Il l'a vendu, probablement condamné à mort. C'est la pensée qui l'obnubile quand il gravit, pour la millième fois peut-être, les marches de l'escalier. Il l'a vendu, pour sa cause à lui, pour ta cause à toi. Pour sauver sa peau, aussi, en premier lieu, même s'il a encore la lâcheté de ne pas encore pleinement l'assumer. Il devrait avoir des remords et des remords il en a, seulement ils ne sont rien face au soulagement qu'il ressent. Son plan est parfait, personne ne le croira. Il a tout mis en place, tu as ton coupable, Opal à sa paix. On avait gagné un instant de répit avant le début de la guerre. Maintenant, il fallait se préparer, Alastor. Des centaines d'heures de travail en perspective pour gérer un problème qui n'avait pas de solution. Et tandis qu'il gravit les marches d'un pas lourd, fatigué, il accepte, que pour toi, il allait falloir empiler les cadavres. Il accepte, que pour toi, il allait falloir régler le problème d'Esthef. On ne pouvait laisser Opal en capacité de nous faire tomber. Et ça lui coûte d'enfin se l'avouer, il sait, Judas, qu'il va falloir agir, assumer de faire un choix. Que le choix, ce sera toi. Et que pour toi, même ça ne rapporte rien, on allait devoir couper chacun des cordons de sécurité qu'on s'était évertué à protéger jusque-là. Il demande pardon d'avance à tous ceux qu'il va poignarder dans le dos. Parce que ta consécration ne se fera pas sans leur vie en guise de prix.

Et quand il passe la porte après avoir frappé (le code habituel pour s'annoncer), un de ses dossiers sous le bras, son premier regard et son premier sourire sont pour toi.

— Comment te sens-tu ?

Après la peur et la colère suite à la chute de Selene, la fureur de la libération d'Opal, l'acceptation d'un traître dans tes rangs, dans ta chère brigade. Il se doute que la réponse ne sera pas joyeuse, mais il pose la question quand même. Après tout, sale comme il est désormais, ton bonheur est la seule chose qui importe.

Ferme les yeux, dociles. Évidemment. Il encaisse la nouvelle, il ne s'effondrera pas pour si peu. Il n'en doute pas, la fuite d'Opal est pour le mieux. La seule chute qu'on autorisera, c'est celle du monde, comme tu l'as souhaité, pas la nôtre, pas la sienne, celle du monde, Alastor. On a agi dans ce but et on continuera de le faire. Et devant ton sourire, celui qu'ont les prédateurs avant de dévorer leur proie, il ne bronche pas. Toujours sérieux quand il te regarde, parce qu'il n'a pas la naïveté de prendre tes rictus pour autre chose que des avertissements. Toujours sérieux quand il te répond, parce qu'il n'a pas non plus l'irrespect de venir ramper au sol comme le plus lambda de tes partisans.

— Tout dépend de ce que tu entends par explications.

Ouvre le rapport qu'il tient sous le coude, petit bijou conçu spécialement pour l'occasion. Fait mine de lire les lignes tracées à l'encre, de sa propre écriture, parce qu'il écrit toujours tout, Judas.

— Si ta question est : "comment Opal s'est enfuie et pourquoi il l'a aidé ?" je n'ai que des suppositions à te donner. Pour en savoir plus il faudrait que je l'interroge. Ceci dit, on peut tabler sur son plus gros défaut et sa plus grande qualité : son chaos. Comme beaucoup, ce n'est pas tant aux Dark Shadows qu'il est fidèle qu'au bordel que génèrent nos actions. Je ne doute pas qu'Opal ait pu le comprendre et en tirer parti. Notre sécurité nous a aussi fait défaut, une enquête est déjà en cours à ce sujet, j'aurais de plus amples informations à te fournir d'ici peu.

Il te fournira toutes les excuses dont tu as besoin pour faire passer la pilule. Et si te mentir lui donne des envies de s'abandonner dans l'alcool et de laisser sa piètre estime de lui le punir il n'en montre rien. Le travail avant tout.  Alors il ferme d'un coup sec son dossier et le pose sur la table, son regard qui remonte vers toi.

