À l’échelle du monde, les problèmes de la blonde étaient sans doute insignifiants. Elle pouvait bien en faire une montagne, rien ne changeait ce fait. Elle avait souffert, c’était un fait, son expérience, son ressenti. Et pourtant, pourtant elle était toujours là. La doctoresse s’était relevée, avait gravi la montagne, observée ce qu’il y avait au sommet et l’avait ensuite nargué. Toujours elle se rappelait de ce qu’elle avait vécu ; jamais elle n’oubliait ce qu’elle avait éprouvé pendant cette période. Pour Lucy, les mots n’avaient que peu de poids comparé au reste, Vanille était la preuve vivante que non.

Qui avait raison, tort ?
Personne.
Les deux à la fois ?
Du pareil au même.

Le blondinet quant à lui comprit que sa princesse en avait bavé. Si bien qu’il tenta tant bien que mal de s’excuser auprès d’elle. Qu’il fût d’accord ou pas, cela n’avait aucune véritable importance. La différence, la diversité d’opinions, un obstacle ? Non une opportunité. Une aubaine pour les ouverts d’esprits d’en apprendre plus sur la vision des autres du monde dans lequel ils étaient plongés. Dans ses bras, Vanille s’y blottit, sans broncher sans en rajouter.

Elle avait dit ce qu’elle avait à dire, le reste n’était pas entre ses mains. Et bien qu’elle aimait avoir le contrôle, bien qu’elle détestait quand celui-ci lui échappait, avec lui, c’était peine perdue. Vanille savait que le poids de ses arguments n’écraserait jamais les opinions que Lucy avait. Et quelle importance ? Elle avait réussi à gagner un petit câlin, elle ne pouvait plus se plaindre maintenant.

S’ensuivirent des promesses de vengeance. Une prophétie qu’elle avait déjà entendu la blonde. De sa propre bouche émanèrent ces mots quelques années plus tôt. La forme était différente ; le fond était le même. Une idée directrice, un fil rouge à étirer jusqu’au bout : celui des représailles. Longtemps elle avait gardé le mot « vendetta » dans sa bouche, pensait que sa saveur était exquise. Jusqu’à ce qu’elle se rende compte que le mets de la vengeance pourrissait dans sa glotte, ne laissant qu’un arrière-goût amer à chaque fois qu’elle ravalait ses menaces de pourrir la vie aux charognards.

Elle finit un jour par cracher ces mots, comprenant que ce qu’elle avait entre ses dents n’était que du poison. Et cette toxine, elle ne voulait pas la voir couler dans les veines de son prince. Alors elle maintint son visage dans ses mains et aspira le poison des mots du blondinet, le recrachant avec les siens.

— Non. Je ne veux pas me venger. Je ne le veux plus. Et certainement pas que tu le fasses à ma place. Je ne laisserai pas ces pourritures envahir mon esprit une seule seconde de plus. J’ai brisé ce cercle vicieux il y a bien longtemps, ce n’est pas pour te voir le reformer. Je t’aime beaucoup trop pour ça. Je veux vivre heureuse, reconnaissante de la vie que je mène, sans amertume pour celle qu’elle pourrait être. On passe trop de temps à essayer d’imaginer une vie meilleure plutôt que d’essayer de rendre celle qu’on a plus agréable à vivre. Elle marqua une pause, enlaça Lucy d’une étreinte à la fois hésitante et déterminée : et maintenant que tu es là, tu restes avec moi. Je veux qu’on s’amuse, qu’on fasse plein de conneries ensemble et qu’on en rigole. Toutes ces bêtises innocentes qui ne font de mal à personne… c’est ce que je veux. D’accord ?

Force de conviction, elle pouvait l’être.
Mais surtout, ses arguments avaient un tel poids qu’elle voyait mal comment le prince pouvait refuser. Il était là pour combler sa princesse ; la dernière chose qu’elle voulait, c’était de le voir partir en guerre, certain de voir ses conquêtes lui apporter ce dont elle avait besoin. Sa présence suffisait à la combler la blondinette.

Quelques mots pour accéder à sa requête, même si cela ressemblait plus à un report d’échéance qu’une véritable promesse d’abandon. Cela ne changea rien au fait que le prince, même s’il n’était peut-être pas tout à fait honnête, il acquiesça aux demandes de la princesse ; parce que ses désirs étaient des ordres.

