Fait l'inventaire, Judas, de tout ce que tu as et de tout ce qu'il te manque. Quand tu es parti, tu n'as rien pris, rien. Pas une chemise, pas un livre, pas même un manteau. Tu es parti avec tout ce que tu avais sur le dos. Ton costume et tes souvenirs, voilà tout ce qu'il te restait quand tu t'étais présenté à la mairie. Même pas le cœur à réfléchir au pourquoi du comment de cette fuite. Une forme de déni, peut-être. De la même façon qu'on tarde à aller chercher nos dernières affaires chez une ex dont on refuse la rupture, tu as laissé tout en l'état. Ton bureau, ton appartement, comme-ci tu étais susceptible d'y revenir dans une poignée d'heures. Et qu'importe que tu sois conscient de tes mensonges, ne pas avoir en face des yeux ce qui nous entourer pendant toutes ces années rend l'exile moins douloureuse.

Quand la porte s'ouvre, tu n'as pas l'audace de tourner tout de suite des talons. En vérité, tu ne sais pas réellement ce que tu attends de lui et de la suite. Esthef devrait te tuer, te trahir. Un espion découvert n'a plus d'utilité et il n'est pas assez bête pour s'encombrer de carte qu'il ne peut plus jouer, n'est-ce pas ? Mais à peine es-tu arrivé qu'on t'a accueilli, conduit ici. Mascarade avant l’échafaud ? Tu n'en pas la moindre idée, et quand enfin, tu te décides à lui faire face, tu comprends que, pour lui, ces dernières semaines n'ont pas dû être faciles.

— Je n'ai pas besoin de plus.

Car ce serait contracté plus de dettes que tu en as. Et tu ne veux rien lui devoir. Les prédateurs, tu a assez donné comme ça.

— Et toi, comment tu te sens, Esthef ? Gagne du temps. Tu ne sais pas encore si cette chambre sera une cage ou un refuge. Veux gagner des brides d'informations, savoir où tu as atterrie, savoir quelles seront les menaces ici. Alors remarque narquoise, histoire de tâter le terrain. J'espère que le noir que tu portes n'est pas un signe de deuil. Ton amie s'est lassée de ton amour pour les heures supplémentaires ?

Non, Judas, tu n'iras pas sur le terrain des confessions, pas maintenant, pas avant de savoir si la main qu'Esthef te tend est remède ou poison.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne manque pas d'humour. Mais tu as appris, depuis Alastor, depuis tout ce temps, à te méfier des hommes qui rient. Avec une allure pareille, l'humour te semble signe annonciateur d'une terrible tempête. Terrible de te dire, Judas, qu'avec le temps, tu te sens plus à l'aise avec ceux qui ruminent et hurlent. Terrible de te dire, qu'Alastor t'as marqué comme personne ne t'as jamais marqué. Et merde.

— Un œil... Tu donnes dans l'auto dérision, maintenant ? Diantre, ce qu'on raconte sur les réincarnations est vrai : leurs pouvoirs dépassent l'entendement.

Hausse les épaules, te permets un sourire calculé, si le rire n'est plus ton fort, tu acceptes quand même d'en jouer. Après tout, c'est à l'invité de s'adapter. À Rome, fait comme les Romains, n'est-ce pas ? À Neverland, fait comme Esthef Belgrade. Alors tu joues, déploies l'étendu dans ton jeu. Quand il parle, tu perçois une part de vérité. Esthef tue le père des années après son décès. Mais il n'y a pas que ça, n'est-ce pas ? Enfin, ce n'est sûrement pas à toi de creuser davantage la question.

— C'est un style qui te va bien, ça te vieillit, aussi.

Aucunement une insulte, car tu sais et il sait, que la jeunesse n'attire que les barrières et les handicaps dans des milieux comme les vôtres. Tu te demandes, Judas, si malgré tout, tu as vieillit aussi. Est-ce que les cernes sous tes yeux, ton regard plus terne et tes traits plus tirés font de toi un adulte et non plus un gamin ? C'est peut-être la seule chose que tu as gagnée dans cette histoire : ta maturité.

Dans le fond, tu devrais peut-être lui dire merci.

— Tu sembles sincères quand tu dis que tu ne comptes pas me juger. Je suppose que je peux te donner un fond de vérité moi aussi. Je suis épuisé, Esthef, et cela à bien des niveaux. Je crois d'ailleurs que nous sommes deux dans ce cas.

Esthef est dans l'urgence, il n'est plus dans la contemplation de son plateau, mais dans un jeu rapide, puissant, sans temps mort. Peut-être espère-t-il battre Alastor à l’endurance ? Oh, Esthef, on n'est pas aussi optimiste que toi. Alastor est semblable à l'eau qui dort et qui soudain se déchaîne. Peut-on vraiment le battre, lui qui n'a pas à se soucier du poids des années ? C'est que votre vieillesse existe, mais n'est pas palpable, contrairement à la sienne. Tu te demandes, Judas, s'il ne ferait pas mieux d'abandonner parfois. Et quand il te pose la question, te demandes ce que tu veux, tu n'as pas de beau mensonge à lui offrir, pour une fois.