— Mais si ta question est en revanche : "Pourquoi je ne l'ai pas su ?" la réponse est simple. Mon don me permet de détecter l'absence de vérité. Or, la vérité existe à partir du moment où on est persuadé de la donner. Si quelqu'un croit suffisamment en ses dires, même si ses dires sont faux, ce ne sera pas un mensonge, du moins je ne le percevrai pas comme ça. On ne sait pas si la menace d'Opal relevait du bluff ou non, mais le fait est qu'il croyait sincèrement en ce qu'il disait. De même que lui. Tout ce qu'il a pu dire, il y croyait. Ceci dit, j’admets avoir manqué de vigilance et avoir failli à ma tâche. Pour ça, je suis désolé.

Et c'est sincère, il ne s'excusera jamais assez d'avoir fait entrer Opal dans nos murs, d'avoir eu la naïveté de croire que de simples menaces l'écarterait de nous, de toi. C'était pourtant son rôle de préserver ton empire et s'attaquer au lapin blanc avait été une erreur digne d'un débutant. Et il s'efforce, Judas, même si ça doit être dans ton dos, de réparer les pots cassés, d'écarter la menace. Parce qu'après tout, il n'est plus seulement question de toi, mais de Darya, Ace, Oslvald, tous ceux qui gravitent autour de nous. Tu as sans doute trop d'ego pour admettre qu'on a perdu. Te dire qu'il faut lâcher prise n'est pas une option, n'est-ce pas ? Pourtant, c'est pour le mieux, il y croit Judas. Mieux vaut perdre une bataille que la totalité de la guerre.

— Je te laisse le soin de décider de la punition qui me conviendra. Je l'accepterai qu'importe ce qu'elle est.

Si la mort n'est pas une surprise, c'est en revanche la rapidité avec laquelle elle a été donnée qui le surprend. Ne peut s'empêcher d’écarquiller légèrement les yeux avant de se recomposer ce masque sérieux et professionnel, ce visage qui transpire l'amour du travail bien fait, à n'importe quel prix.

— Je vois.

Il n'ira pas te dire qu'il regrette ce choix, il n'ira pas te dire que ça lui coûte de savoir que tu as expédié la sentence sans lui. Dans le fond, Alastor, il pense que tu le sais déjà. Plus que cela, il pense que tu as porté le coup volontairement, pleinement conscient du message que tu allais lui envoyer. Peut-être était-ce ta façon de le punir, peut-être était-ce une vengeance puérile, parce que tu as tant à évacuer, Alastor. Il se contente de hocher maigrement la tête, il est mort. Pas à cause de toi, à cause de lui. Une nouvelle vie dont il a précipité la fin. Une nouvelle vie qu'il n'a pas eu le cran de prendre lui-même. Mais les regrets attendront. Aussi dur soit le prix, il en valait la peine. Il s'accroche à cette certitude pour affronter ton courroux et tes menaces. Fier quand il lève les yeux vers toi, la pression de ta main sur son épaule, tes ongles qui viennent marquer la peau. Mais il ne bronche pas, Judas. L'envie d'être fort pour toi.

— Je n'ai pas la naïveté de croire que l'amitié que tu me portes me place au-dessus de tes lois.

Cruellement conscient, Alastor, que tu le tuerais, même si tu devais en pleurer par la suite. Mais tu le tuerais, tu lui arracherais les tripes, déchiquetterais ses entrailles, le tout alors qu'il serait encore conscient, juste pour qu'il souffre, juste pour qu'il regrette. Tu ferais tout ça si tu savais que c'est de sa main qu'Opal est partie, que c'est grâce à la confiance d'Esthef qu'il est ici. N'ont jamais eu la bêtise (l'espoir et la condescendance) de se croire plus spéciale qu'il ne l'est, plus important qu'il ne l'est. N'est qu'un esclave, en vérité, que le bras armé de ta volonté. N'est que cette ombre qui suit à la trace. N'est que ce serviteur qui se refuse à la lumière et aux fastes de la fête parce qu'il est trop laid, trop indigne et toi trop beau, trop grand. Dans ses yeux, brille la froide détermination. Il n'est pas au-dessus de tes lois, Alastor, mais il n'est pas en dessous non plus.