Une fois.
Deux fois.

Il s’y reprit pour persuader Vanille qu’il laissait passer l’affront qu’on lui avait fait. Et celle-ci n’avait rien besoin de plus que de l’entendre dire ; ne sachant bien évidemment pas s’il était honnête, mais quelle importance ? Tant qu’il était là et pas ailleurs, le reste elle n’en avait cure. Ce qu’il faisait de son temps libre ne la regardait pas. Mieux encore, elle pouvait même y fermer les yeux, choisir de rester aveugle à ses méfaits, ou bien détourner le regard.

Dans sa peau d’adolescente, elle n’en avait pas la naïveté. Elle savait d’expérience que le contrôle ne pouvait pas toujours lui appartenir et ce, peu importe à quel point elle exécrait cette idée. Le blondinet pouvait bien bouillir de rage à l’intérieur, Vanille tentait tant bien que mal de souffler sur le brasier pour éteindre les flammes, sachant pourtant pertinemment qu’au mieux elle ne pouvait que les entretenir. Ce n’est pas avec le souffle de ses lèvres qu’elle pouvait éteindre un feu ; mais elle n’avait pas d’autre pouvoir que celui de tenter de l’apaiser.

─ Je sais, je sais. Mais cela ne m’avancera à rien que tu viennes leur mettre une fessée. Ils n’auront rien à se mettre sous la dent, pas même ma haine. Ils n’auront que mon ignorance. La vengeance ne fait plus partie des jouissances de la vie à mon sens. J’ai d’autres chats à fouetter.

Elle parlait avec beaucoup de sagesse la blondinette ; mais elle n’avait point oublié pourtant. Toujours elle gardait en mémoire les sévices. Pas pour se faire souffrir, mais pour retenir la leçon. Et celle-ci était désormais bien apprise. Ancrée dans sa petite tête d’ange, à la chevelure d’or.

Les femmes, les femmes.
S’il savait…
Et maintenant ? Maintenant quoi ?
Quoi faire ?

Rester sur le banc pendant des lustres à se raconter leur vie ? Il n’y avait rien d’amusant à cela. Lucy lui, l’avait vite compris. Alors avant de se quitter, il proposait à la blondinette une activité pour passer le temps qu’il lui restait en sa compagnie. Elle avait de nombreuses idées l’adolescente, toutes plus saugrenue les unes que les autres. Elle se leva d’un bond, sautilla sur place avant d’enrouler son bras autour d’une épaule de son acolyte.

Elle en profita pour s’appuyer un peu sur lui, lui faisant sentir son poids au passage ; il avait d’ailleurs tout le loisir d’observer – certainement avec dédain et désespoir – qu’elle était plus grande que lui malgré sa forme d’antan.

Puis elle reprit :
─ Il y a tant de choses que je veux faire. Envie de chaparder des sucreries et les manger goulument, fière de mon méfait. Envie de marcher sur toutes les pelouses où il y a marqué « pelouse interdite » en signe de défi. Envie de faire plein de folies ! Elle attrapa alors les mains de son prince, l’attirant vers elle, improvisant une petite danse ; enjouée, candide, riait aux éclats avant de reprendre : envie de te montrer ce que je sais faire, ce que je suis réellement. Je ne sais pas si tu es prêt pour cela. On verra cela bien assez tôt. Au final, je veux TOUT faire. Je veux TOUT.

Elle n’avait point d’ambition démesurée la blonde.
Si ce n’était celle de faire ce qu’elle voulait.
Et rien que ça… c’était déjà beaucoup.  

Elle le disait encore.
Elle voulait tout.
Absolument tout.

Le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière ou du crémier ; qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse en somme. Dans des petits pas de danse improvisés, tandis que le blondinet faisait étalage de son expertise chorégraphique, il plaisantait une fois de plus. Jamais de trop. L’adolescent badin se moquait de la princesse à la chevelure dorée, prétextant qu’il ferait de son mieux pour lui offrir ce qu’elle désirait. Avait-il seulement conscience que c’était purement et simplement impossible ?

Oui.
Non.
On s’en fout ?
Carrément.

