La nuit déjà qui perce à la fenêtre, mais ça n'avait pas détourné notre regard des manuscrits qu'on s'est mis à parcourir avec sérieux depuis le petit jour. Des heures assises à notre bureau, les lunettes visées sur le nez, un tableau d'un autre temps qu'on est venu dépoussiérer depuis le bal de Juliette. Oh, on sait, Opal. On avait dit des siècles plutôt qu'on ne remettrais plus les pieds ici, qu'on irait s'enterrer éternellement en nulle-part, qu'on n'irait plus jamais au contact des autres pour ne plus jamais faire de mal. Mais on était revenue, au départ pour enseigner, pas pour chercher. On avait plus la légitimité d'être grande figure du science alors on s'était parée de la modeste tenue d'enseignante. Mais ça aussi, ça avait changé. On avait franchi la porte de l'observatoire après la première nuit avec Esthef. On avait repris notre bureau, ancienne relique à laquelle personne n'avait touché. On était revenue comme-ci de rien n'était, comme-ci on avait juste pris un simple congé. Les visages n'étaient plus les mêmes, mais c'était chez nous ici, bien avant qu'aucun d'entre eux ne naissent.

On avait repris, Opal, une vie qu'on avait enterré. Est-ce que c'est ce changement dont tu parlais la dernière fois ? On te déteste, tu sais. Tu as toujours été la seule à savoir nous pousser, à savoir nous donner le courage qui nous manque pour passer d'élève sage et effacé à l'entêtée rebelle. Tes mots font toujours écho de la plus cruelle des façons. On te déteste, Opal. À cause de toi on y croit à cette guerre contre Mad, cette guerre contre le destin.

Et quand tu passes la porte on lève la tête, pas besoin que tu parles pour savoir que c'est toi. On te détaille une seconde. Nouvelle peau. Un soupir alors qu'on se redresse sur notre siège.

— Je t'avai-ais bien di-dit que c'était un-une mauvai-vaise idée.

Détaille le bureau du regard. Oui, tu dois te poser nombre de questions, n'est-ce pas ?

— Comme tu le voi-vois, je ne sai-sais pas tenir me-mes promesses. J'ai re-repris mon rô-rôle et la recher-cherche. Beaucoup de cho-choses ont chan-changés, il me tardait qu-que tu vi-viennes me voir, assi-ssis toi nou-nous avons à par-parler.

On te désigne le siège en face du notre alors qu'on se lève, chercher thé et biscuit, ça, ça ne changera jamais par contre.

— Mais avan-vant toutes cho-choses... Es-tu allé voi-voir Dundee ? Il étai-tait incon-consolable quand A-Alice est venu-nue nous le di-dire... Je sais désor-sormais que l'expre-pression larme de cro-crocodile à un sens.

Léger sourire, c'est presque bon de retrouver les mots acides. Tu es belle et bien revenue. On se doute que le thé n'ira pas apaiser tes humeurs et on se doute que ce qu'on a te dire te mettra dans de meilleures dispositions. Mais le lapin ronchon, c'est aussi toi. On a appris à t'aimer comme ça. Pose délicatement la tasse sur la table. Croise, les mains, sage mais droite.

— Ne me remer-mercie pas, il est impor-portant pour toi, n'est-ce pas ? Alors il est im-important pour moi au-aussi.

Ça fait partie des règles qu'on a établie, des espèces de valeurs issus de l'observation de ce que les autres appelaient famille. Oh, on avait vu des schémas très différents, il y avait autant de façons d'être une famille qu'il y avait de gens. Mais on avait noté, cependant, des tendances. Solidarité, amour, partage. Ce qui compte pour l'un compte aussi pour l'autre. Respect aussi. On arrivait à tout faire appliquer, parce qu'on sera jamais une famille conventionnelle, Opal. Mais on fait de notre mieux pour en mettre un maximum en pratique.

On sait cependant que ta douceur va rapidement laisser place à autre chose. Surprise ? Déception ? On ne sait pas encore vraiment, Opal. Mais si on appréhende, on ose quand même jouer la carte du courage. Oser, Opal, combien de fois tu nous as ordonné de le faire, combien de fois on s'est dérobé ?

