Le Palais d’Ivoire,
Magnifique château qui ne t’a jamais laissé de marbre, dans lesquels doucement, tu prends tes marques.

Depuis ton arrivée, tu n’as cessé d’explorer chaque sensation nouvelle qu’offrent ces allures de perfection ; comme pour s’imprégner de ces éclats de pureté et en devenir digne lorsqu’on s’est tant couvert des empreintes de la nature et de la campagne encrassée. A la folie des grandeurs, tu as toujours préféré la modeste simplicité ; à l’éblouissant éclat de pureté, tu as davantage affectionné la tendresse d’un humble coucher de soleil.

Pourtant.

Plus le temps s’écoule, et plus ces lieux inconnus se parfument de familiarité ; tel un magnifique berceau drapé de blanc, prêt à t’accueillir dans sa tendre ambiance. On y resterait bien un peu plus, quelques jours additionnels que l’on ne compte plus — oh, les mathématiques t’ont toujours causé de nombreuses difficultés.

Captif à l’intérieur d’une prison doré,
que tu ne désires plus réellement quitter.
Dis-moi Matt, pourquoi ?
Pourquoi as-tu oublié que ta famille a besoin de toi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?

Cette douce interrogation s’étouffe péniblement dans ton crâne, réduite en silence par l’attention focalisée sur le charme de la Reine Blanche. Les tourments cherchent alors le réconfort dans le bel optimisme — profiter de l’instant présent au lieu de permettre aux angoisses de dominer ton humeur. N’as-tu donc pas honte de servir une expression si ambiguë en présence de celle qui t’a si gracieusement offert l’hospitalité ?

Oh, quelle étrange impression,
Que celle de sentir, en si peu de temps avec elle, une telle connexion.

L'espace d'un bref instant, les yeux s'écarquillent en réalisant ton impolitesse.

— Ah ! Veuillez... m’excuser je pensais à… un truc étonnant.

Retour à la réalité, les prunelles rivées sur cette table si joliment décorée en ton honneur. La mérites-tu, Matthias ? La mérites-tu, toi qui hésites encore à délaisser ce monde merveilleux pour retrouver les tiens ? En es-tu sûr ? Envahi par une culpabilité accablante, tu souris sous sa pression, ornant tes lèvres d’une forme décente. Aidé par le somptueux arôme du thé au miel pénétrant tes narines.

— Je me disais que j’me sentais presque chez moi maintenant, ici. Mais que c’était bizarre, parce que j’ai jamais été dans un vrai palais avant !

En dehors de ceux que l’on construisait dans les bois à l’aide de brindilles.
Parfois,
Parfois...
ça te manque
t e l l e m e n t.

Elle est emplie de joie.
Cela sonne comme un doux soulagement quand tu craignais la terrible sentence ; envahi de paix, les épaules se relâchent sans se soucier des détails dissonants car elle est emplie de joie — contagieuse. Seule sa bienveillance et sa compréhension ressortent de ses jolis mots, telle une mère indulgente face au bien-être de sa descendance.

Oh c’est fou,
Comme elle lui ressemble…

Elle lui ressemble, alors le sourire s’adoucit, se parsème de chaleur alors que ces bribes de bonheur se raréfient depuis ton arrivée dans ce monde merveilleux ; car dans ce purgatoire, elle incarne la familiarité, les restes d’un quotidien envolé.

— Merci. C’est encore dur parce que… Je comprends pas tout, parce que rien n’est vraiment pareil chez moi. Mais ça commence à aller maintenant ! J’suis moins perdu.

Parce qu’ici tu retrouves certaines sensations disparues,
Dans cet univers si farfelu.

Comme si le thé au miel s’était universalisé dans l’au-delà, tu le savoures pour te baigner dans cette euphorie déchue, ces souvenirs perdus. Il s’est parfumé de la même douceur qu’à l’accoutumé. Mais Matthias, arriverais-tu à trancher entre ceux-ci et ceux concoctés par ta chère maternelle ? Saurais-tu choisir, si l’on te le demandait ? Ou te défileras-tu en prétendant qu’ils ont exactement la même saveur ?

Oh,
Quel lâche !
Quel lâche !
Quel lâche tu fais, Matthias.

A son interrogation, un instant de flottement s’empare tranquillement de tes pensées ; rembobinant tes actions passées jusqu’à leur donner un sens que tu prétendais inconscient. La tête se penche légèrement de gêne, effaçant la gaieté de tes lèvres, malgré les prunelles accrochées à sa grandeur.

— Ah ! Je sais pas trop… En fait, j’voulais surtout découvrir.

