Soulagée d’entendre que la bretteuse n’avait pas été victime du cri de Bahn.
Uriel semblait se détendre petit à petit, au fur et à mesure que le temps passait. Sans doute que la présence d’une Crowe aussi calme et douce qu’elle-même devait lui faire du bien. C’est en tout cas de de cette façon que la traqueuse interprétait l’attitude de celle qui l’accueillait chez elle.

Uriel était comme une petite colombe.
Belle, fragile, semblait inaccessible.

Elle vivait dans un endroit reclus de la civilisation, sans doute parce qu’en elle habitait une autre personne bien plus dangereuse qu’elle ; ou bien par choix ? Mieux que quiconque la traqueuse pouvait comprendre cette envie de solitude, cette envie de s’exiler du monde civilisé. Autrefois c’était tout ce qu’elle souhaitait… cette époque révolue où elle considérait son don comme une malédiction.

« Est-ce douloureux ? Désagréable d’entendre si bien ? »
Son attention se reporta sur la colombe alors qu’elle manifestait une fois de plus de l’intérêt pour cette invitée inopinée. Elle répondit d’un ton calme :
─ Hm… ça l’était, quand je n’avais aucun contrôle oui. Pour être tout à fait honnête, c’était même l’enfer sur terre. J’ai longtemps cru qu’on cherchait à me punir avec ce… don. Mais certains m’ont aidé à le maitriser, mieux encore, à y trouver un intérêt. Aujourd’hui, mes sens sont mes alliés.

Elle avait même une confiance absolue en eux. Convaincue qu’ils étaient là pour lui prêter main-forte, même dans les situations les plus désespérées. Plus d’une fois, ce don l’avait aidé à la sortir d’un mauvais pas. Si bien qu’elle en avait presque oublié les sévices qu’il lui avait fait subir. Un mal pour un bien.

Quant à son interlocutrice, Crowe cherchait encore à comprendre pourquoi vivait-elle comme une ermite alors qu’elle lui demandait de lui décrire le monde comme une enfant qui voulait le découvrir, mais qui avait trop peur de voir par lui-même. La différence étant qu’Uriel avait délibérément fait ce choix de rester ici. Pourquoi ?

─ Je pourrais vous décrire les plus beaux endroits que j’ai visités. Mais je sais d’expérience qu’il vaut mieux voir par soi-même que par les yeux d’un autre. Pourquoi ne pas sortir pour le découvrir par vous-même ? Quelque chose vous en empêche… ou quelqu’un ?

Vu son attitude, il semblait que ce n’était pas par manque d’envie. Sinon elle ne manifesterait aucune curiosité. Non, la raison était ailleurs. La peur peut-être ? Mais la peur de quoi, de qui ? Allait-elle seulement consentir à lui en dire plus alors qu’elle venait tout juste de la rencontrer ? Dans sa réflexion Crowe se rappela alors que parfois il était bien plus simple de se dévoiler à un parfait inconnu pour une raison qui lui échappait encore à ce jour.

Alors pour l’encourager à parler, elle-même osa à se dévoiler un peu.
Elle lui parla alors du cauchemar qu’elle faisait.
Nuit après nuit.

─ Il n’y en a qu’un seul en réalité. Qu’un seul cauchemar. Il se termine toujours de la même façon. Toujours. Et je ne sais pas comment l’arrêter. Il me fait peur. Il m’effraie parce qu’il me semble si… si réel ? Je ne sais pas comment l’expliquer, mais… c’est comme si j’avais devant mes yeux un avenir proche, quelque chose que je ne pourrais empêcher même en luttant comme une forcenée. Et je veux que ça s’arrête, je ne veux plus le voir, plus y penser.

Pour la première fois de sa vie, elle fuyait le danger plutôt que de courir l’affronter. Parce que cette vision n’était pas seulement terrifiante. Elle était aussi plausible, probable. Pire encore, elle en était responsable. Et ça, elle ne pouvait le supporter.

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Plongée dans ses songes.
Immergée dans la noirceur de sa peur.
Elle avait froid.
Elle était terrifiée.