— Les derni-niers événements m'ont fai-fait... Réali-lisée certaines cho-choses.

On réfléchit, Opal, à comment tourner les choses. Pensive, on laisse choir nos lunettes sur la table, s'empare d'un papier, écrit rapidement.

— Je suis restée passive et je me suis menti à moi-même quant à la raison de cette passivité. Je t'ai dit qu'après son suicide je ne voulais plus blesser personne, c'est en partie vrai. Mais plus que les autres, je ne voulais pas me blesser moi. J'ai baissé les bras, j'ai accepté l'idée d'être soumise et dépendante de ce que Mad avait écrit pour moi. J'avais décidé d'être l'idiote calamitée que tout le monde voulait que je sois. Mais quand je t'ai vu te battre, ça m'a frustrée. J'ai été jalouse Opal. De toi et de Juliette. Tu avances quand moi je recule. Je t'en ai voulu, je m'en suis voulue. Pourquoi tu n'abandonnes pas, pourquoi vous ne vous contentez pas de suivre l'histoire, pourquoi tu me donnes l'envie de me battre de nouveau ? Et en voyant mon impuissance face à Alice, en voyant mon impuissance face à Dundee, j'ai été frustrée. Et j'en ai eu assez d'être frustrée.

Tends le papier. Confessions, mais pas toute la vérité, pas encore.

— Je suis déso-solée, Opal. Je n'ai pa-pas cru en toi, par-parce que j'avais peur de croi-croire. J'ai toujours peu-peur en vérité, mai-mais j'ai réali-lisé que je ne serais ja-jamais épanou-nouie ou satisfai-faite en acceptant d'être sou-soumise à la fata-talité. Je crois que je co-commence à compren-prendre pourquoi vous ne to-tolérez plus de subir.

Je suis fier de toi. Ah, c'est terrible. Tu connais les mots qui rendent faibles et qui nous font déposer les armes. Tu es fière. On t'a rendu fière. On ne t'as ni fait rouler des yeux, ni soupiré de lassitude, non, on t'a rendu fière. On se demande à quand est-ce que remonte la dernière fois qu'on a rendu fière qui que ce soit. Toi en tout cas, ça faisait un moment.

— J'igno-gnore jusqu'où je pou-pourrais aider, mais j'ai dé-déjà commencé à cher-chercher de nouveau. J'ai conta-tacté aussi un anci-cien élève ayant la facu-culté d'explorer les sou-souvenirs. S'il y a une fai-faille quelque part, je fini-nirai par la trouver.

On finira par obtenir de Mad notre complète liberté. Liberté de mourir, liberté de vivre. On obtiendra cette égalité qui manque à Wonderland, on mettra fin à l'air des pantins pour voir naître celle des auteurs. On replacera entre les mains de chacun le pouvoir d'agir. C'est notre ambition Opal, c'est comme ça que se traduit notre envie de révolte.

Mais évidemment, il faut que tu vises juste. Et c'est énervant, tu vois, comment tu vises toujours juste. On aura beau s'y préparer, on aura beau tout inventer, tout camoufler, tu sais retrouver les traces, lire entre les lignes. C'est frustrant, tu sais, tu ne pouvoir te faire aucune cachotterie quand toi tu peux en faire des centaines. On se laisse aller un peu plus contre le dossier de notre chaise, soupir, on rend les armes avant même d'avoir commencé la bataille. Décidément, il y a des choses qui ne changent pas.

— .... Qu'est-ce qui m'a tra-trahie ?

Mais la question est un peu inutile, des siècles qu'on se contente du strict minimum, d'une vie simple et loin d'un quelconque engagement. On avait repris les classes pour le plaisir d'enseigner mais sans nul ambition. Mais on l'était redevenue, ambitieuse, à notre façon. Tu nous connais assez bien pour savoir que ce n'est jamais de nous-même que de tel changement s'opère. Il y a toujours un déclencheur, quelque chose... Quelqu'un.

