Il observe la façade de la Mairie avec le regard fatigué du vieil homme. Chaque fois, ça devient de plus en plus difficile de venir, de franchir la porte, de te voir aussi. Chaque fois, le sentiment d'être aussi peu recommandable que les gens qu'il dirige malgré lui. Chaque fois, il se demande Judas, si on te le dira, si on ne te le dira pas. Puis, à chaque fois, on se dégonfle, on prend la fuite, présume toujours être le pion fidèle alors que cela fait longtemps qu'on se serre de nos liens pour couvrir et protéger Alastor. Il compare ton presque château à la baraque branlante qui lui sert de QG. Il essaye de se convaincre que tu es l'ennemi, mais le cœur n'y est pas. Le seul ennemi ici, c'est lui, pas toi. Ne parviens pas à faire de choix. Déteste être l'ingrat, mais déteste encore plus que tu ne le vois que comme ça. Alors il continue, Judas, de venir à toi, de te faire ses rapports détournés pour t'en dire suffisamment sans pour autant mettre en danger direct le reste. Et, une fois encore, il se déteste.

Venir jusqu'ici n'est plus un problème depuis longtemps. Paradoxalement, la raison qu'il donne à ses escapades est le plus honnête des mensonges qu'il balance au quotidien. On n'est jamais mieux servi que par soi-même, alors on vient soi-même s'assurer que tout se déroule correctement en dehors de nos terres. Comme d'habitude, il passe les portes et s'annonce. Comme d'habitude, il n'y a aucun papier, aucun document physique pour accompagner ses récits. Juste ses mots, juste sa mémoire. Il se fait prudent, Judas. Il efface toujours ses traces. Il aimerait s'effacer aussi, tu vois. Mais on est trop impliqué, n'est-ce pas ? Pas de retour en arrière possible, il a presque accepté la fatalité, Judas. Alors on poursuit la mascarade, encore, et que le Diable, qui qu'il soit, nous emporte.

— Pardon, j'espère ne pas être en retard.

Tu ne lui ressemble en rien, Theodosius. Alastor et toi êtes deux extrêmes et pourtant, il vous considère à la même échelle. Le choix devrait être simple et pourtant, il ne l'est pas. Il te voit, comme un roi tandis qu'Alastor tien le rôle du tyran sombre dans son donjon. Il te voit, presque Ordre tandis qu'Alastor n'est que Chaos. Et pourtant... Il a trouvé dans le désordre un cadre et une affection qu'il n'avait pas anticipé, dont il n'avait pas réussi à se protéger. La sensation de te tromper comme un homme volage trompe son conjoint. Pourtant, l'amour est là. Tu es le bienfaiteur. Tu es le sauveur. Quelle horrible sensation d'être l'indécis du trio. Un léger sourire poli quand il s'avance.

— Comment... Comment te portes-tu ?

Tu l'aurais attendu toute la journée. La culpabilité le ronge, dans son corps, il ne sent pas les alarmes habituelles, la trace du mensonge. Rien, chez lui, ne se tord. Tu ne mens pas, Theo, et il t'en voudrait presque. Est-ce qu'il t'attend toute la journée, lui ? Bien sûr, au fond de lui, il y a toujours le plaisir de te voir, la sensation de rentrer après une longue journée de travail dans la maison de ses parents. Une nostalgie certaine face à laquelle on est faible. Mais ce n'est pas chez lui, ici, plus maintenant. Trop honteux de te dire qu'Halloween City est devenu son cocon. Tu ne mens pas, non, mais tu enjolives sûrement la situation. Tu es solaire, Theo, tu es une musique entraînante, riche de millier d'instruments. Tout est disproportionné, chez toi. Oui, tu le penses, mais ce que tu témoignes est exacerbé. Nous ne sommes qu'un outil, après tout, comme tout ceux qui gravitent autour de toi.

Alors il prend place dans son siège, Judas. Il est toujours comme ça, il en choisit un, ne le quitte plus, comme-ci il avait le besoin de se rattacher à quelque chose, à une place. Tu vas extrêmement bien, pourtant, il lit la fatigue sur ton visage. Ne sait pas si cela est dans ses attributions de te faire remarquer que tu es loin d'avoir les traits d'un homme rayonnant de bonheur et de joie. Choisit de ne rien dire. Avec toi, plus qu'avec Alastor ou quiconque, les limites sont floues.

— La disparition de Time fait beaucoup parler, oui. Certains disent qu'il va revenir, que les... Anciens ont leurs raisons qui ne nous sont pas compréhensibles. Mais d'autres sont inquiets, j'entends beaucoup de petites voix dirent qu'elles voient dans sa disparition le présage de quelque chose de beaucoup plus funeste.

Et, étrangement, ça ne l'inquiète pas plus que ça. Si certains craignent le début de la fin du monde, Judas se retrouve presque de marbre. La fin, ça le libérerait malgré lui de ce choix qu'il ne sait pas faire, qu'il ne veut pas faire. La fin, c'est ce qu'une partie de lui veut aussi. Ce n'est ce qu'Alastor à réveiller en lui, une envie de chaos, de retourner ce monde absurde qui empêche aux morts le repos pour les torturer encore et encore en leur retirant ce détail, ce souvenir, cet élément qui change tout.

Mais toi, toi, ça doit t’inquiéter Theo, n'est-ce pas ? Toi, contrairement à lui, Wonderland est ta demeure, ton royaume.

— Je vais bien. Le travail est éprouvant, mais ça n'a rien de surprenant, ils sont ce qu'ils sont, réfractaires à l'ordre et à tout ce qui s'assimile à de l'organisation.

Pas de mensonge encore. Ce n'est pas une nouvelle non plus. Après tout, les Dark Shadows ne seraient pas une menace s'ils n'étaient pas assez dénoués de moral.

— Pour le moment, la situation est stable. La poudre magique circule de façon efficace, le casino rapporte, la secte se porte à merveille, mais aucune opération d'envergure n'est à signaler. Je garde toujours un œil sur chacun d'entre eux, mais depuis que le gourou m'a dans ses petits papiers ses favoris l'ont mauvaise.

Briar, Selene pour ne citer qu'elles. Et le gourou, ça le tue de parler de lui de façon si impersonnelle. Alors qu'il a un nom et que ce nom est devenu bien trop important au fil des jours. Mais en ta présence, il ne se permet aucun sentimentalisme. Trop peur de te faire comprendre que sa fidélité se détourne de toi petit à petit. Trop peur de t'avouer que le cours est attiré par cette personnalité directe, fragile, mystique. Trop peur d'assumer que cette place qu'il nous a donnée, ce titre dont il nous a baptisés, on s'y est accroché. Ça nous a fait quelque chose, Theo. Depuis, nous semble-t-il, une éternité, on s'est senti existé.