— En revanche, je pense que l'amitié que tu me portes m'oblige à être franc, même si ça doit te fâcher.

Il a déjà en tête les milliards d'insultes et les milliers de coups que tu vas lui asséner. Mais qu'importe, Alastor. On t'aime, on te respecte tellement. Si pour en faire preuve, il faut subir ta colère alors ainsi soit-il. Le rôle de la courtisane qui te brosse dans le sens du poil ne sera jamais le nôtre. Nous sommes la vague qui déferle quitte à te bousculer, quitte à ce que tu nous détestes. Et si ça nous terrifie, tant pis. Dans le fond, ton bien-être est bien plus important que tout ce que tu pourras penser de nous. Il ne veut pas te décevoir, Judas. Mais plus que tout, il ne veut pas que tu te perdes. Alors entre ses lèvres s'échappe le dernier souffle du courage puis il se lance, Judas.

— Est-ce que tu le tenais vraiment ? D'ailleurs, autre question, peut-on vraiment tenir quelqu'un de l'espèce d'Opal ? Une lueur de défi dans les yeux. Il a le courage (pour une fois), de ne pas baisser les yeux. Dans l'hypothèse où il serait encore dans les caves que ce serait-il passé, Alastor ? Tu l'aurais torturé ? Pourquoi faire puisqu'il peut renaître ? Ou alors tu aurais torturé Dundee pour l'atteindre ? Et alors quoi ? Tu lui aurais donné une bonne, très bonne raison, de mobiliser toutes les forces dont il dispose pour nous écraser et nul doute qu'il aurait réussi.  

Dans sa tête, il se blinde, se prépare déjà à voir tes grimaces, la rage, la haine, la déception, tout le reste. Et si son cœur se serre, il n'en dit rien. Soit présent, lui avait dit Opal. Sois toujours là, dans les bons comme dans les pires moments. Oh, c'est ce qu'il va faire, Judas. Il a compris que l'amour se témoigne parfois au prix de la colère et des cris.

— Cet adversaire ne joue pas dans la même cour que nous. Dans son état actuel, notre secte n'a pas les moyens de faire face à ceux qui étaient là au commencement. Nous n'avons ni la force de frappe, ni les ressources humaines et matérielles pour le mettre en échec. Tu veux mettre un terme à ce monde de fous ? Parfait, c'est ce que je veux aussi. Mais continue d'être obsédé par Opal et nous serons tous morts avant d'avoir pu accomplir quoi que ce soit. On ne bat pas un homme qui ne sait pas mourir avec les armes qu'on utilise pour achever les mortels.

La seule chose qui trahit sa peur de te défier, c'est son corps tendu à l'extrême, ses muscles si noués qu'ils en sont au seuil de la crampe. Mais qu'importe. Fais-nous mal. Hurle-nous dessus. Tant que tu restes en vie qu'importe.

— Je ne te dis pas qu'il faut abandonner, je te dis cependant qu'il faut prendre notre temps. Opal n'a toujours pas frappé alors qu'il aurait déjà eu mille occasions de le faire. Nous devons profiter de cette occasion. Sonne la retraite, Alastor. Il y a d'autres combats à mener pour gagner en force, affaiblir Wonderland. La confrontation directe ne nous mènera à rien, tu as vu sa force de tes propres yeux. Mais nous pouvons quand même le battre, tous, chacun d'entre eux. J'ai réfléchi, tu veux détruire Opal ? Toutes ses chances d'être heureux ? Alors détruis Wonderland, détruit la seule chose qui maintient ces tarés en vie.

Et pour ça, Alastor, il faut gagner en puissance. On en revient toujours à ce même constat. La seule chose qui compte, Alastor, c'est notre mission.

Et le courage s'en est allé aussi vite qu'il est venu. Ferme les yeux, déjà préparés à essuyé ta fureur, car il a été un pion insolent.

Te voir dans un tel état de faiblesse lui donne des envies d'insolences. Au bord des lèvres, les piques et bousculades, il les retient une seconde, cède la suivante. C'est que tes mots (maux) font écho aux nôtres. Tu comprends, donc, Alastor, la frustration que c'est lorsque le monde ne respecte pas ce que nous sommes, ce que nous incarnons. Le regard froid, Judas, quand il propose, presque interdit.

