Nous y revoilà.
Une fois de plus, certainement de trop.

J’aurais aimé vous dire que je revenais vers elle pour la bonne cause, parce que j’avais besoin d’une expertise qui n’était pas la mienne. Je ne comptai plus le nombre de bobards qui étaient sortis de ma bouche. Farandole de conneries. La première fois pourtant, ma venue ne souffrait d’aucune hypocrisie. Au contraire, j’avais rarement été aussi sincère dans ma démarche. Un assortiment de fleurs pour m’excuser auprès d’une conquête. La seconde fois aussi peut-être. La troisième fois ? Allez disons que oui. Mais là, je nageais dans une mare de faux-semblant… peut-être même un océan.

Ce n’était pas de sa faute. Celle qui servit l’assemblage floral n’avait finalement fait que son métier. La demande était simple : assez bon pour le pardon pas mirobolant pour autant afin que la personne charmée évitât de se faire des idées quant aux intentions qui étaient les miennes. Et ce pour quoi j’avais payé avait parfaitement honoré ce contrat tacite que nous avions passé, la fleuriste à la chevelure blanchâtre et moi, son jumeau capillaire.

Et je remarquai deux choses d’elle : son efficacité et son joli minois. Sans nécessairement hiérarchiser ce qui me plaisait le plus chez elle, toujours est-il que le goût de reviens-y était suffisamment appétissant pour que je revinsse auprès d’elle à chaque fois que j’avais besoin d’une composition fleurie pour me faire pardonner de mes torts. En bref : je jouais les Don Juan et la pauvre propriétaire de la boutique ne se doutait probablement pas encore que la fleur que je cherchais véritablement à cueillir : c’était elle.

Ça en tout cas, c’est ce que mon imagination cherchait à me persuader. Je ne savais pas si j’étais loin de la vérité. Mais j’étais là, de nouveau dans son espace, son antre. Mais pas les mains vides. Vu le nombre de fiers services qu’elle m’avait rendus, je décidai de lui ramener un petit café, sachant que de mon côté je m’abreuvai déjà du mien. Sans grandiloquence, sans même un petit clin d’œil mutin pour la fameuse plaisanterie du : « eh oui, c’est encore moi » ; juste le breuvage déposé sur le comptoir, pendant que je m’accoudai à celui-ci en soupirant longuement, cherchant la prochaine intrigue justifiant ma nouvelle visite.

Et l’inspiration me vint alors, pendant que mes pupilles bleues aux reflets cyan se cachaient toujours derrière la sombre teinte de mes lunettes de soleil :

— Comme on se retrouve. J’ai une nouvelle histoire pour vous. Oui, parce que j’avais pris pour habitude de la vouvoyer sachant que nous n’avions pas élevé les cochons ensemble. Ou alors ma mémoire me faisait cruellement défaut. C’est l’histoire d’un homme, qui passe du bon temps avec quelqu’un. Ce quelqu’un a animal de compagnie, jolie petite créature, mignonne, mais envahissante ; qui a des envies d’ailleurs, sans doute que les murs de cette maison sont trop étroits pour elle. L’homme dans sa maladresse, ouvrant la fenêtre pour fumer sa cigarette en paix, en oublie la tendance de l’animal à tenter des évasions rocambolesques. Manque de bol, l’animal se barre et ce fut clairement de sa faute, ayant oublié de fermer la fenêtre après avoir évacué la fumée de sa bouche. Cela fait maintenant deux jours et l’animal est introuvable. L’homme cherche donc un bouquet pour se faire pardonner de cette faute et se tourne ainsi vers la seule personne qu’il sait suffisamment compétente pour relever le défi. Petit bonus, non négligeable, il lui offre un café rien que pour la peine qu’elle se donnera. Est-ce que cette histoire vous plaît ?

Péripétie inventée de toute pièce.
Mais je voulais juste entendre le son de sa voix.
Sans pour autant avoir jeter mon dévolu sur elle, impossible de nier l’évidence : j’étais là pour elle, pas pour un énième bouquet. Prétexte et faux-semblant. J’étais pitoyable.