Ah, quel menteur ! Quel imposteur !
Oseras-tu lui cacher la nature de ta curiosité ?
Un enfant n’apprécie jamais entièrement révéler tous ses secrets à ses parents, s’arme d’amis pour asseoir ce noble rôle, néanmoins, une part de toi refuse d’entretenir ces cachotteries. Alors le regard se perd sur un biscuit que tu dégustes tranquillement, avant de poursuivre.

— Dans le jardin, y avait une écurie et ça m’rappelait la ferme de mon papy. Parfois, il était même d’accord pour que je monte sur un cheval et j’aimais bien, alors c’est juste… pour ça. Même si les chevaux de l’écurie sont bizarres. Silence honteux. Enfin j’veux dire… ils sont pas comme ceux de chez moi ! Mais ils sont quand même cool ! Sourire enfantin, avant de déguster une deuxième bouchée, le temps de réfléchir. Et l’armurerie… en fait, j’ai jamais été dans un vrai palais avant, et mon papa me racontait qu’avant, les enfants devenaient des chevaliers, même tout petits. J’voulais voir si c’était vrai en voyant si y avait des armures toute petites. Avec les copains, on aimait trop les histoires de chevaliers !

Rictus nostalgique.
En compagnie de ta bande, vous adoriez façonner des royaumes miniatures, vous prétendre puissants même sans réel armement — en dehors de l’imagination débordante. Cela attisait toujours l’attendrissement des grands, mais rarement le respect que l'on attend ; pourtant, le code d’honneur des chevaliers te passionnait sincèrement, ils étaient les braves sauveurs que tu enviais secrètement.

Cela te faisait rêver.
La possibilité de former,
ton humble entité,
au bien-être d’autrui.
D’idéaliste tu deviendrais alors créateur d’harmonie.

Le silence se gorge de sérieux et d'innocence, alors que, guidé par la candide curiosité, tu continues :

— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce qu’aujourd’hui y a encore des enfants qui deviennent chevaliers ?

Est-ce que moi aussi,
Pour papa,
Pour maman
(ou pour v o u s)
Je pourrais un jour le devenir ?

Serviteurs dévoués à ton bien-être, la simple idée que de réclamer leur aide dérange les tympans.
Car, te complaire ainsi dans l'oisiveté
sonne comme une triste musicalité.
Aux balbutiements de l’adolescence, lorsque la fraîcheur persiste sur ces traits enfantins, tu désires accomplir ; accomplir, t’investir, servir, insérer un nouveau rouage dans ce système déjà bien huilé ; donner plus que recevoir, n’avoir besoin de rien afin de tout offrir.  Voir en grand afin de prouver que l’on n’est plus si petit.

Elle te livre ses réponses sincères en te désignant, pointant du doigt tes désirs les plus enfouis. Car une mère sait toujours, une mère connaît toujours sa descendance mieux que cette dernière ; rêves étalés et discrètement moqués par l’encombrante sagesse.

Oh Matthias.
Qu’est-ce que cela produit dans ton coeur,
d’ainsi représenter à ses yeux la naïveté et la candeur ?
Tes projets sont bien nobles, Matthias,
mais regarde ce qu’ils inspirent au grand public.

Ego blessé, les sourcils se froncent légèrement, baissant légèrement le regard afin de camoufler le courroux muet ; la mine renfrognée, la fierté ressent ce besoin puéril de s'embarrasser d’excuses afin de ne guère s’avouer vaincue.

— C’est pas… J’ai pas dit que j’voulais en être un. J’voulais savoir parce que ça m’intéressait. Silence. C’est juste que… juste jouer et lire c’pas ce qui va m’rendre heureux. Donc je m’occupe en explorant.

Ce n’est pas un jeu entre enfants rêveurs.
Les poings se serrent.
Comme un murmure vertueux brisant les espoirs chimériques, comme un coup de poignard transperçant le cœur d’or. La mine déconfite traduit la contrariété et la désillusion d’une réalité sensée malgré l’absurdité de ce monde ; car la loyauté ne s’est jamais apparentée à un jeu d’enfants avec toi, Matthias. Les serments, les devoirs et les responsabilités ont toujours passé entre les mailles du filet de l’insouciance ; et oh, que l’on accepterait d’acquérir le rang d’écuyer, de converser avec les étalons, de manier l’acier si cela t’accordait la possibilité de défendre et de protéger. Sait-elle seulement tout ce dont tu serais capable, Matthias ? Pour ta famille, tes proches, pour e l l e ?

L’espace d’un instant, tu te demandes...
Si ton existence ici ne manifeste aucun bienfait...
Ne vaudrait-il pas mieux retourner dans ton foyer ?

Le regard perd son éclat devant l’échec que ta cause admirable représente. Silence de plomb afin de ponctuer le malaise, même les pâtisseries perdent leur intérêt. Rapidement dissipé par sa proposition alléchante.

— On peut ? comme un intérêt regagné. Si on peut, j’veux bien, j’ai plus très faim de toute façon.

