Les lourdes portes de la mairie lui sont familières. Il s'arrange pour les voir de moins en moins (soi-disant pour le bien-être de sa couverture) mais il se surprend, à chaque fois, à se souvenir de leurs détails. La peinture un peu écaillée ici, la fêlure du bois juste là. Il se demande le nombre d'horreurs ajoutées à sa liste depuis la dernière fois. Trop nombreuse, tu sais. À chaque visite, on s'est enlaidi un peu plus. Pour le bien de la mission, au tout début, aujourd'hui encore, c'est l'excuse qu'il te sort. Mais si tu savais, Esthef, dans cet enlaidissement, on a trouvé du plaisir également. Comme-ci on devenait vivant, une partie intégrante de quelque chose de plus grand. Il se dit que c'est peut-être pour ça qu'il va te trahir, pour te punir de l'avoir rendu laid. Il se dit que c'est peut-être pour ça qu'il va te briser, parce qu'il aime trop cette place qui est la sienne pour que tu ne viennes la lui retirer.

Quand il passe les portes, il se tend légèrement. Tu es toujours le même, ton foutu sourire, ta foutue belle gueule, la main d'un ami. Il repense à Dundee, au doigt qu'on a tranché parce qu'Alastor l'avait demandé. Il pense aux doigts qu'il te couperait si Alastor le lui demandait. Et il ne sait pas s'il est une enflure ou si tu es une plus grosse enflure que lui. Car après tout, Esthef, qui enverrait son ami dans l'antre du croquemitaine ?

— Je prendrai volontiers un thé, sans sucre s'il te plaît, j'essaye de faire attention.

Et il ne parle pas de sa ligne, tu sais bien. Judas entièrement dans le contrôle de ce qu'il ingère à ce qu'il chie. Tout savamment millimétré. La rigueur, elle, n'a pas changé. C’est peut-être bien la seule, d'ailleurs. Il prend place dans le fauteuil croise ses jambes et attendent. Ah, Esthef, comme ça fait longtemps. Ces derniers mois ont été plus que palpitants. Il aurait des milliards de choses à te raconter, de Blanche aux pérénigrations sur le mont. Mais on gardera les récits pour plus tard, l'heure est encore aux banalités (et une partie de lui souhaite qu'on s'y attarde plus que raison, car le temps de la trahison approche, Esthef, et on ne pourra pas le fuir cette fois-ci).

— Et bien, mon poste n'est pas sans risque. Il est m'est arrivé beaucoup de choses, Esthef, mais je suis entier et bien portant donc tout vas bien. Et toi ? Pardonne-moi, mais tu as une tête épouvantable.

Le regard suspicieux, c'est que nous avons à monde à offrir à Alastor et que tu fais parti de ceux qui en ont les clés.

Ah, tu formules, Esthef. Eh bien, tu nous en vois ravis. Formule donc, autant qu'il te plaira, use de cette langue que tu as gardée scellée si longtemps. Mais s'il reste impassible, il hurle de rire en dedans, Judas. Parce que c'est trop tard, Esthef, parce que tes sourires ne changeront pas toutes ces fois où tu l'as vu revenir, de plus en plus laid, de plus en plus lasse, de plus en plus sale. Toutes ces fois où il attendait que tu le sortes de là, que tu lui offres la protection pour laquelle il est venu à toi. Tu as dit que tu nous protégerais, que c'était fini, qu'on allait pouvoir vivre cette vie qu'on espérait. Mais tu nous as toujours renvoyés, Esthef, dans la gueule du loup, dans l'antre de la bête, jusqu'à ce qu'on en devienne une nous aussi. Et il est trop tard, Esthef, il est beaucoup trop tard. Les mots ne changeront rien, la haine a gagnée. Tu aurais pu lui apprendre à aimer Wonderland. Mais il est trop tard, Esthef, il est beaucoup trop tard. Judas n'aspire qu'a une chose, le repos éternel dans la disparition de ce monde devenue aberration.

— Cela chauffe depuis longtemps, Esthef, et la guerre est inévitable. Tu le sais et tu l'as toujours su.

Il lève les yeux vers toi, l'air de te défier de lui faire croire le contraire. Comme-ci tu pouvais être naïf à ce point, Esthef.