Tissu de mensonges, finement cousus cependant ; de là à ce qu’elle s’en accommodait sans aucune suspicion ? Que dire d’autre à part que j’espérais que ce fut le cas ? C’était quand même cocasse comme situation, obligé d’inventer des excuses et des prétextes pour venir la voir alors que j’aurais tout simplement pu l’inviter à boire un café. Qui sait, ça lui aurait sans doute fait plaisir avec un peu de chance ?

Curieusement, il n’y avait pas que son joli minois qui me poussait à revenir ; mais aussi cette interrogation latente à chaque fois que je la voyais. Sans comprendre réellement pourquoi, sans même savoir si j’avais raison ou tort, sa présence avait des effluves de morosité. Comme si à chaque fois que j’entrais dans sa boutique, la joie de vivre avait disparu du monde. L’âme d’une femme brisée par un malheur incommensurable alors qu’elle avait la forme d’une jeunesse supposée croquer la vie à pleines dents.

Un mélange de curiosité pour elle et d’un tantinet d’attraction sans doute ? En tout cas, lorsque je réussissais à lui arracher un sourire, même le plus succinct d’entre eux, ça suffisait à mon bonheur. Et peut-être qu’elle avait compris cela, peut-être qu’elle avait compris mes véritables intentions. Qui sait ; difficile à dire tellement elles étaient nébuleuses, même pour moi.

Et je continuais de jouer le jeu donc, répondant à ses interrogations, spontané dans mon mensonge, comme si je faisais ça depuis toujours - ce qui était le cas en réalité ; aucun véritable scrupule à baratiner :

— Je pense que cette petite bébête me déteste tellement que même avec un sac rempli de croquettes dans la main, elle doit penser de moi que je veux l’égorger et l’offrir en sacrifice à la pleine lune pour la gloire d’une divinité qui hait son espèce. Et l’étoffe du tissu s’épaissit, une fois de plus. D’un mensonge de la taille d’un torchon, il devenait serviette, puis drap et il continuait de s’épaissir, si bien qu’un jour il aura probablement la taille d’une toile pouvant recouvrir ce monde.

Quelle tristesse d’en arriver là. Tout ça pour quoi ? Juste pour percer le mystère de la fleuriste alors qui si ça se trouve elle était juste mal lunée à chaque fois que je venais la voir ? Je n’osais imaginer quelque chose d’aussi simple, ça serait presque décevant. Émana de sa bouche un remerciement auquel je répondis d’un simple haussement d’épaules pendant que je sirotais mon propre breuvage.

Elle s’éclipsa alors de ma vue pendant ma dégustation, semblait se diriger vers la porte d’entrée de sa boutique. Mes oreilles captèrent le bruit d’une pancarte qu’on retournait, provoquant en moi une envie presque irrésistible d’en rire si bien qu’il fut extrêmement difficile de me contenter d’un simple sourire en coin.

Et puis elle proposa sa solution florale. Avis que j’écoutais religieusement, comme un fidèle écouterait la prière d’un apôtre. Et j’essayais de comprendre, une fois encore, ce qui me gênait à chaque fois qu’elle prenait la parole. Mes pupilles azurées, la scrutant, cachées derrière la teinte ébène de mes lunettes, essayant de la percer à jour, comme si l’avenir du monde en dépendait.

— Léger, simple. Je peux faire avec sans doute. Et elle m’interrogea alors sur mon mensonge la demoiselle ; qu’elle essaya ou non de démêler le vrai du faux, de mon côté je continuais mon petit numéro : la même personne oui. Disons qu’avoir plusieurs aventures en même temps… l’idée en soi ne me déplaît pas, mais c’est mieux quand les personnes concernées sont consentantes et éclairées sur mes intentions et ma façon de vivre. Et parce qu’une nouvelle petite touche d’humour n’avait jamais fait de mal à personne : honnêtement, je lui offre tellement de bouquets que si ça continue comme ça, il va y avoir un microclimat chez elle. Je pense qu’on est pas loin du tropical, je ne serais même pas étonné qu’il se mette à pleuvoir dans sa maison avec la jungle de fleurs à l’intérieur.

