Magnanime la Rose.
Prête à laisser mes souvenirs d’elle intacts.
Tant mieux, recommencer depuis le début aurait été une plaie.

Et pourtant, j’aurais sans doute inlassablement recommencé. Parce que oui, même s’il était difficile pour elle de parler, j’insistais pour qu’elle le fasse. Simple curiosité ou bien envie de la charmer, peu importe à quels points mes intentions étaient nébuleuses pour elle ; au final, mon insistance finissait par payer.

De cela, la demoiselle semblait presque vouloir me récompenser, épargnant mes souvenirs d’un oubli dont elle en avait le contrôle. Injuste… mais Wonderland n’avait jamais été un endroit où la justice l’emportait sur la vilenie. Tout ce qui se jouait dans l’ombre, les forces en mouvement alors que nous n’en avions pour la plupart aucune idée ; à la foi terrifiant et stimulant.

Petit à petit sa langue se déliait, petit à petit elle s’exprimait. Moi je glanais le peu d’informations qu’elle voulait bien me donner, pendant qu’elle me demandait ce qui avait le plus de valeur à mes yeux. Information pertinente et cruciale ; détail insignifiant, mais qui avait le mérite de la faire parler ? Quelle était ma préférence ?

Puis elle se débarrassa des épines de la fleur. Quel dommage… une rose sans ses épines, quel intérêt ? Comme une personnalité lisse, cela n’avait aucune valeur. J’exécrais tout ce qui paraissait si parfait, cela n’avait aucune utilité. Paradoxal quand on savait dans quel royaume je vivais et quelle reine je chérissais. Mais je n’étais pas dupe. Je savais que la paix n’était qu’une illusion.

Entre elle et son mystère, que choisir ? Maintenant que la rose était sans épines, comment punir mes mensonges ? Pas d’autre choix que de ne prendre aucun risque et de lui servir la vérité nue.

— Vous et votre mystère, ne font qu’un à mon sens. Mais si vous voulez absolument que je fasse un choix, permettez-moi d’être franc et direct, mademoiselle Jacquet. Depuis le début, depuis ma première visite dans votre boutique, la première chose que j’ai remarquée… c’est que vous êtes une belle femme. Une femme à mon goût si l’on veut être tatillon.

Seulement voilà, attendre d’une femme qu’elle fut belle et que ce fut son seul attrait… c’était comme lire le résumé d’un livre et dire qu’on l’avait adoré. Ça n’était pas suffisant ; en aucun cas. Alors du bout des doigts je vins effleurer la main gantée de la rose, avant de reprendre, toujours sans une once de malice dans la voix :

— Mais je ne me contente pas d’un joli minois. Lorsqu’on retire ses épines à une rose, on a plus peur de se faire piquer et elle perd tout de suite de son intérêt. Comme une fleur fanée. Ce que je désire, chez une femme comme un homme, c’est un être entier, dénué d’artifice. Avec ses succès et ses failles. Alors oui, si vous me permettez un jour de percer le mystère qui vous entoure, j’en serai ravi. Mais est-ce cela ma seule motivation de vous faire parler ? Non, vous êtes loin du compte. Ce que je veux voir, c’est l’iceberg tout entier, pas uniquement la face émergée.

En d’autres termes, impossible de me contenter d’un morceau si j’ai la possibilité de l’avoir tout entière. Peu importe la durée… cela n’avait aucune importance pour une personne comme moi qui avait toute l’éternité devant elle.

La tortue faisait de toute façon, toujours les choses à son rythme.

Ainsi se leva le voile de mes nébuleuses intentions.
Plus de mensonge, plus de faux semblant.
Vérité nue dévoilée à l’intéressée.

Et je le savais, j’en avais conscience bien entendu : je prenais un risque à dévoiler mes « projets » pour elle. Mais que serait la vie sans un peu de risque pour la pimenter ? Je savais pertinemment qu’ici à la capitale - dans le pays si l’on voulait extrapoler – nous aimions la paix et la tranquillité. Moi j’allais au gré de mes humeurs ; jamais celles-ci n’étaient entièrement platoniques.

L’ennui oui… mais à outrance ? Non, je pouvais difficilement le supporter. Alors cette fois j’osais ; je tentais quelque chose de purement hasardeux. Sachant pourtant très bien que je pouvais me heurter à un mur ; à cette barrière qu’elle avait érigée, cette carapace dans laquelle elle semblait se réfugier. Ironique quand on savait qu’elle conversait avec la tortue.

Alors oui mademoiselle, ouvertement je tentais de vous séduire.
Sans artifice je tentais de vous charmer.
Parce que parfois, il valait mieux troquer l’opacité à la transparence.
Parfois il fallait oser.

─ J’en avais assez de jouer au jeu du chat et à la souris tout seul. À quoi bon jouer si je suis le seul à me rendre compte que c’est le cas ? Aucun intérêt.

Puis elle me parlait de ce que je convoitais la rose. En avait-elle simplement idée ? Elle disait que tout était brumeux, que cet écran de fumée était impénétrable, presque comme si je regretterais d’essayer de le dissiper. Mademoiselle Jacquet et ses artifices ne faisaient donc qu’un ? Ou bien avait-elle tout simplement peur qu’on puisse la trouver repoussante une fois débarrassée de tout cela ?