— Je suis curieux de savoir ce que tu as entendu ceci dit. Les informations circulent mal ces derniers temps, il est dur de visualiser l'état du plateau. Ça rend mon travail nettement plus compliqué.

Il te dit avec un léger sourire et le pire, Esthef, c'est qu'il n'a jamais été aussi honnête. Mais la vérité n'est pas pour toi, elle ne te concerne pas. La vérité est pour celui qui le libérera de cette éternité dont il ne veut pas, de ce monde qu'il exècre jusqu'au bout des ongles. Les reines se renferment, un orage se prépare, tu dois savoir, toi, hein ? Il tapote du bout des doigts sa tasse, apprécie la chaleur du thé dans son gosier.

— Je pense que ce serait un mauvais coup de ta part de m'éjecter du jeu maintenant. Tu l'as dit, ça chauffe et il n'y a rien de plus imprévisible et dangereux qu'une secte acculée et ouvertement menacée. Si tu te prives de mes yeux, tu te prives de visibilité, Esthef. Ce ne serait pas raisonnable, surtout maintenant.

Et même s'il ne détecte pas le mensonge dans ta bouche il ne peut s'empêcher de rire jaune au fond de lui-même. Tu te réveilles mais tu n'as pas hésité toutes ces années à envoyer le petit soldat en mousse se gorger du chaos.

— Tu as besoin de moi.

Et il a cruellement besoin de ce que tu sais.

On doit faire appel à tout ce que la survie nous a appris pour ne pas exploser de rire. Ah, c'est tordant, on pourrait en pleurer tellement ça l'est. Tu livres tous tes plans sur un plateau d'argent, avec tellement de confiance dans le regard. On ne sait pas si tu es devenu sénile depuis notre première rencontre ou si on a juste trop bien fait notre boulot, mais au fond de nous il y a quelque chose qui se tord, qui se brise peut-être aussi. Alors c'est ainsi, on est vraiment devenu un monstre, on est vraiment devenu à l'image de Wonderland... Et tout ça, c'est ta faute. Tout ça, c'est ton œuvre. On est écartelé entre la jubilation et l'amertume. La rancune qu'on écrase dans notre gorge. Tu es si beau, si brillant. Et regarde ce que tu as fait, Esthef, regarde comment tu nous as rendus sombres et laids.

— Aucune idée, Sa Majesté semble avoir également renforcé sa ligne de communication, les informations que récolte Blanche ne sont plus aussi nettes et précises qu'avant... Ceci dit, on peut aisément avancer que quelque chose à changer de son côté. Quand un joueur adopte une autre stratégie, ce n'est jamais sans raison. Peut-être qu'elle a des secrets à cacher ? Quelque chose à protéger ? Une révélation sur sa condition, un pacte facétieux avec quelqu'un, quelqu'un qu'elle ne veut pas perdre, ça peut être tout et n'importe quoi.

Se compose un sourire compatissant, ah, on déteste ça, le mensonge, cette culture de l’hypocrisie. On déteste l'attraction que ça a sur nous, ce sentiment de puissance qui nous plaît autant. On déteste l'idée de prendre notre pied en ayant des clés de compréhension que tu n'as pas. On se demande, depuis quand on perd notre humanité pour devenir joueur de pipo invétéré. On se souvient de Darya, qui disait change pas, qui disait qu'on était humain. Ah, peut-être que... Peut-être que c'est ça, transité. Peut-être qu'on oublie l'humain pour devenir entité. Toujours droit quand on prend une gorgée de thé. Le liquide encore brûlant, au moins on est encore sensible au chaud.

— Je protège nos intérêts, c'est la seule chose qui compte, Esthef. Mentir et tricher pour ça, ça ne me dérange plus. C'est la voie que je me suis choisie.

Nos intérêts, à Alastor et à nous. Merveilleux sourire, acide sous notre langue, à vomir face à ton regard dénoué de haine, ta sincérité nouvelle. Ah, ça nous dégoûte, ça nous débecte. Putain, qu'Alastor serait fier.