Et ça continuait.
Quel culot franchement.

Le café dans la main, je profitais des quelques dernières gorgées restantes avant de changer de sujet ; enfin un peu de sincérité :
— Votre café va refroidir. Profitez-en, j’ai comme l’impression qu’on ne vous en offre pas tous les quatre matins. Je peux ralentir bien des choses… mais l’hypothermie d’un liquide, j’ai bien peur de ne pas avoir ce pouvoir. Petit indice glissé sur moi au passage, après avoir avalé tant de couleuvres mensongères, elle méritait bien un petit bonbon de vérité. En réalité je me demandais bien si cela n’allait pas l’embrouiller davantage, mais la réponse allait venir bien assez tôt.

Accrochez-vous mademoiselle.
J’en aurais bientôt terminé avec mes salades.

Tandis que je parlais, j’observais.
Ses réactions, ses sourires, ses regards.

Elle était d’un calme olympien, imperturbable ; si bien que je ne réussissais qu’à lui arracher un maigre sourire avec mes plaisanteries. Qu’elles fussent de mauvais goût ou pas, ce n’est pas moi qui le décidais. Si l’on me posait la question, je dirais évidemment que je me trouvais amusant ; ce que les autres pouvaient en penser en revanche… je n’avais aucun contrôle là dessus. Alors je me contentais de la voir sourire ; ou bien de cette légère exhalation amusée qu’elle fit, m’encourageant à continuer mes traits d’humours.

Qui sait, peut-être qu’elle finira par éclater de rire à un moment donné. L’espoir fait vivre. De ces mots me remerciant pour le café offert, je me contentais d’un simple haussement d’épaules. La bonne idée aurait été de lui avouer que j’aurais préféré lui offrir hors de sa boutique, mais nous avions tout le temps pour mes aveux.

Et cette honnêteté qui me faisait cruellement défaut m’obligea à m’enliser dans le mensonge que j’avais créé. Quant au doute latent chez la fleuriste qui pouvait à tout moment se manifester, se matérialiser par un questionnement, celui-ci arriva bien assez tôt. Et elle avait raison sur un point : les gens étaient trop attachés à leurs animaux de compagnie pour être satisfaits par un simple bouquet de fleurs en guise d’excuse.

Et ce fut un détail que je n’aurais pas dû négliger et qui naturellement, la fit tiquer.
Quant au doute, elle m’en fit part, comme je pouvais m’y attendre, bien que j’aurais souhaité qu’il n’arrivât pas aussi vite. J’avais le choix maintenant, continuer à creuser pensant que j’étais encore loin du fond du gouffre, ou bien remonter en tentant une pirouette au passage, comme un funambule.

— Vous savez quoi ? Vous avez raison. Il y a pleins de choses que je ne dis pas, mais chacun a le droit à son petit jardin secret vous ne croyez pas ? Pour appuyer mon propos, d’une pression de mon index sur mes lunettes, je les fis glisser sur mon nez pour lui dévoiler mes iris pour la première fois ; lui montrant ce fascinant mélange d’azurs nuancés. Avant de finalement les remonter pour les dissimuler de nouveau ; reprenant par la même occasion ma tirade : alors, disons que je ne suis pas totalement transparent ; si vous aviez des questions à me poser, quelles seraient-elles ? Qu’est-ce que vous aimeriez savoir ? Si je suis parfaitement honnête ? la réponse est non. C’est bien gentil d’avoir le sentiment d’avoir un récit incomplet ou parfaitement erroné, encore faudrait-il questionner son interlocuteur pour le savoir. Si vous n’êtes pas assez curieuse ou intrusive pour le faire, je peux vous filer un coup de main si vous le voulez ? Mais avant cela, une petite question me titille l’esprit. Vous passez vos journées à composer des bouquets pour vos clients, mais si quelqu’un devait vous en offrir un, plutôt qu’un café disons, qu’est-ce que vous aimeriez voir ?