Arrangeant convenablement la vaisselle afin qu’elle soit mieux débarrassée, ton corps se soulève dans un élan d’impatience d’ainsi admirer la création de ces merveilles. Les prunelles plongées dans les siennes dans la quiétude, à la recherche d’une consolation maternelle.

La question n’est jamais si nous pouvons
mais plutôt si nous ne pouvons pas.

Néanmoins, qu’est-ce qui trace les limites de l’impossible dans ce monde dénué de sens ? Tu appartiens à un autre univers où tu t'étais accoutumé aux frontières et a aux mœurs ; cependant, au Pays des Merveilles, comment connaître la nature de l’inimaginable autrement qu’à travers les mots d’un de ses piliers ? Tu incarnes le seul élément immuable, vulnérable dans des contrées étrangères, mais néanmoins fidèle à ta nature.

Faible sourire esquissé devant sa clairvoyance. Elle sait, toute puissante qu'elle est. Elle sait que l’absence d’action serait une trahison à ton être profond. Elle sait que ton bonheur ne rimera jamais avec l'oisiveté qu’elle t’offre généreusement. Les gloussements se mêlent à la danse et à cette mélodie doucereuse, tu te sens comme transporté dans un voyage enivrant, spectateur d'un monde que tu visiteras humblement avant de regagner ton rang.

Les prunelles se perdent dans cet océan de ferraille, convoitant l'apprentissage du langage de la noblesse ; l’attention se perd sur la vigueur des artisans frappant l’acier, créant les outils qui forgeront la tranquillité sur le long terme tandis que tu rêves d’incarner le serviteur de cette utopie. Chaque son sonnant comme un glas, une cadence élaborant une incantation nouvelle qui résonne dans tes oreilles attentives.

En cet instant, tu n’existes plus autre part que dans tes songes. Et seule la maîtresse de ces lieux parvient à t’en extraire grâce à une interrogation perfide. Une chose impossible.
Une chose impossible.
Quelque chose
Que tu souhaites

— La paix.

Balbutié spontanément après des secondes de silence, le cœur se serre de honte devant un aveu aussi naïf, aussi puéril, aussi niais, aussi peu viril ; ces déclarations que l'on mystifie aux amis afin de ne guère recevoir de moquerie, et ces confessions que l'on épargne aux adultes afin d'échapper au rang de garçonnet candide quand on feint la maturité ; les sourcils se plissent tandis que tu hésites à rectifier cette humiliation ou à laisser parler ton âme. Un soupir s’échappe, avant que tu poursuives.

— Mais vous y pensez aussi quand vous posez cette question, je me trompe…? C’est pas quelque chose qui s’exauce comme ça, sinon elle serait déjà là.

On ne craindrait guère la Reine Rouge, on ne craindrait rien ; il n’y aurait rien à redouter, personne ni rien à combattre, aucune menace contre laquelle se préparer. Et peut-être est-ce là l’étendue de ton caprice enfantin que de constater qu’aussi dévouée soit-elle, elle ne détient pas la toute puissance, seule, d’exaucer ce souhait disproportionné. Un regard presque suppliant s’ancre dans ses yeux.

— Vous pensez que c’est impossible que j’puisse me battre pour l’obtenir ? Le cœur se serre, tandis que la détermination fait vibrer les cordes vocales. Vous pensez que c’est impossible que j’puisse servir ce pays ?

Servir comme une preuve d’amour, se dédier comme indication d’une affection sincère ; verra-t-elle alors que peu importe le lieu où tu atterriras, tu t'entêteras à t'enchaîner à cette dangereuse malédiction. Celle d’espérer et de protéger cet espoir en agissant à tout prix. Peu importe ce que cela finira par te coûter. Car la culpabilité ne se privera guère de pointer du doigt ta passivité et tes échecs — elle s’empressera de les transformer en synonymes. Souffrir sur un champ de bataille sera un supplice bien plus doux que la contemplation d’un massacre — la contemplation de ses regrets.

Et tu sais que ce tourment
n'égalera jamais aucun autre.

— Si c’est ça qui est impossible... alors c’est bien mon seul souhait.

Les lèvres n’esquissant pas le moindre sourire, le regard braqué sur l’armement que l’on osera frôler des doigts sans permission. Elle seule saura déterminer s’il t’est possible de franchir la frontière entre l’utopie et la réalité. On te reprochera ta naïveté aberrante, toutefois tu es conscient que certaines faveurs ne s'obtiennent pas sans dur labeur.

Car qui veut la paix prépare la guerre.