Elle avait raison sur un point en effet. D’ordinaire, surtout ici, on cherchait rarement à lever le voile de la bienséance. On préférait éviter de creuser parce qu’on aimait bien trop ce qui était à la surface et facile d’accès. Car il en fallait du courage pour exhumer la noirceur chez les autres. Et comment pouvait-il en être autrement ?

Que nous fussions motivés par la peur d’une désillusion, par la paresse de chercher plus loin que le bout de son nez, par la satisfaction de ne voir que ce qui pouvait nous plaire… il y avait tellement de raisons pour éviter d’explorer.

Mais moi je n’étais pas intéressé uniquement par les contours d’une silhouette ou d’une âme. Si je ne la voyais pas en entier… elle n’avait à mes yeux aucune valeur. Alors je répondis à la demoiselle, dans la plus grande sincérité :

─ Ne vous vexez pas, mais… je ne pense pas que vous soyez en mesure de savoir exactement ce que je veux, ce qui pourrait me plaire ou même ce que je pourrais convoiter. Je pense que les artifices ne sont que la façade, moi je veux aller… plus en profondeur.

Délicatement, sans la brusquer, je rapprochais légèrement mon visage du sien, la regardant dans le blanc des yeux, comme si j’essayais de scruter son âme :

─ Je préfère une vue d’ensemble qu’une vue obstruée par les idées conçues et les ragots. Je suis prêt à exhumer jusqu’au plus obscur de vos secrets et névroses si toutefois ils existent. Je suis même prêt à vous rendre la pareille si vous le désirez. Mais ce n’est pas à moi de le décider. Je vous propose donc ceci, si vous n’êtes pas intéressée, alors effacez notre conversation de mon esprit. Sinon, je vous propose une invitation à dîner. Un bon repas de ma confection, un bon vin pour délier les langues. Et si vous ne voulez pas parler et bien… tant pis, je me contenterai de vous regarder. La vue est plutôt… plaisante, bien que je préfère toujours une toile colorée à un monochrome.

Et voici mon plus grand risque à ce jour.
Voilà que je me jetais dans la gueule du loup.
Sans hésiter, mais non sans appréhender.
Mais cette fois, avec une totale sincérité.

Un simple dîner oui.
Je n’avais rien besoin de plus.

Le plus important étant de nous sortir de ce cadre client-professionnelle ; me donner ainsi la possibilité de la voir sous un autre angle, lui proposant même sa réciprocité. Elle avait l’opportunité de me voir différemment que comme un simple client un peu maladroit. J’avais cassé cette image de moi avec mes aveux, l’idée était maintenant de passer à l’étape suivante.

Mais malgré tout, c’est bien là un choix que je lui proposai. Pas d’obligation si ce n’était celle de prendre une décision : oui ou non ; simple comme bonjour. Lorsque la demoiselle m’offrit ce qui ressemblait à un compliment sur ma façon de faire, un rictus amusé se forma sur mon visage. Pas plus doué qu’un autre, j’avais le culot de tenter ma chance et d’être prêt à me prendre un mur.

L’audace, parfois ça payait.
Avec elle ? Qui sait.

─ On fait ce qu’on peut.
« Un dîner alors ? »
─ C’est ce que je vous propose oui.

Elle me tendit un stylo, me fit parvenir son agenda afin que nous puissions convenir d’une date. Curieux… je ne pensais pas que cela serait aussi facile. J’en oubliais presque que ceci n’était que le début ; j’en oubliais presque que si le dîner ne lui convenait pas, c’en serait fini de notre petit jeu auquel elle daignait enfin participer.

Pas de pouvoir, pas d’abus d’alcool et peut-être qu’alors elle décidera de se dévoiler davantage. C’était drôle, elle posait ses conditions comme si je devais les voir comme des contraintes. J’avais déjà obtenu ce que je voulais de mon côté, ce qu’elle m’intimait n’avait absolument rien de contraignant…

─ Nous n’aurons de toute façon pas besoin de notre pouvoir. Je tâcherai de vous faire passer un moment que vous ne voudrez pas oublier ; en plus de vous enlever la moindre envie de me l’effacer de ma mémoire. Je prends un risque en l’affirmant ainsi je sais, mais je n’ai jamais eu froid aux yeux de toute façon. Bien…

Petite croix dans l’agenda de la belle à la date de mon choix, puis je lui rendis son stylo sans prononcer le moindre mot ; je n’en oubliai pas de lui payer ce que je lui devais pour le bouquet, avant de finalement tourner les talons pour m’éclipser, non sans lui dire au passage :

─ Sur ce. Je vous souhaite une excellente journée, Rose. Encore merci pour votre… patience.

Petit rire amusé s’échappant de mes lèvres puis je quittai l’endroit, satisfait.
J’avais maintenant du pain sur la planche… il y en eut une que je ne voulais pas décevoir.
Ma fierté était en jeu.