Plus qu’une pirouette, ça ressemblait même à un salto.
Éludant au mieux le sujet qui fâchait… c’était assez triste.

Le bout du doigt sur la paire de verres teintés.
Glissant le long du nez pour dévoiler le regard bleuté.

Les yeux trop bleus, comme on m’avait fait la remarque un jour ; comme s’il fallait me blâmer pour un tel mélange. Comme si la mer et le ciel avaient fusionné ; créant cette unique teinte. Sans savoir avec exactitude si mon regard l’avait intrigué ou si elle souhaitait me percer à jour, à aucun moment je n’eus de mouvement de recul. Acceptant dignement mon sort. Et je voulus lui dire que le fait de porter cet accessoire n’était en rien contre elle ou une volonté d’esquiver une œillade. Simplement que ma sensibilité à la lumière, naturelle ou artificielle, n’était pas la même que les autres.

Handicap ou opportunité de me faire mystérieux ? Allons allons, ce n’était pas mon genre. Une nécessité, pas une coquetterie, quoi que les autres trouvaient à en redire. Mais la faible luminosité de l’antre de la fleuriste me permettait toutefois d’éviter le supposé caprice. Raison pour laquelle, lorsqu’elle me regarda dans les yeux, évoquant sa préférence, je me contentai d’un petit trait d’humour ; comme à mon habitude :

— C’est peut-être un peu redondant non ? Offrir des fleurs à une fleuriste. Comme offrir un peigne à un coiffeur ou un livre à un bibliothécaire. Il a déjà tout ce qu’il faut dans son échoppe. Tout bien réfléchi, si je dois vous offrir quelque chose, autant que ce soit ce que vous n’avez pas. Petit rire amusé pour conclure mon propos, avant de finalement ôter ce qui trônait fièrement sur mon nez, pliant les branches pour ranger la paire teintée dans la poche avant de ma chemise, écoutant la demoiselle au  passage.

Qu’elle creusait ? Pitié non.
J’avais déjà honte de mentir.
Mais les aveux… le coup de grâce.

Mais elle avait raison sur un point : l’indiscrétion semblait presque une chimère pour elle tant elle était irrémédiablement discrète et docile. Prenant mes commandes sans poser d’innombrables questions, sans essayer de lever le voile sur mon mensonge afin de voir ce que cachait la vérité nue. Si bien que ça en devenait navrant ce professionnalisme exacerbé. Et je devais l’admettre, j’exécrais tout ce qui paraissait propre et lisse. Tout ce qui semblait parfait. Mais cette jeune femme ne l’était pas à mon sens ; elle cachait certainement bien son jeu.

C’est en tout cas ce que je croyais - espérais ? -
Les mains dans les poches, les yeux fixés sur elle.
Enfin la réponse à ses questions.
Après un soupir désabusé.

— Il y a un côté cathartique à l’aveu d’un mensonge vous ne trouvez pas ? Les gens disent souvent que lorsque la vérité est dévoilée, c’est comme un poids qui s’enlève de leurs épaules. Ça me fait rire parce que j’ai souvent l’impression que le mensonge est plus léger que la vérité. Éluder ce qui fâche ça aide parfois à conserver une relation qui serait brisée par une véracité qui ne ferait que nous blesser. Si la vérité blesse plus qu’un mensonge… pourquoi la dévoiler ? Mystère mystère. Tirade conclut par un nouveau long soupir.

J’en avais marre.
De jouer à ce jeu minable.
Qui ne menait finalement à rien.

Alors, en me penchant un vers elle, toujours les mains dans les poches ; un sourire se forma au coin de mes lèvres. Dévoilant finalement la véritable raison de mes allées et venues incessantes dans sa boutique. Me libérant du poids qui commençait à me faire courber l’échine.