Et pourtant, quoi de plus représentatif de la jeunesse que cette utopie de tout posséder ? Bien souvent, les jeunes gens construisaient un palais de leurs chimères. Un château de cartes d’espérances détruit un jour par le souffle de la réalité - une fatalité. Les rires volèrent aux éclats tandis que le prince emportait la princesse avec elle. S’interrogea sur le sens de ses propos. Car Vanille, jamais, ô grand jamais n’avait montré ce qu’elle savait faire. Ce que Lucy avait devant elle était une illusion. Ne se sentant pas de tout dévoiler, elle rétorqua :

— Si tu veux le savoir, il te suffit de demander très cher. Si tu pouvais me voir autrement, le voudrais-tu ? N’as-tu pas cette curiosité de savoir à quoi je peux ressembler, privée de quelques années ? Ou bien l’inverse ? Je peux te le montrer Lucy. Te montrer ce que personne d’autre que moi ne sait faire. Énigme d’une conclusion apportée d'un clin d’œil mutin. Toujours prête à se donner en spectacle. Toujours prête à se la raconter. Arrogante, narcissique. Aucune surprise.

Comme un défi, le blondinet prétextait que le véritable culot, au-delà de simplement se pavaner là où c’était interdit, était carrément d’aller cueillir ce qui était proscrit. Merveilleuse idée. Tellement fidèle aux deux louveteaux. Alors l’adolescent imita son prochain lorsqu’il retira ses chaussures et ses chaussettes. Mais parce qu’elle n’en avait rien à faire, elle garda quand même son collant noir, flemme de l’enlever pensa-t-elle. Gambettes cachées par le tissu ébène ; pendant que celles-ci gambadèrent presque d’elles-mêmes, en direction du prince qui semblait composer un bouquet.

Arrivée à sa hauteur, la blonde s’allongea dans l’herbe, s’étalant de tout son long comme un chat, se roulant même dedans comme-ci ce parterre de gazon était le sien. Comme si elle offrait une compétition d’irrespect à celui qui l’accompagnait. Elle se doutait bien qu’à un moment le courroux d’un jardinier allait tomber… mais elle s’en fichait éperdument, l’adrénaline l’ayant déjà plongée dans l’ivresse de ce moment ; parenthèse dans le temps qui s’écoulait, immuablement.

— Tu me composes un beau bouquet j’espère ? Je le mettrai dans mon cabinet et je me vanterai de son origine. Le bouquet de l’impétuosité, de l'insolence. Le bouquet de nos excès !

Qu’elle affichera sans doute fièrement.
Jugée coupable de ne ressentir aucune culpabilité.
Oups.

Elle avait beau insister, il faisait la sourde oreille.
Par deux fois elle avait insinué qu’elle pouvait se montre à lui sous un jour nouveau ; par deux fois son prince fit semblant de ne pas entendre ou éluder ce qu’elle disait. Et comme la blonde n’était pas née de la dernière pluie, elle comprit vite que continuer ainsi ne ferait qu’abimer un lien fragilisé par le temps qui avait filé à toute vitesse.

Alors elle lui pardonna cette fois, de ne pas le voir rebondir sur ses propos. Elle se focalisa sur ce moment qu’elle passait avec lui, essayant de ne pas le gâcher avec une maladresse qui pourrait malheureusement tout changer. Peut-être que c’était simplement ce qu’il voulait son acolyte à la chevelure dorée. Peut-être voulait-il simplement garder cette Vanille et pas une autre. Naïve, la blonde pensait que Lucy l’aimait, peu importe son enveloppe… serait-il possible qu’elle se fourvoie ?

Elle espérait que non.
Elle espérait que si par hasard il la voyait sous une autre peau, elle serait toujours sa princesse, même avec quelques années en plus ou en moins. Alors tandis qu’il lui préparait la couronne qu’elle méritait ; celle-ci, toujours allongée dans l’herbe, contempla le ciel ; le regard s’y perdant. Elle se mit alors à penser à haute voix, surenchérit sur les dires du blondinet :

─ Tu as raison. Trop de gens ignorent ma beauté, je ne m’explique pas le fait de ne pas voir de statue à mon effigie. Ou bien un autoportrait peut-être. Quelque chose qui m’immortaliserait dans le temps ; quelque chose qui ferait que je ne serais pas oubliée. Silencieuse pendant quelques longues secondes, elle avoua une peur qui lui traversa l’esprit : je ne veux pas être oubliée Lucy. Je veux qu’on se souvienne de moi, de mon nom. Qu’au moins quelque part, sur des lèvres on pourrait y lire le nom de Tir Ná Lia. Je suis la seule restante… je ne veux pas que mon nom disparaisse. Je veux être éternelle.

