avait pas rappelé qu'il avait été quelqu'un d'autre, avant.

reconnaissant, ariel, de ne pas avoir à expliquer les raisons qui l'ont poussé à adopter son nom.
qu'à force de s'oublier lui, il s'était attaché à la seule constance de ses souvenirs flous.
hommage, en quelques sortes, à quelqu'un qu'il n'aura jamais la chance de revoir, ou connaître de nouveau.
et, malgré tout, une infime partie de lui, s'agite, désireuse d'entendre son prénom, le vrai, une seconde fois.
elle est étouffée, reléguée dans le fin fond de son esprit — il n'a pas envie d'ouvrir cette boîte de pandore.
pas tout de suite.

son visage s'éclaire, à la mention du piano, attention capturée en quelques mots.
comme un enfant à qui on venait d'offrir le plus beau des cadeaux.
il l'écoute, l'entend, le comprend. avait fait la même chose, visiblement, tout plaquer, sur un autre continent, pour poursuivre sa passion.
était, jusqu'à présent, l'ombre de lui-même, ariel.
c'est une énergie nouvelle qui accompagne ses mouvements, quand il se redresse.

— ça peut s'arranger.

oubliée, la gravité de la conversation.
on a pour but de lui redonner le sourire, à sasha, de partager autre chose que de tristes réminiscences.

— il y a un piano, en bas, si tu veux jouer.

constate qu'à lui aussi, ça lui manque.

il avait évité la pièce, à son arrivée.
doigts trop raides, incapables de se mouvoir correctement sur les touches — il se souvient avoir dû retenir la frustration qui l’habitait de déborder, de fracasser son poing sur le clavier, rongé par la peur de ne plus pouvoir jouer.
par la suite, c’était simplement parce que c’était trop difficile, de savoir que les cinq dernières années passées à travailler et construire une petite vie tranquille étaient réduites à néant.
c’est la première fois qu’il allait y remettre les pieds et pourtant, ariel ne s’arrête pas, traverse le manoir sans aucune hésitation.
c’est qu’il a envie de l’entendre jouer, de voir la passion qui l’animait précédemment, quand il parlait de la musique, en œuvre.

et il ne dit rien, quand sasha s’avance vers le piano.
note son attention qui se focalise sur l’instrument, comme si le monde venait de disparaître autour de lui.
il esquisse un mince sourire, en allant s’appuyer contre l’une des fenêtres.
les premières notes s’élèvent, mélodie à la fois familière et lointaine qui le capture, l’enfonce dans les tréfonds oubliés de sa mémoire.
scène.
projecteurs.
applaudissements.
ferme les yeux, ariel, se laisse porter, bercer.
par ses souvenirs.
par sasha.

il ne réalise pas tout de suite, que le silence règne de nouveau.
sursaute, quand il l’interpelle — brusquement ramené à la réalité.
ariel le fixe, quelques secondes, lèvres entrouvertes.
je me suis emporté.
moi aussi.

— p-pas de soucis.

se fiche bien que sa voix craque, regard qui glisse vers le piano — le fourmillement dans ses doigts devient insupportable.
il se redresse, s’approche, l’index à quelques centimètres d’une touche.
inspire, hésitant, avant d’appuyer doucement.
note faible, presque silencieuse.

— je… la chanson était familière.

ramène son bras le long de son corps, ariel, se retourne pour le regarder.

— j’aurais dû l’oublier.

comme tout le reste.