— Ce que je veux faire ?

En voilà une bonne question. L'urgence nous dicterait de revenir auprès d'Alastor... Mais comment, dans quel but ? La raison nous dirait de poursuivre le combat... Mais avec quelles ressources ? La vieillesse nous dirait de nous laisser mourir... Mais est-on assez courageux pour ça ? La vérité, c'est que tu n'es qu'un pauvre hère, Judas. Un chien privé de maître, un nécessiteux privé de guide. Est-ce que tu veux du repos ? Oui, plus que tout. Mais t'arrêter équivaut à cesser de respirer, à se laisser crever petit à petit. Et quand bien même la fatigue te pèse, tu ne peux pas. Tu as promis. Tu as juré. Qu'est-ce que ça dirait de toi, si après toutes ces belles paroles, tu restais affalé dans tes draps à attendre la mort ? Ça dirait ce que tout le monde sait, ce que tu ne veux pas avouer, ce que tu refuses de montrer. Alors non, Judas, tu ne t’arrêtera pas, pas encore du moins.

— Prendre ma retraite reviendrait à me pendre à l'arbre le plus proche et il se trouve que je n'ai pas volonté à me passer une corde autour du cou. Je peux être encore utile, je peux faire encore des choses. Qui sait, peut-être trouverais-je un second souffle grâce à toi ? Je veux être utile, Esthef. Je ne veux pas partir avant d'avoir accompli quelque chose qui a du sens.

Qu'il nous laisse nous appuyer sur son épaule encore un peu, qu'il nous donne l'élan pour offrir un final décent.

— Qu'avais-tu en tête me concernant ?

Besoin de tes yeux.
Bien. Au moins, l'humour est toujours là. Tu écoutes, attentivement. Les plans d'Esthef sont à l'heure actuelle la seule corde à laquelle tu peux te raccrocher, le seul tremplin pour te permettre de rebondir. Tu n'iras pas cracher sur une nouvelle voie à arpenter, toi qui as tend de mal à mettre le pied à l'étrier. Et ce qu'il te propose fait quelque peu sens. Ton CV démontre qu'en terrain inconnu, tu sais prendre tes marques, nouer des relations. Cependant, quelque chose te chiffonne.

— En d'autres termes, tu souhaiterais que je joue les ambassadeurs ? Pourquoi pas, après tout. Seulement, j'ai le doute...

CV, c'est une chose, la réputation une autre.

— Mon visage n'est pas inconnu dans certains lieux, notamment à Crims. Pour beaucoup, je suis relié à l'organisation terroriste la plus importante de Wonderland. Est-ce que tu penses qu'on m'ouvrira volontiers les portes des cités en l'état actuel des choses ? Il faudrait clarifier ma situation avant.

Endormir la vigilance. Qui sait, se racheter une conduite en se faisant passer pour un bon espion au service de monsieur le maire pourrait faciliter l'accès à l'information, établir un certain respect pour les risques pris au nom de la bonne cause des années durant. Mais surtout, ça pourrait te laisser le temps, Judas. Le temps de rassembler tes idées, de faire le tri, de ce savoir ce que tu veux vraiment et ce que tu es prêt à mettre en jeu pour l'obtenir. Parce qu'il n'est plus question d'être passif. Parce qu'il y a le poids de la promesse, la volonté d'en finir, mais la détresse que provoque l'abandon et la difficulté de se voir supprimer les outils avec lesquels ont avait pris l'habitude de travailler. Encore trop instable, tu as besoin de faire le point.

— Quant aux conseils, je ne suis peut-être pas le plus éduqué pour mais j'ai l'expérience du terrain. Ça pourrait t'être utile. D'ailleurs en voici un premier : quand tu captures quelqu'un, plante le d’abord, rançonne ensuite. Ça évite de voir le dit capturer de se trouver un goût pour la ballade.

La mise en scène, c'est bien, l'action, c'est mieux.

— Enfin, plus sérieusement : Tu avais des idées de destinations en tête ? Tu pourrais viser les royaumes, mais il me semble plus pertinent d'avoir déjà un front uni avec les territoires neutres. Daphnis compte s'impliquer à tes côtés ?

Esthef est un très bon joueur d’échec. Il sait où et comment placer ses pions, comment les faire interagir surtout. Sa stratégie est remarquable et pleine de sens. Rallier les gens par l'affect, non par la force. C'est ce que Juliette ne sait pas faire, c'est ce qu'Alastor peine à comprendre parfois. Si tous les territoires neutres font front commun, les Dark Shadows pourrait se voir amputées de bon nombre de planques et ressources. Et une partie de toi se dit "tant mieux", après tout tu as promis la fin du monde, pas de sauver les meubles de ton ancienne maison. Et une autre se dit "quand même", tant de travail gâché, tant de boulot pour rien. Et ça te frustre, Judas, de constater que salir l’œuvre d'Alastor te fait encore quelque chose. Même l'oublie, n'avait pas effacé l'affection.