— Alors peut-être que le croquemitaine devrait sortir de son bureau.

Et il est conscient qu'il va sans doute trop loin, que n'importe qui aurait sûrement prié ses dieux avant de s'adresser à toi de la sorte. Mais c'est son devoir, à Judas. Il pense te devoir l'honnêteté, la stricte transparence sur ce qu'il voit et pour lui ce qu'il voit n'a pas lieu d'être. Tu es fort, Alastor, mais c'est comme-ci tu avais cessé de le croire.

— L'éternité ne m'a jamais tenté, Alastor. Et quitte à mourir, autant le faire avec et pour toi.

Il réalise qu'il ne t'a jamais vraiment parlé de lui, de son rapport avec le passé, de cette quête de vérité qui pourrait peut-être le ramener. Le ramener à avant, avant Wonderland, avant tout le reste. Le ramener dans un monde où son nom avait un sens, où il avait des frères, un père, un monde où des gens l'attendaient, des gens et un avenir. Son regard ne se détourne du tien que pour aller vider le premier verre d'alcool à sa portée. Toujours ce même réflexe, Judas, quand il s'apprête à balancer ce qui le rend vulnérable.

— Je ne retournerai pas d'où je viens. Je crois que je commence à tout oublier, Alastor... Mes souvenirs sont de plus en plus flous, je ne me souviens même plus des visages ou des noms de mes propres parents. Je m'oublierai bientôt et... tu sais quoi ? Je crois que c'est pour le mieux. J'ai la sensation que, quoi qu'il se soit passé, je ne veux pas revenir là où j'étais. Et un second verre vient remplacer l'autre. Mais je ne veux pas de ton éternité non plus, je n'ai pas assez d'ambition ou de fierté pour vivre une histoire sans fin. Je finirai par me faire chier au point de me tuer. Et je n'aime pas Wonderland, Alastor. Je déteste profondément les bouffonneries de ce pays. Alors oui, détruisons tout et crevons, Al, c'est sincèrement le plus beau cadeau qu'on pourrait se faire.

La douleur s'élance encore dans sa joue quand il laisse une unième gorgée d'alcool calmer l'hypersensibilité de chacun de ses nerfs. D'une certaine façon, il se sent libéré de t'avoir enfin fait les confessions que nul autre n'avait entendues hormis son propre reflet. Ça fait du bien, tu sais, de dire qu'on a la haine, qu'on exècre à voix haute. Qu'on a la rage au-delà des mots. Ça fait du bien, de ne pas entendre les soupirs déçus, les regards choqués. Toi, tu comprends, n'est-ce pas ? Tu comprends que passer un stade le sort du plus grand nombre n'importe plus et que ce n'est que le nôtre et celui de nos privilégiés qui prime.

— Ce pays n'est pas une seconde chance, Alastor. Il ne le sera jamais tant que des gens comme la Reine Rouge ou Opal existeront. Je ne t'avais jamais dit, qu'à peine arrivé ici, le chasseur de Juliette m'avait traqué ?

Il pourrait te dire, aussi, qu'il avait trouvé (du moins le pensait) refuge chez Esthef. Et que lui aussi, avec son charme et ses beaux sourires lui avait promis la sécurité et la liberté en l'envoyant à tes côtés. Il a le sourire cynique aux lèvres, Alastor. Les alice sont des biens consommables dont tout le monde abuse, même ceux se disant être vos amis. Une espèce de sous-race dont tout le monde se fou. Mais toi, Alastor, toi, tu n'as jamais trahi, tu n'as jamais menti. Et même s'il a été un grain de sable à tes côtés, tu ne t'en es jamais caché. Et tu comprends, Alastor. Il a l'impression en te regardant que la laideur accumulée au fil des années n'ait pas si repoussante que ça. Il a même l'impression d'être beau, parfois. Il peut être lui, laid et brisé. Et ce n'est pas un problème. Oui, c'est sans doute pour ça qu'on t'aime.

Un rire sonore qui s'arrache à ses lèvres alors qu'il vient poser un verre sur ton bureau et se s’asseoir à tes côtés. Fixe le liquide ambré qu'il fait lentement bouger de ses mains. Un nouveau rire le prend.