— J’en ai pas besoin à vrai dire. Vos bouquets d’excuses ne sont en réalité que des bouquets de prétextes pour venir vous voir. Il s’avère que même sans vous connaître, paradoxalement je commence à vous apprécier. Je me demande si cela changera en en apprenant plus sur vous. Mais ce choix ne m’appartient pas. C’est à vous le faire. Je payerai pour les fleurs quoiqu’il arrive. Rien que pour récompenser votre patience. Discours saupoudré d’un rire à mi-chemin entre gêne et provocation.

La catharsis ? Personnellement je ne ressentis rien de tel.
À peine un pincement au cœur.
Mais la satisfaction d’avoir levé le voile, ça oui.

Mentir.
Mes raisons.
En fallait-il vraiment une ?

Parfois les gens mentaient par complaisance à l’égard de leur prochain. « Si elle te va bien cette robe ? Mais bien sûr ma chérie » ; « Si c’est bon ? Mais ce que tu cuisines est toujours délicieux ! » ça flattait l’ego et ça blessait moins que la dure vérité. Non, ta robe te faisait un gros cul, non, chaque plat que tu cuisinais me donnait envie d’aller gerber mes tripes après. Le mensonge par politesse semblait si commun qu’il en était presque ancré dans les moeurs de la société.

Tout le monde mentait.
Moi, les autres, même la fleuriste.

Mais quand les mensonges s’empilaient, le poids en devenait parfois trop lourd à supporter. Et comme personne n’aimait courber l’échine, il n’y avait que deux solutions pour se débarrasser de cette désagréable pesanteur à mon sens. Supprimer le mensonge… ou la relation qu’on entretenait avec l’individu. Ou l’individu tout court ? Trop radical peut-être ? Oui, sans doute.

— J’ai plein de raisons de mentir. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises… ce n’est pas à moi d’en juger. Je mens parfois par pragmatisme, pour protéger mon prochain de la vérité qui blesse, comme vous dites. Parfois pour arriver à mes fins. En bref, je mens comme tout le monde. Quant à la raison pour laquelle j’ai décidé de ne plus vous mentir, une fois de plus, ça me regarde. Mais vous pouvez sans doute ranger ça dans la case « convenance » ; je commençais à manquer de bobards à raconter.

Ça faisait du bien mine de rien.
S’ôter ce poids de mes épaules.
Je me sentis plus léger d’un coup.

Audacieux, courageux ? Qu’il fut difficile de me retenir de rire. Ne savait-elle pas que les hommes avaient cette fierté qui les empêchait d’avouer le contraire ? Quant à compter sur moi pour être l’exception qui confirmait la règle. Haha. Plutôt m’ouvrir la poitrine avec un couteau à beurre.

Et puis, parmi toutes les roses de cet antre fleuri, il n’y en avait qu’une que je voulais vraiment cueillir, au risque de me piquer à ses épines. La fleur, plus loquace qu’elle ne l’était auparavant, me lança un défi de taille. La convaincre ? La persuader de continuer une conversation alors que jusqu’à présent, je n’avais été que mensonge et faux-semblant.

Avais-je réellement la réponse à cette question ?
Oui. L’honnêteté.
Ma meilleure carte jusqu’à présent.

— Pourquoi pas ? Ça pouffait de rire et on retournait au charbon dans la foulée : plus sérieusement, vous avez vraiment besoin que je vous persuade ? N’avez-vous pas peur que je continue d’essayer de vous embobiner davantage ? Sans doute que vous n’avez pas tort. Je vous demande de sauter à pieds joints dans un précipice, sans sécurité qui plus est. C’est bien cruel de ma part j’en ai conscience. Je vous propose un marché.

Je remontais alors la manche de mon vêtement, plaçant mon bras sur le comptoir, avant de lui déclarer d’un ton aussi joueur que le sien :

— Si vous avez peur de mes fourberies, alors je vous propose ceci. Posez-moi des questions, sur moi, sur ce que vous voulez savoir, ou pas. Si vous pensez que je mens, piquez-moi de vos épines. Ce n’est sans doute pas cela qui manque ici ?