— Hm, ce n'est pas une mauvaise stratégie. En créant une certaine fidélité via tes proches, tu t'assures de récolter les bénéfices et que tes interlocuteurs le feront de bons cœurs. Et bien, il semblerait que la perte d'un œil t'es permis de mieux voir.

Tu retournes le couteau dans la plaie, parce que même inconsciemment, il a fait de même. Ami. Oui. Mot interdit, souillé. Est-ce qu'il te voit comme un ami, lui aussi ? Difficile à dire. Tu es toujours dans la méfiance. Après tout, toi-même, tu n'es pas fixé quant à tes propres sentiments.

— Je pourrais passer régulièrement, dans chacune de ses zones. On peut trouver un prétexte facile, avec les derniers bouleversements, les gens ont besoin d'information. Je pourrais leur en fournir, en profiter pour aider. Tout ça prendra du temps, mais sur le long terme, ça pourrait faire de toi le maître des lieux. Une conquête toute en douceur. Oui, ça pourrait marcher. Ceci dit, je doute que les royaumes ou même les Dark Shadows laisse ses endroits sans infiltrer. Quelles sont tes consignes dans l'éventualité où j'en débusque un ? Je le tue ? Je te le ramène ? Je ne fais rien ?

Et c'est drôle, si le sang te ragoûte, le fait de prendre une vie ne te fait plus rien.

— Pas de conquête officielle. Mais officieuse, oui, c'est cela ?

Parce que le but est bien de fidéliser, d'apporter une image de l'entourage du maire positive. Faire de ce groupe qui gravite autour de lui des gens de confiance, des gens vers lesquels on se tourne volontiers, sans se poser de question, sans se méfier. Le but est bien d'endormir les instincts néfastes par des beaux sourires, n'est-ce pas ? Après tout, Judas, Esthef n'est pas un petit saint ?

— Je les aide, je ne m'impose pas. C'est noté, ne t'en fais pas, je saurais m'en tenir à tes consignes. Mais le but final est intéressé. Ne fait pas croire le contraire, je ne suis plus le petit alice naïf et perdu de mes débuts. Je ne te jugerai pas, il faut choisir un camp et tu vaux mieux que l'hypocrisie de la reine Blanche et la folie pleine de bêtise de la reine Rouge.

Et s'il faut lui écrire, soit on écrira. Éliminer pourrait être plus judicieux, mais le maître à quémander qu'on ne se tâche pas et quelque chose te dit qu'il n'apprécierait pas les excès de zèle et la prise d'initiative à outrance. Tu hoches la tête.

— Très bien, si je croise des gens qui n'ont rien à faire là je te le signalerai. Avec mon don, je pourrai même te dire qui cache des choses et qui n'en cache pas. J'aimerais cependant garder mon pied-à-terre ici, si tu le permets. J'ai beau être sous ta protection, je n'en reste pas moins un traite. Alastor m'a banni, mais tu sais comment sont ses chiens de garde, ils sont dissident, certains nécessiteraient pas à me tuer s'ils me voyaient. Je serais plus tranquille en rentrant ici dormir. Ta Mairie est peut-être bien le seul endroit où je ne risque pas le meurtre de couloir.

Et tu ne veux pas être loin du pole de commandement. Si partir en mission te donnerait plus de souplesse quant à tes actions futurs, partir te rend également aveugle à ce qui se préparera ici. Et tu veux avoir toutes les cartes en main, Judas, pour savoir où et comment jouer tes meilleurs coups.

Trop aimable. Un appartement à ton nom, ton nouveau nom. Preuve de confiance ? Ou bien tentative habile d'endormir la méfiance ? Qu'importe, tu as besoin d'un cadre, Judas, besoin d'un chez-toi. Rien qu'une pièce, rien qu'un sol, quatre murs et un toit. Tant qu'il te l'accorde, qu'importe les intentions qu'il y met derrière.

— Je te remercie, tu n'étais pas obligé.

Ou peut-être que si. Esthef, un homme qui fonctionne aux plans, un homme qui joue sans s'arrêter. Ainsi donc, cet endroit sera dorénavant ton chez-toi. Très bien. Tu y prendras donc un peu plus tes aises, décorera à ta façon. Fera de cette antre un endroit d'une minutie sans pareille, car tu ne supportes pas le désordre.

Quant aux sujets que tu veux aborder, ils sont nombreux, mais tu penses que cela suffit pour une première prise de contact après tant de temps passé loin de lui. Les questions viendront d'elles-mêmes aux fils des voyages et des rencontres. Et tu ne veux pas te montrer trop gourmand, tu ne veux pas te perdre trop non plus. Besoin de procéder à une analyse la situation et à un trie de tes options. Alors, sobrement, tu réponds.

— Pas dans l'immédiat. Mais compte sur moi pour te faire part de ma moindre interrogation ou de toutes mes remarques.

Ton regard qui balaye la pièce.

— Je pense me poser quelques jours pour me ressourcer un peu, reprendre mes marques dans un environnement ordonné. Mais je partirai bientôt remplir ma mission, je ne souhaite pas vivre à tes crochets, je veux mériter ce que je gagne, je te dois au moins ça.