Mais elle savait Vanille.
Savait qu’elle était d’une nature éphémère.
Qu’elle vieillissait et qu’elle était mortelle comme tout le monde.

Elle avait beau tromper le temps en rajeunissant son enveloppe… au final elle ne faisait que montrer une illusion d’intemporalité. Mais alors qu’elle semblait se perdre dans ses pensées, elle fut interrompue par son prince ayant terminé sa couronne fleurie.

Devant un tel cadeau, elle se redressa d’un bond, s’asseyant en tailleur devant le blondinet, sourire mutin aux lèvres. Elle pencha ensuite son corps en avant, laissant à Lucy le loisir de poser cette fausse auréole sur sa tête d’ange, ajustant celle-ci pour être sûre de ne pas la perdre.

─ C’est magnifique Lucy. Merci. Elle fondit alors sur lui, comme prédatrice sur sa proie, l’entrainant au sol avec elle ; l’enlaçant de toutes ses maigres forces, déposant une guirlande de baisers sur son visage, évitant soigneusement ses lèvres. Jusqu’à ce moment où, en le surplombant, elle le toisa de ses saphirs avant de déposer le plus succinct des baisers sur les lèvres de son prince ; emportée par l’ambiguïté de ce moment. Puis elle s’écroula à côté de lui, enroulant une mèche de sa chevelure autour de son index. Tu es le meilleur… puis elle ne dit rien de plus. Pas même une excuse pour avoir pris d’assaut ses lippes, même d’un instant aussi court.

La princesse ne n’excusait que rarement lorsqu’elle prenait ce qu’elle désirait.
Et à cet instant c’est ce qu’elle voulut.
Maintenant… elle était perdue.

Elle se demandait.
Pourquoi ?
Pourquoi ce baiser sur ses lèvres ?
Pourquoi cette soudaine envie ?

Alors que jusqu’à présent, ce bonheur enfantin n’avait connu aucun impair ; que cette comédie avait été parfaitement interprétée, pourquoi l’une des protagonistes devait soudainement briser la diégèse de cette pièce si joliment jouée ? Elle se demanda alors quelle serait sa réaction, alors qu’elle ne s’était même pas excusée de lui avoir volé ce baiser.

Lucy quant à lui, n’hésita pas à le lui faire remarquer, ignorant les menaces proférées à l’encontre des deux jeunes gens, pour avoir foulé une pelouse sur laquelle ils ne devaient en aucun cas se pavaner. Sa rancune il la montra à sa façon, petit pincement au niveau de la nuque de l’adolescente qui ne put s’empêcher de faire une petite grimace, ressentant un picotement étrange dans l’estomac… sensation qu’elle connaissait pourtant par cœur, mais qu’elle n’avait jamais réellement expérimenté avec… lui.

Ne plus jamais refaire cela sans prévenir.
Pouvait-elle le promettre ?
Non. Elle en était incapable.
Alors plutôt que de mentir, elle préféra se taire.

Puis, main dans la main, ils fuirent le courroux du jardinier, prêt à faire subir les pires sévices à l’artiste de la belle couronne sur la tête de la blonde, toujours vissée dessus ; même en courant pour lui échapper, elle garda une main ferme sur elle pour ne pas la perdre. En souvenir de lui… parce qu’il allait bientôt partir.

Et lorsqu’ils furent à l’abri, du jardinier et des regards indiscrets, l’adolescente ne put s’empêcher de prendre son prince dans ses bras. Le serrant fort contre elle… ne voulant pas le voir partir, bien qu’elle savait pertinemment qu’elle ne pouvait rien y changer.

Alors elle essaya de lui faire promettre ceci.
Sans supplier, parce que jamais elle ne le ferait.
Princesse, ordonna.
Princesse commanda.
Princesse… demanda.
Princesse… supplia.

— Tu reviendras me voir ? Bien sûr que tu reviendras hein ? Tu n’as pas le choix ! Parce que si tu ne viens pas… moi je viendrai !

Elle se rassurait comme elle le pouvait.
Sans s’excuser pour son impair.
Sans même le regretter.
Mais le voir partir sans avoir la certitude de le revoir.
Ça non.
Jamais.