Un sourire transparaît sur ses traits royaux à l’entente de ces syllabes qui vous unissent, comme un lien qui se tisse entre le bas peuple et les êtres divins dans une volonté commune. Une douce confirmation de sa part qui attise, à ton tour, un rictus rassuré, assurant que votre affinité naissait bel et bien d’un désir semblable. Car, il s’agit là, à tes yeux, de l’incontestable démonstration de sa blancheur immaculée, de sa pureté d’âme et de sa bienveillance inégalée. Il s’agit là de valeurs berçant les tiennes, te caressant dans le sens du poil avec tendresse.

Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Ton sourire raccourcit ses traits à l’entente de son sermon, à l’entente de ses bonnes intentions à ton égard ; apprends à vivre pour toi, pour ton sang et tes rêves. L’allure de ton expression s’habille d’une légère tristesse nostalgique. Car, en cet instant te revient en mémoire ta véritable génitrice, celle de chair et de sang enfermée dans les terres dont tu es originaire.

N’oublie jamais de prendre soin des autres,
de faire attention à ceux qui te sont chers.
Car crois-tu que l’on peut réellement être heureux,
au milieu d’un entourage malheureux ?

Peut-on seulement goûter au bonheur, à moins qu’il ne se conjugue au pluriel ? Peut-on espérer dessiner des esquisses sincères sur notre visage au milieu d’une mare de désarroi ? Cela te paraît inconcevable.
Au milieu d’un village campagnard où chaque soupçon de joie animait la nôtre ; où l’on se sentait rempli de gaieté au contact des salutations chaleureuses des voisins ; où l’on s’émerveillait devant chaque anecdote nouvelle et banale des paysans labourant leurs terres ; où les tracas ne germaient sur les lignes de ces visages paisibles ; au milieu de cette ambiance charmante et singulière, tu avais compris que, sans ces petits fragments d’enthousiasme, tu ne pouvais espérer bâtir ta félicité. Tu avais compris que, dans la finalité, tu n’avais d’autre ambition que de te laisser transporter par cette sérénité, engendrée par une communauté toute entière.

— C’est bien le cas, je vous le promets. C’est bel et bien les miens !

Le rêve d’être simplement heureux,
en compagnie d’un entourage heureux.

Vivre pour soi, vivre pour les autres, deux figures maternelles aux principes divergents et opposés qui, pourtant, forment les deux faces d’une même pièce. Altruisme et égoïsme, deux antonymes nourrissant chacun les vertus de l’autre, incapables d’exister sans son contraire. Les enfants imaginent les choses en grand, tout en dévoilant une vision simpliste de la réalité. On s’imagine adultes sans saisir les responsabilités que cela implique.
Et toi, Matthias, tu ne peux aspirer à un bonheur solitaire, alors aspirer à un avenir de chevalier servant répondant aux souhaits d’autrui sonne comme le chemin le plus raisonnable. Protéger ce peuple afin d’évacuer les craintes de contempler sa destruction. Permettre à cette belle symphonie de ne guère être entachée d’une dissonance chaotique, susceptible d’anéantir l’harmonie.

Comme la mélancolie d’un père,
faisant sombrer une famille entière,
dans une détresse muette.

Silence.
L’espace d’un instant, tu ressens cette hésitation remuer les entrailles, te ramener à la base de ta fonction, écarquiller les orbes en réalisant la raison première de ton existence.
Néanmoins, il est trop tard, Matthias : ton indécision s’est déjà empressée de faire un choix ; et lorsque tu relèves la tête, elle accepte de sceller ta destinée. Retour brutal à la réalité, un beau retour, tu improvises alors une petite révérence courtoise.

— Enchanté.

Surpris par cette réalisation inespérée, tu ancres ton regard dans celui du vénérable Honoré.
Suis-le, j’ai exaucé ce souhait.
Alors, doucement, les pas s’éloignent en compagnie de ceux du collaborateur ; doucement tu t’éloignes pour entamer ton nouveau périple ; doucement, tu adresses un dernier sourire à la Reine — un sourire empli de joie, un sourire teinté de soulagement, un sourire nourri par l’espoir.

— Merci. Rayon de bonheur éclairant l’innocent faciès, tel un enfant devant un merveilleux présent de Noël. Je vous remercie, Votre Majesté.

En ce jour, elle t’a permis de mettre les tourments en sourdine, noyés dans l’espérance, enveloppés par l’euphorie. Celui de servir autrui, celui d’un jour défendre le bien-être d’un merveilleux peuple ; celui de vivre pour leurs espoirs et leurs désirs.
Oh, pourtant, au cours de cette même journée, n’as-tu pas vu que tu as anéanti les espoirs et les désirs de celle que tu prétends aimer comme une mère ?
En ce jour, n’as-tu pas vu que tu as refusé d’aseptiser ses plaies alors que ses mots saignaient ?
Tout cela,
pour son bien ?

Oh Matthias,
Quel bel hypocrite tu fais !