Crowe fut soudainement extirpée de cet océan ténébreux par une main chaleureuse qui réchauffait son cœur et son corps. Sans opposer une quelconque résistance, elle se laissa entraîner par cette main qui lui semblait si familière, alors qu’au bout se trouvait cette tête blonde qu’elle ne connaissait que depuis quelques minutes.

Au bout se trouvait Uriel, d’une tendresse spontanée, semblait appliquée une douce pommade aux maux de la bretteuse, comme on le ferait avec une plaie, plutôt que de la cautériser avec hâte et négligence. Uriel était douce, innocente comme un agneau. Uriel calmait l’esprit torturé de la bretteuse, détournant l’attention en l’invitant à danser avec elle à la faveur du carillon qui résonnait dans sa demeure.

Pendant que la bretteuse se laissait entraîner, calant ses pas sur ceux de la blonde, elle l’écouta parler, l’écouta se justifier de sa condition. Elle se décrivait comme la Banshee, comme une spectatrice du monde dans lequel elle vivait.

Crowe elle, plus elle l’entendait, plus elle avait du mal à ne pas objecter. La traqueuse ne concevait pas cette idée de n’être là que pour observer, elle détestait jusqu’à l’idée de n’être que le témoin impuissant de la vie d’autrui. Elle, elle se devait d’agir. Pas parce qu’elle n’avait pas le choix, au contraire, c’était son libre arbitre qui la poussait à prendre des décisions parfois insensées.

Tomber amoureuse en était un.
Mais elle ne l’avait jamais regretté.
Du moins… avant que ses cauchemars ne vinrent la hanter.

Elle laissa Uriel parcourir ses joues de ses doigts, en profita pour la fixer de ses saphirs. Étrangement, elle se sentait en sécurité ici. Elle sentait que peu importe les propos qu’elle tiendrait, elle ne serait pas jugée. Alors, lorsque la maîtresse de maison la questionna sur ce qui ébranlait un sommeil habituellement paisible, elle répondit avec honnêteté :

— Je suis attachée dans un lieu sombre, éclairé par la lumière d’une torche. Je ne peux ni parler ni hurler, seulement gémir. En face de moi, je vois la personne que j’aime, attachée elle aussi. Je la vois distinctement, mais je ne peux pas venir à son secours. Je ne peux pas bouger. Je sais qu’elle va mourir, je la vois mourir sous mes yeux. Je ne peux rien faire, pas même détourner le regard. Elle meurt lentement, je vois les couleurs de son visage s’en aller, la lueur de ses yeux s’en aller. Elle meurt… et je ne peux rien faire d’autre que la regarder.

Ses pas s’interrompirent soudainement, elle posa délicatement ses mains sur le visage d’Uriel, avant de coller son front au sien. Le visage quelque peu dissimulé par ses mèches indigo, il semblait qu’elle ne voulait pas qu’on la vît pleurer.

— Mais ce n’est pas le pire. Parce que moi, je suis encore en vie. Rongée par la culpabilité. Parce que je sais que c’est ma faute, je sais que c’est à cause de moi qu’elle n’est plus là. Et la lumière ne faiblit pas, je ne peux pas détourner mon regard d’elle. Je vois la peau de son visage s’effriter au fil du temps, avant qu’elle ne finisse par la quitter. Le temps passe et je n’ai plus en face de moi qu’un squelette et je ne peux rien faire d’autre que la regarder. Je repense aux choix que j’ai faits, peut-être que l’un deux aurait pu la sauver, peut-être pas. Je ne sais qu’une chose : si je n’avais pas été là, elle serait encore en vie.

Et ça la terrifiait Crowe.
Pour la première fois de sa vie, elle avait plus peur pour quelqu’un d’autre que pour elle.
Ça la terrifiait, mais ça la ramenait aussi à une réalité qu’elle ne pouvait ignorer.
Et bien qu’elle tremblait de tout son être, sa voix elle, se fit entendre distinctement.