— Tu fais bien de me prévenir, depuis l'intrusion d'Opal -je suppose que tu en as entendu parler- Alastor est sur les dents. Qui sait ce dont il pourrait être capable. Tu ferais mieux de garder cette jeune femme près de toi, je laisserai traîner mes oreilles, je viendrai te prévenir si quoi que ce soit se prépare à son sujet.

On laisse traîner notre regard sur notre thé. Visiblement, Opal ne t'a en rien informé de notre allégeance. Acte volontaire ? Manque de temps peut-être ? Dans tous les cas, il y a un coup à jouer.

— J'ai eu un mal fou à le libérer, tu sais ? Si tu as l'occasion, essaye de maintenir tes partenaires loin d'Halloween City, reste discret, mais si un autre incident de ce genre ce produit, je ne suis pas sûr d'avoir suffisamment de poids pour maintenir la secte sous contrôle. Je suis là, je peux gérer la ville, mais toi, tu devrais en profiter pour rassembler tes forces ailleurs.

Tss, tu n'en savais donc rien. Ce qui voulait dire qu'Opal n'avait pas encore pu jouer ses cartes... Au final, c'était une bonne nouvelle, Opal restait retranché dans sa tanière, peut-être que la torture de Dundee avait été plus efficace qu'espérer. Ainsi, donc, même ces créatures dotées d'éternités pouvaient sincèrement aimer. On ne l'aurait pas cru, mais le cœur est une arme puissante autant qu'une immense faiblesse. Opal avait désormais un point faible... Si on pouvait l'atteindre de nouveau...

Autant distribuer notre version des faits, celui qui écrit en premier dicte l'histoire et puisque le lapin blanc refuse de prendre la plume pour dorloter son crocodile, nous, nous la prendrons.

— J'ignore d'où tout cela est parti. Une querelle entre Alastor et Opal a éclaté. Un beau jour, il a débarqué entre les murs du manoir et a tué plusieurs des hommes du croquemitaine avant de le blesser lui. Évidemment, Alastor n'a pas apprécié. Il a donc ordonné qu'on se venge et c'est ce que nous avons été forcés de faire. J'ai capturé son amant avec l'aide d'autres membres et nous avons attendu. Opal s'est pointé, j'ai attendu que l’ego d'Alastor soit satisfait avant de le libérer. Cet esclandre aurait pu foutre en l'air ma couverture, j'apprécierais qu'on ne me fiche pas plus de difficultés à gérer que je n'en ai pas déjà.

Vois, Esthef, comme on est un bon chien de garde. Vois, Esthef, comment on a eu à cœur de sauver tes alliés. Oh, tu peux compter sur nous, c'est sûr. Vois, comment on a l'air fatigué et agacé d'avoir été à deux doigts de faillir à la sainte mission que tu nous as confiée. Bon petit soldat qu'on est. Et tu es fier, hein ? Putain, c'est à vomir.

— Dit moi, tu le connais depuis longtemps, le lapin blanc ? Est-ce qu'on peut lui faire confiance ?    

Est-ce qu'on peut exploiter d'autres failles pour lui faire passer le goût de venir ruiner la plus grande œuvre de notre vie ?

T'es fier, oui Esthef, on espère bien que tu l'es. Fier, c'est tout le boute, la maigre consolation que les illusions tiennent toujours même si le monde entier fait tout pour les briser. Tant que tu es fier ça va, tant que tu es fier, c'est que le plan fonctionne. On se contente de hocher la tête, ainsi donc tu ne lui fais pas confiance. Bon à savoir, presque risible en fait, il faudrait mieux que tu lui fasses confiance à lui plutôt qu'a nous. Mais tant mieux, qu'elles durent encore longtemps nos tendres illusions, Esthef. Quelles durent et ne s'arrête jamais.

— Je te remercie, il serait fâcheux que ses propres intérêts viennent mettre à mal nos propres opérations.

On reprend poliment du thé, laisse le liquide chaud envahir notre gosier. On apprécie le calme, Neverland ville civilisée en totale opposition avec Halloween City.

— Dit moi, Esthef, que comptes tu faire maintenant ? Je suppose que la dernière sauterie de la reine rouge ne sera pas sans conséquences pour nous tous, quels sont tes plans ?