Sans doute que j’allais souffrir un peu, si elle était si joueuse que ça.
Mais qui ne tente rien n’a rien.

Je n’étais pas le seul finalement.
Les œillades se faisaient réciproques ; bien qu’il y en eût une qui fut bien plus discrète que moi. Oscilla entre mes différents traits et attraits, ne sachant ce qui pouvait lui plaire le plus chez moi ; espérant au passage qu’il y eut au moins quelque chose. Elle pouvait tout aussi bien scruter sans y déceler un attribut plaisant.

Je savais d’expérience que même une personnalité vibrante avait toujours besoin d’un petit coup de pouce d’une forme plaisante. Quant à elle, je ne saurais dire ce qui me plaisait le plus. Plus l’on échangeait et plus le fait de discuter me plaisait. Je pouvais presque le faire les yeux fermés, oubliant le fait qu’elle était séduisante pour ne me focaliser que sur les bribes d’informations que je glanais au compte-goutte.


Avait-elle le droit la fleuriste ?
D’avouer l’étrangeté de ces échanges et de la personne qui lui faisait face.
La réponse était simple.

─ Votre boutique, vos règles. Oubliez cette maxime qui dit que le client est roi. C’est de la connerie. La vérité c’est qu’ici vous avez l’emprise sur tout, y compris sur cette discussion que nous avons. Vous avez tous les choix : la poursuivre, l’interrompre, même l’amener où vous voulez.

Et moi je n’étais là que pour me plier à ses directives, essayant toutefois de tirer mon épingle du jeu du mieux que je le pouvais. Alors le bras appuyé contre le comptoir, elle m’interrogea la belle. Me questionnant sur le sérieux de mon propos.

La réponse à sa question sur le fait de me heurter si elle percevait la moindre fabulation fut aussi claire que concise : un mouvement de tête approbatif. Il n’y avait pas besoin d’en dire plus. Une fois encore, je lui donnais l’illusion que j’étais aux commandes ; elle avait compris mon petit jeu depuis longtemps. La seule interrogation étant de voir si elle voulait jouer elle aussi.  

Oui, mon jeu était original, j’en avais bien conscience.
Mais un peu de folie dans la vie ne faisait pas de mal.
Quant à la peur de la voir me blesser rien que pour le plaisir, je répondis :

─ Excellente question. Je place ma confiance en vous. D’autant plus que si nous voulions vraiment que ce soit équitable, sachant que j’ai déjà menti, je devrais déjà en souffrir. Sachant mon intention n’était pas vraiment de la voir percer mon mystère. Au contraire… je voulais simplement passer plus de temps en sa compagnie. Le but étant de ne pas la lasser. Tant qu’elle y trouvait aussi son compte, le reste ne m’importait peu.

Vint alors le moment où, tout en la regardant droit dans les yeux, j’en venais à me présenter à elle. Prêt à encaisser la moindre douleur venant de ses suspicions :

─ Pace. Pace Hamper Tortoise, surnommé « la tortue » par tout le monde. Pour plusieurs raisons que je vous expliquerais volontiers, mais nous avons tout le temps du monde pour ça. Déjà un indice du pourquoi, puis je repris : je suis un instructeur militaire pour le compte de notre bien-aimée reine blanche. Mon rôle est de faire en sorte que les soldats de pacotille deviennent l’élite censée nous protéger du moindre danger. Je ne suis pas un coureur de jupons. Comme je le disais, si je dois être avec plusieurs en même temps, j’obtiens d’abord leur consentement avant toute chose. Voyez cela comme une règle de courtoisie. Mais le plus important étant ceci. Dernière petite pause dramatique pour marquer le coup, puis je dévoilai mon plus grand atout : en réalité, il y a une autre raison pour laquelle je sais que vous ne pourrez me faire aucun mal. Autre que ma confiance en vous. Si je le veux, je peux me débrouiller pour que vous ne puissiez faire le moindre mouvement. Enfin non pas exactement, disons que vous seriez tellement lente qu’en vrai... je serai le lièvre et vous la tortue cette fois. Rassurez-vous, ce n’est pas une menace…

Si bien que je laissais volontairement mon don inactif.
Afin de voir si elle aussi… était en mesure de me faire confiance.
Parfois il fallait prendre des risques dans la vie.