— J’aime cette femme à en crever. Je tuerais tous ceux qui voudront lui faire du mal. Tous, jusqu’au dernier. Et tant pis s’il ne reste plus qu’elle et moi dans ce monde, je n’ai jamais aimé partager de toute façon. Se rendant toutefois compte qu’elle était particulièrement terrifiante à ce moment, elle se reprit dans la foulée : mais n’ayez crainte, je ne vous ferais aucun mal. Tant que vous vous contentez d’observer, je ne vous ferais rien. Vous avez au moins raison sur un point… face à certaines personnes, il vaut mieux être spectateur qu’essayer de s’interposer.

Car s’il y avait bien une chose de sûre, c’est que pour elle, Crowe deviendrait le monstre que Wonderland ne pourra jamais contrôler ni apaiser.

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Depuis quand ?
Depuis quand elle agissait ainsi Crowe ?
Depuis quand elle remettait tout en question ?

Depuis quand je suis assaillie de cauchemars comme ça ? Ça ne me ressemble pas, ça n’a jamais été moi, jamais. Pourquoi je me préoccupe de ce qui a été ou ce qui pourrait être ? Depuis quand je me suis détachée du présent pour vivre dans les autres temps ? Huh… j’ai envie de me mettre des gifles.

Elle détestait cette version d’elle-même la traqueuse. Mais c’était sans doute parce qu’elle était encore indécise. Surtout envers son amante. Amoureuse, oui, sans aucun doute ; mais tout cela était nouveau pour elle. D’ordinaire, elle était friande de nouveauté, elle s’épanouissant dans l’imprévu et maudissait la routine. Mais avec Darya il fallait trouver ce qu’elle n’avait jamais expérimenté jusqu’à présent : l’équilibre.

Et Uriel, bien que nébuleuse, avait toutefois raison sur de nombreux points. Jamais elle n’aurait vécu ce qu’elle était en train de vivre si elle n’avait pas fait sa rencontre. Jamais elle n’aurait envisagé ce qu’elle envisageait si elle n’avait pas fait sa rencontre. Et plus le temps passait et plus elle s’imaginait faire une nouvelle folie. Et pourquoi pas ? Pourquoi pas se lier à elle… jusqu’à la fin ?

Il n’y avait qu’ainsi que Crowe était certaine de pouvoir la protéger. Qu’ainsi qu’elle pouvait l’aimer comme elle le faisait. Qu’ainsi qu’elle pouvait être heureuse. Tout revenait toujours à elle à un moment donné alors… pourquoi lutter ? Pourquoi se torturer alors qu’elle vivait quelque chose de merveilleux, quelque chose qu’elle pensait presque ne pas mériter.

Libérez-vous avant que la mort ne vous prenne hein ? Elle n’a pas tort. Je crois bien que j’en ai assez de douter ainsi. Au final, il n’y a plus qu’une chose à faire. Je la veux elle. Personne d’autre ne l’aura si ce n’est moi. Alors il ne me reste plus qu’une chose à faire.

Un doux sourire vint alors se former sur les lèvres de la bretteuse alors qu’elle enroula ses bras autour d’Uriel, cherchant une étreinte innocente. Mais à cet instant elle avait besoin d’un peu de tendresse pour chasser sa torpeur. Elle serra cette étrange créature dans ses bras avant de lui glisser quelques mots :

— Vous avez raison. J’ai du temps devant moi. Nous avons du temps elle et moi. Et quand bien même, à la force de mes bras je trouverai le moyen de le rallonger. Je veux passer ma vie avec elle, vieillir à ses côtés et partir sans regret. Je sais ce que je dois faire maintenant… Uriel. Elle déposa un baiser sur sa joue, comme elle auparavant et conclut : merci de m’avoir ouvert les yeux, merci pour votre aide. Si vous avez besoin de moi et mes talents un jour, écrivez-moi, je vais vous donner mon adresse. Ce sera un plaisir de vous revoir un jour, même si ce n’est que pour prendre le thé et danser.

Un petit rire amusé et elle inspira longuement, comme si elle reprenait ses esprits.
Le doute n’était plus permis.
Crowe et son amante étaient unies.
Seule la mort viendra les séparer.
Et la bretteuse était prête à la défier encore.
Jusqu’au bout.

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