Lève les yeux au plafond, ça y est, l'estomac se tord, on appréhende, on a peur de voir le sourire se flétrir de nouveau et de subir une unième fois ton jugement. On le sait, on a été bien trop de fois dans cette position pour ne pas déjà imaginer tes yeux rouler, ton regard terne d'un coup, l'air de dire "encore, Charline ? Tu n'apprends donc jamais ?". Mais on se souvient de ce qu'on lui avait dit aussi, à lui. Que c'était différent, qu'on agissait pour nous et que c'était peut-être bien la première fois.

Alors regarde, Opal.

— Esthef.

Ne cherche pas d'excuse, ne cherche plus à le taire. On quitte le plafond pour te regarder, on sait que notre anxiété s'est déjà propagée au reste de la pièce. Mais on a le courage incroyable de ne pas baisser les yeux, de ne pas déjà se prostrer comme une enfant prise en faute et destinée à être punie. On te regarde, terrifiée, mais ferme. On a peur. Mais on ne veut plus fuir. Plus comme avant.

— Gar-Garde tes soupirs et ton regar-gard lassé pour toi, Opal, je sai-sais très bien ce que tu va-vas en pen-penser et, tu sais quoi, tu as tou-tout à fait rai-raison. Mais je vais quan-quand même aller au bout des cho-choses. Je n'ai pas choi-choisi et je sai-sais que je vais en sou-souffrir mais peu m'impor-porte. J'en ai assez de fui-fuir, assez d'avoi-voir peur et de passer à côté de tou-tout ce que cette vie pou-pourra m'offrir. Il m'a donné l'envi-vie d'être forte. Mais je ne suis pas for-forte pour lui. Je suis forte pou-pour moi. Je ne suis pas mada-dame quelque chose, je sui-suis le Dodo. Ce n'est pas... Ce n'est pas co-comme les dernières fois.

Observe ton visage, petite guerrière, enfant en armure, on sait qu'on a été charismatique fut-il un temps, on sait qu'on ne l'est plus vraiment aujourd'hui. Les années, les siècles, nous ont fait nous tasser, nous prostrer, petite créature faiblarde et qui ne peut pas parler pour elle, qui ne peut pas penser par elle. Et pourtant, on te regarde, Opal, te regarde avec une détermination qu'on ne se connaissait plus depuis... Presque le début. On ne veut plus être simple pièce, simple spectatrice. On veut, Opal, devenir joueuse, devenir tout ce qu'on s'est refusée d'être parce qu'on y a jamais cru. Aujourd'hui on veut croire. Tu sais, Opal, on croit comprendre que s'il existait une chose bien plus puissante que notre peur, c'est l'espoir.

Mais tu ne lèves pas les yeux, tu ne soupires pas non plus. L'espace d'un instant on t'en veut presque. L'espace d'un instant ton manque de réaction et bien plus terrible que toutes tes marques de mépris. Puis tu parles, reste interdite une seconde, alors qu'on soupir, laisse les épaules s'affaisser. Petit guerrier soulagé.

— Tu ne me regar-garde pas de hau-haut pour me di-dire a quel poi-point c'est stupi-pide, irrespon-ponsable et vrai-vraiment fatigu-guant de voir que je sui-suis brillan-llante mais profondé-dément bête ? Impressio-ssionnant.

Mais on ajoute tout aussi rapidement.

— Mer-Merci Opal, ça com-compte pour mo-moi.

On accepte même dans un sourire tes menaces et tes craintes. On imagine qu'elles sont le juste prix de cette liberté qu'on désire de nouveau... Qu'on se pense légitime de désirer de nouveau.

— Il sait, je sai-sais aussi sa réputa-tation. Mais j'ai envie de lui fai-faire confi-fiance, j'ai envi-vie de me fai-faire confi-fiance aussi. Il a été un déclen-clencheur, Opal. Mais tout ce que je fai-fais, ce com-combat que je vai-vais mener, il est pou-pour moi, rien que pou-pour moi. Je veux bouscu-culer l'échiqui-quier. Je veux donner à Wonder-derland cette liber-berté dont Mad les a pri-privés à nous cré-créant, en nous for-forçant à n'être que des écri-crits. Je veux redi-distribuer les car-cartes. Je veux... Je veux dé-détruire le con-concept même de destin. Je veu-veux vivre, Opal. Je ne veu-veux plus être escla-clave de qui ou de qu-quoi que ce soit.