On ne sait pas qui est ce Robin, mais nul doute qu'on ne souhaite pas être à sa place. Ce qui nous rappel que dans la hiérarchie des prédateurs, tu es à une place de choix. Quelle folie, danser entre Alastor et toi, entre le fauve et le rapace. Comment doit-on s'en sortir ? Comment sait-on mis dans un tel pétrin ? A oui, Esthef, à cause de toi. On aurait pu avoir une vie tranquille, mais non, pauvre imbécile, on t'a choisi. Ah, on aurait tronqué la douce folie et la poésie pour l'ennui si ça avait pu nous épargner. Mais il est trop tard, Esthef, on est ce qu'on est et on te dédit notre devenir. Crois-moi, le spectacle te plaira, ce sera notre vengeance.

On note qu'Opal sera très certainement ailleurs que là où elle devrait être quand tu convoqueras les couleurs. Oh, on ne sait pas ce qu'on fera à terme de cette information, mais qui sait, il y avait peut-être un coup à jouer.

On secoue la tête. Tu veux des informations, qu'à cela ne tienne on va t'en donner. Après tout, c'est ce que tu attends de nous, hein ?

— Mes plans ? Survivre. Pour ce qui est d'Alastor, je ne sais pas. Il s'est un peu renfermé depuis le petit spectacle du lapin blanc. Mais, si tu veux mon avis, les choses risquent de bouger. J'imagine mal Alastor baragouiner seul dans son bureau à propos de son ego blessé encore longtemps. Il risque de vouloir agir et je ne sais pas si c'est une bonne nouvelle pour nous.

Pour toi, comme pour nous.

— Il va très certainement vouloir frapper un grand coup pour se prouver autant bien au monde qu'a lui-même qu'il est une menace. Il va vouloir faire résonner le nom du croquemitaine. Je ne serais pas surpris si en rentrant il me convoquait pour lancer une opération de grande importance. Enfin, je ferais mon travail, ne t'en fais pas. Mais je ne saurai que trop te conseiller de mettre à l’abri et hors de ses griffes ce qui compte pour toi. Alastor est furieux et je crois que tu commences à le connaître : dans ces moments-là, il n'y que le sang et la terreur qui le calme.

— Ne me remercie pas, Esthef, c'est bien normal.

C'est drôle, tu vois, plus le temps passe, plus ça se fait moins acide dans notre gorge le mensonge. Oh, Esthef, on sait. T'as donné l'ordre mais c'est nous qui avons choisi d’exécuter. Te porter en responsable de l'être répugnant qu'on voit dans le miroir chaque matin c'est déloyal et injuste. On est devenu ce qu'on est devenu à cause des choix qu'on a faits. Le choix de ne rien verbaliser, ni à toi, ni à lui. Le choix de s'enfoncer seul, de ne jamais chercher un appui. On a fait le job, on aurait pu s'en contenter, mais on fait du zèle. Notre cœur a trahi puis on s'est trahi nous-même. Dans le fond, on est le seul fautif, le seul responsable de la bête qu'on est devenu. Mais si quelque chose ne change pas, Esthef, c'est notre lâcheté. Tellement plus simple de t'accuser, tellement plus simple de faire de toi le grand méchant de notre histoire et de te haïr comme Alastor te haït. On était ami, pourtant. On a tant culpabilisé de trahir cette amitié. Mais tu sais, Esthef, Judas n'existe presque plus. Foley disparaît. On est à quelques millimètres du vide à présent. Avec l'amnésie, vient l'absence d’empathie. Aujourd'hui, ça ne fait plus grand chose de te voir en ennemi. Et quand on sera devenu le garçon qui criait au loup, ça ne fera plus rien du tout.

On deviendra le mensonge.

— Non, je crois t'avoir tout dit. Évidemment, je reviendrai vers toi bientôt. Je t'enverrais le mot habituel. Prends soin de toi, Esthef.... Et toutes mes félicitations pour avoir trouvé chaussure à ton pied.

On se lève, lisse notre veste. Toujours impeccable. La prochaine fois qu'on viendra, on ne sera plus nous, Esthef. La prochaine fois qu'on viendra, on sera enfin devenu le garçon au loup.