La réponse à ma question ne se fit pas attendre.
Le jeu proposé, bien qu’incongru, sembla lui plaire.

Tandis que je me dévoilais petit à petit, elle faisait glisser la fleur sur ma peau, répétant mes affirmations. Sans hausser le ton, sans laisser transparaître la moindre émotion pourrait trahir son amusement. Elle avait ce don pour bien cacher son jeu ; en attestant ses gants pour protéger ses mains. De mon côté, bien évidemment que j’étais curieux. Que se cachait-il derrière le tissu recouvrant son épiderme ?

Était-ce juste pour se protéger des épines ou bien des œillades indiscrètes ? Avait-elle peur qu’on essaye de la percer à jour ? Le fait est qu’elle dissimulait ses mains pendant que moi je lui offrais la mienne ; au sens propre. Quant à la crainte de la voir me faire une petite piqûre ? Inexistante. Une douleur qui était supportable ; une douleur nécessaire si ça voulait dire que je pouvais la faire parler et en apprendre un peu plus sur elle.

Car jusqu’à preuve du contraire ; nous étions seuls.
Elle et moi.

Mais vint le moment où il lui sembla reconnaître un mensonge de ma part. La sanction fut immédiate. Pas de réaction particulière de ma part si ce n’est une petite grimace. Le sujet de la discorde : ma fidélité. Plus précisément, celle qu’un homme pouvait avoir auprès de sa ou ses conquêtes. « Fidèle en amour » ; c’était là le nœud du problème, encore fallait-il être amoureux.

Elle avait à la fois raison et tort de me piquer ainsi.
Alors je clarifiai mon propos :

— Vous êtes à la fois dans le vrai et le faux. Je ne suis fidèle que lorsque je suis amoureux. Lorsque ce n’est pas le cas, je n’ai aucune raison de l’être, car je n’ai aucune peur de perdre l’individu. Il y a des gens qui ne sont que de passage dans nos vies, d’autres qui vous laissent un souvenir impérissable… et d’autres que vous ne voulez absolument pas perdre. Regardant la goûte s’échappant de ma peau pour venir la carminer, je repris : malheureusement, ça été le cas pour moi.

Sachant que la laisser dans l’inconnu était mal avisé, je pris une légère inspiration pour me dévoiler un peu plus. Curieusement, bien que je parlais à une personne dont je ne connaissais même pas le nom, il était facile pour moi de faire étalage de mon passé. Sans savoir pourquoi je lui accordais une telle confiance, si elle le méritait… je continuais malgré tout :

— La dernière fois que je suis resté avec quelqu’un plus de quelques mois, ça devait être il y a plus de cent cinquante ans. Manque de chance… c’était une native de Wonderland. Ceux-ci sont voués à disparaître un jour, tandis que les gens comme moi sont destinés à vivre, sans doute pour l’éternité. Alors je l’ai vu mûrir, puis vieillir. Vint un moment où je ne pus la regarder en face parce que je savais qu’un jour, elle allait me laisser seul. Alors j’ai coupé les ponts ; si bien que je ne suis  même pas présenté aux funérailles. Aujourd’hui encore je sais à quel point j’ai été égoïste. Mais je ne ressens plus le deuil, ni même la culpabilité. En revanche, depuis ce jour-là… je suis incapable d’aimer. Car je sais pertinemment que je ne pourrais jamais ressentir quelque chose d’aussi fort qu’avec elle. Maintenant vous savez pourquoi je suis aussi frivole.

Et j’attendais la sentence.
Mensonge ou vérité.

— Avant que vous ne décidiez s’il faut me piquer ou pas. Je peux connaître votre nom ? Vu que vous connaissez le mien.