Que ce soit de nos peurs, des autres, de tout le reste. Est-ce qu'on peut compter sur toi, Opal ? Est-ce qu'on réformer le monde ensembles ?

— Je veu-veux croire en ta liber-berté. Je voudrai-drais que tu croies au-aussi en la mi-mienne.

Et on ne peut que te rejoindre sur ce dernier point, Opal. La confiance est une richesse qui se gagne, qui se construit au fur et à mesure de temps et des actions. Te demander de dire amen, de croire, revient à te demander de vendre à l'aveugle. On ne comprend que trop bien les réticences d'un tel processus, parce que tout ceci revient à parier sur du vent, de l'inconnu. On ne te fera pas la tête, Opal. En vérité, tu viens d'offrir bien plus que ce qu'on avait espéré.

— Je respe-pecte ça, je suis même d'accord avec toi. Te lai-laisser te faire ta propre opi-pinion est la moindre des cho-choses et, pour être tout à fait fran-franche, je n'en deman-mande pas plus. Je sais que je t'en de-demande déjà beaucoup.

On sait Opal, on sait mieux que personne le traqua continuel qu'on est. La seule variable incontrôlable de ton jeu, si docile et pourtant si imprévisible. Car les sentiments sont exacerbés en permanence, parce que la peur et le doute sont constant, parce que de la moindre de nos craintes peut naître la folie des autres. On sait, Opal, qu'on n'a jamais été un cadeau, qu'on n'a jamais été l'allier qu'on a toujours voulue être. Que tu acceptes déjà, que tu ne fermes pas la porte est déjà plus que ce qu'on aurait pu exiger de toi. Les termes de ton contrat nous vont, Opal. On ira signer pour ça. Sourire satisfait sur nos lèvres alors qu'on agrippe notre tasse, apprécie avec un certain apaisement la douceur du breuvage.

— Je craint pou-pourtant que mon en-entrée en jeu ne soit pas de bonne augu-gure pour Wonderland. J'ai beau retour-tourner le problè-blème dans tous les sen-sens, exploi-ploiter des milliers de scéna-narios diffé-fférents, j'ai bien peur que la pai-paix à laquelle j'inspi-pire ne soit la consé-séquence d'une guerre sans pré-précédent. C'est épui-puisant, tu sais. Toujou-jours plus de sacri-crifice, à croire qu'on ne fait que ça.

Parce qu'on ne voit pas dans quel monde on pourra être libre tant que Mad écrira, tant que Juliette sera son propre personnage, tant qu'il y aura des reines et des rois, tant qu'il y aura ce fossé entre nous, les étrangers et les natifs. On avait déjà couché sur papier des brides de nos réflexions, des centaines de feuilles déjà noircie de pensées, d'idées, de théories. Et quand tu demandes si nous avons quelque chose à dire, on rassemble quelques feuilles éparse ici et là.

— Hm... Je voudrai-drais qu'on travai-vaille en équipe.

Sort une feuille vierge dans le lot avant d'écrire.

— J'ai bien réfléchi. Ma neutralité est relative, au final, je me rends compte que je travaille à mon propre idéal. Ceux qui y adhèrent et m'aident sont des alliés, ceux qui le rejettent ou y font obstacle sont des ennemis. Ceci dit, je reste intimement persuadée que seule je n'accomplirais rien. Je ne veux pas impliquer Edel et Juliette dans le processus, leur rôle et ce qu'elles sont me pousse à une certaine méfiance, d'autant plus que notre complète liberté impliquerait aussi un bouleversement de la monarchie. Libérés de nos écrits, qui sait ce qu'il adviendra des Crims et de Marmoreal. Mais je voudrais impliquer le reste de notre "famille". Tu as raison, notre force réside aussi dans notre nombre. J'aimerai, qu'avec ceux qui le veulent, nous travaillons ensembles. Ça veut aussi dire que je veux travailler avec toi. Je ne suis pas... Une personne très efficace sur le terrain, mais l'étude je sais faire. Implique-moi dans tes projets, Opal. Laisse-moi être active et utile.