— Peut-être oui.

Une confession, quand il tourne la tête vers toi, accroche ton regard.
Sa main pend à quelques centimètres de toi.

—Je suis fatigué, je pense que tu l'es autant voir plus que moi. Alors finissons-en, allons nous coucher en leur montrant qu'ils ne gagneront pas.

Allons dormir d'un sommeil enfin apaisé, avec la satisfaction que personne ne se réveillera jamais.

Il secoue la tête, non Alastor. Parce que tu es bien le seul non-coupable de ses débuts à Wonderland.

— Non, c'est arrivé très peu de temps après mon réveil. C'est l'un des premiers contacts que j'ai eus avec Wonderland. Le chasseur m'a repéré, il a vu que je n'étais pas d'ici, il m'a poursuivi. Soi-disant que c'était son métier de traquer ceux qui passent entre les mailles du filet. J'ai réussi à m'enfuir au prix d'une flèche dans la jambe. Avant de mourir, je voudrais lui en planter deux, question de fierté.

Un haussement d'épaules, il pourrait te montrer la petite liste née de sa fierté mal placée. Tous les comptes à rendre, de la flèche pour Elias, à la tête tranchée pour Belial. Apparaissent les noms de tous ceux dont il se vengera personnellement parce que comme toi, Alastor, il en a assez que le monde ne le prenne pas au sérieux alors qu'il est l'ami du maître des cauchemars.

Et quand tu poses une main sur son épaule, il s'empresse de porter à ses lèvres son verre d'alcool. C'est que ta proximité le rend fier, tu sais, il a honte d'autant se sentir puissant pour un aussi petit geste. Un sourire quand tu appelles au mépris. Oh, il est doué pour ça, Alastor, ne t'en fais pas.

— Tu vas avoir beaucoup de travail alors.

Mais étrangement, l'idée de travailler ensemble et non plus pour toi le met en joie. Détail furtivement cette main sur son épaule alors que les mots d'Opal résonnent. Il se dit qu'en empruntant cette voie il va morfler, Judas. Que ton poing sur sa joue sera de loin le plus plaisant de ses souvenirs. Cette voie, c'est le drame, c'est le sang. Cette voie c'est notre fin et pourtant.

— Mais je voudrais qu'on les écrase ensemble.

Avec toi. Tout rend plus vivant et sensé quand c'est avec toi.
On a jamais vu condamné plus heureux.

Tu as une expression qu'on n'aurait jamais cru voir sur ton visage. Figé, Judas, quand il voit pour la première fois ton regard se détourner, tes yeux brillé de surprise. On n'aurait jamais pensé ton visage capable de tant d'expression. Il nous aura fallu l'équivalent de plusieurs années pour le découvrir. Il ne sait pas comment réagir, soudain déstabilisé, pour un regard, tu as brouillé ses repaires et il t'en voudrait presque. Détourne lui aussi les yeux, idiot, soudain le sol semble la plus belle œuvre d'art du monde.

— Pourquoi crois-tu que je suis encore là ?

Le mot crétin meurt sur ses lèvres, sans s'avouer que le crétin, c'est lui. Pas idée de se retrouver aussi déstabilisé par ton regard fuyant. On a pourtant plus l'âge de ce genre d’épanchement. Un soupir entre ses lèvres, une main sur sa nuque, gêné. C'est que soudain ce bureau lui paraît insupportable.

— Pour mon plus grand malheur j'ai en toi une confiance aveugle.

On n’ira pas balancer le mot loyauté, ce serait te manquer de respect. Et quand le silence s'épaissit il fixe ses chaussures, Judas. Espérerait presque une explosion ou une nouvelle intrusion d'Opal pour le rompre.

— Bi-Bien. Si tout est dit je vais retourner à mon travail. Tu sais comment hurler si tu as besoin que je monte.

Quand il referme la porte ce jour-là, il s'est senti profondément idiot. Les picotements sur sa joue, mais tes yeux surtout. Ça lui rappellerait presque quelque chose... Quelque chose d'avant, quelque chose dont il ne veut pas se souvenir, parce que ça gâcherait presque le moment.