Point de mensonge cette fois.
Point d’artifice, de fumée pour cacher.
Point de malice.
Juste une vérité vraie.

Quand bien même, malgré les fourberies évoquées auparavant, je n’avais aucun intérêt à cacher cette vérité bien au contraire. Mieux, je n’avais aucune honte à dévoiler ceci. Dire que j’avais aimé, que je n’en étais plus capable ; certes c’était une arme à double tranchant, mais cette fois je n’avais pas peur de m’y couper. Parce que je n’étais pas une créature d’imposture.

J’étais une tortue.
Ma vérité prenait un chemin plus long que mon mensonge.
Mais toujours elle arrivait à destination.
Toujours à bon port.

Lorsqu’elle prétexta ne pas vouloir croire à une fable supposée, moi je ne pus que surenchérir ; plaidant ma cause auprès d’elle :
— C’est la vérité. Si ça avait été un mensonge, croyez-moi que je me serrais arrangé pour vous servir une histoire épique dans laquelle j’aurais été le héros, pas le lâche. Les hommes et leur fierté vous savez. Petit rire amusé. Avais-je vraiment besoin de me justifier ? Non, mais je le fis quand même.

Les rôles s’échangèrent.
Moi en possession de la rose et ses armes épineuses.
Elle en possession de la vérité que j’espérais qu’elle me dévoile.
Je l’écoutais avec attention, essayant de démêler le vrai du faux.
Avec elle… c’était une épreuve périlleuse.
Mais je relevai le défi cependant.

Sauf qu’avant de lever le voile de l’inconnu, au-delà de dévoiler son nom, elle ne put s’empêcher de noter cet accent. Du français ? Ah… donc ce qu’on m’avait dit était vrai. D’alice à entité. D’un « français » à la tortue. Je n’avais donc pas toujours été… ainsi.

Intéressant. Mais je n’en avais aucun souvenir alors… quelle importance.
— Je… je suppose que oui. Je n’ai aucun souvenir d’avoir été français. On m’a expliqué un jour qu’il s’agit d’un pays du monde des alices… de votre ancien monde. Du nôtre ? Ça me paraît tellement abstrait, pardonnez-moi, mais je ne sais pas même pas quoi en penser. Rose donc… Une rose au milieu de ses semblables, vous avouerez que c’est cocasse.

Sourire amusé, offert en guise de provocation. Une de plus. Puis, enfin c’était à elle. Son tour de se dévoiler. Le regard focalisé sur elle, j’écoutais avec attention, préparant l’épine au cas où je doutais de la véracité de cette présentation.

— Rose Jacquet. Fleuriste à marmoreal. Fleur et son armée d’épines parcoururent la main protégée de son tissu, alors que je continuais à me demander si la raison de dissimuler son épiderme avait un autre critère que le pragmatisme, tout en l’écoutant pendant qu’elle parlait. Son don… oh… intéressant. La capacité de me faire oublier, rien que ça. Je vous avoue que ça me déplairait fortement, après avoir autant trimé pour obtenir votre nom et quelques bribes d’informations, ça me ferait mal que l’information s’évapore aussi vite qu’elle est arrivée. Mais dites-moi, c’est parler de vous qui est difficile, ou bien parler tout court ? Vous êtes extrêmement sélectives sur les informations que vous donnez. Distribuées avec parcimonie et minutie, comme si ça contribuait à ériger une barrière infranchissable autour de vous. Vous savez l’inconvénient avec ce qu’on croit ne pas pouvoir franchir ? C’est le défi d’y arriver. Votre mutisme stimule mon envie de vous faire parler. J’espère sincèrement que malgré la carte que vous avez à jouer, vous vous retiendrez de l’abattre. Je ne souhaite pas oublier votre nom… ni tout ce que je peux glaner.

Mais tant que cette carte n’était pas dans ma main.
Je n’avais d’autre choix que de jouer selon ses règles.
Enfin en tout cas… c’est que j’essayais de lui faire croire.