On a renversé les fleurs qui ont été offertes – par qui, par comment, autrui le saurait mieux – et le sol, maintenant, est couvert du reste des attentions d'un.e autre. Lysandre espère, doucement, qu'il ne s'agissait pas d'un cadeau de Susan, mais tait sa pensée, se ravise, quelque chose lui disant que c’est lui qui s’éprend des fleurs et qui les offre, pas le contraire.

Il éponge l'eau d'une serviette, il ramasse les tiges de paumes dénuées de gants – qui sont posés sur le comptoir, prêts à être promptement enfilés au premier signe d'un client – et tente de réparer une bévue qu’il ne se souvient pas avoir commis. Des fleurs gâchées, des myosotis – please forget me not – morcelées.

Je suis désolé de t’avoir oublié, a-t-il envie de lancer au néant, à cette boutique vide dans laquelle ne perdurent que les mots des autres, que la cacophonie de son esprit trop plein de tout. L’envie se perd dans le tintamarre de la porte et c’est tant mieux, car il ne saurait pas à qui, vraiment, proférer ses excuses.

La clochette, celle qu'on a attachée à la porte pour prévenir des arrivées, se met à chanter et Lysandre relève la tête. Il voit double, une seconde – peau fripée, cadence hachée, aux côtés de la Mort personnifiée – une seconde qui lui fait se demander si les fleurs ont aussi des souvenirs. Il se demande si c’est cette personne qu’il a oublié, car elle est à l’image qu’il se fait des êtres qui connaissent le langage des fleurs, qui comprennent le sens les pétales que l’on glisse entre les pages de livres pour s’éprendre du romantisme de ces gestes qui valent mille mots.

Bleu. Bleu cobalt, bleu familier, bleu comme les morts qui germent, comme les prières soufflées aux myosotis. Lysandre résiste à l’envie de répandre leurs pétales mouillés contre ses cheveux, pour parfaite l’élégance, la prestance.

«  Bonjour. », lance-t-il candidement en se redressant, mains pleines de floraisons aux pétales malmenés. On le connait visiblement et Lysandre, aujourd'hui, est d'humeur à tout nier – tout nier de sa tête et des trous béants de trop plein qui la remplissent –. Il réenfile ses gants, désireux d’éviter les écarts et fixe, transit, l’apparition qui vient titiller ses sens, attraper ses mains. Ça vibre, sous sa cage thoracique.

Il ne se rappelle pas, pas tout à fait, malgré la familiarité – l’attachement – qui fait tanguer ses synapses.

Qui suis-je, dis-moi, toi qui m'intime de t'offrir les poèmes que l'on écrit, alors que l'on surplombe Neverland et que l'on prétend, pour le plaisir de lecteurs se languissant, s'être égaré dans les recoins sulfureux de Crims ? Qui suis-je pour toi ?

Il me tardait de te revoir aussi, Aliocha.

«  Nous en conviendrons que ces textes qui viennent parfaire les rendez-vous charnels sont souvent de meilleure compagnie que la réalité ou, du moins, représentent une alternative plus propice à la satisfaction intellectuelle. »

Ébauche de confiance, Lysandre, en souriant, souriant, une tempête interne que les mots ne parviennent à décrire. Poupée de luxure, décidément, cet être fantasque mérite certainement que les sonnets qu’il quémande soient rédigés à son intention – la sorcière toujours en mesure de t’émouvoir –. Professionnel, Lysandre, en souriant, tait sa conscience et se concentre, habilement – autant qu’il le peut – sur la requête présente.

« Là où l'emplacement de ce type d'ouvrage m'échappe. Je crois. », pause marquée, car il croit sans certitude et que cela a toujours le don de la déstabiliser. « Je crois que ces œuvres ont davantage leur place à l’abri des regards prudes. Dans mon arrière-boutique. Si l’on veut bien me suivre. »

Il ne demande point son nom et tisse la conversation en espérant que l’appellation lui reviendra. Le bouquet de myosotis se voit abandonné, près du comptoir, près du vase évidé, alors qu’il intime à son client de passer la porte promettant les confins de sa demeure.

Il pénètre l’arrière-boutique qui ressemble davantage à un bureau, rehaussé de bois, d’opulence, destiné aux grandes occasions qu’à un entrepôt. Il lorgne les étagères qui tracent leur périple jusqu’au plafond et qui cintrent, sur la gauche, les escaliers qui mènent à l’étage, à son appartement.

Main gantées sur les hanches, Lysandre considère son domaine avec une pointe d’incertitude.

Où peut-il bien avoir rangé de tels recueils ? Existent-ils simplement dans l’enceinte du Theorem ?

« Tu es libre de fouiller mes étagères. »

Bleu minuit, bleu secret, comme ces brouillards qui ensorcellent les connexions synaptiques qui régissent sa tête. Poupée d’émoi aux relents fleuris, dont le nom frétille contre le bout de sa langue sans pourtant oser faire bond. Poupée stellaire, vagabonde de ses intérêts, pour laquelle on brodait des missives de sulfure, d’audace, auxquels les ouvrages éparpillés en arrière-boutique ne sont que des échos sobres.

Qui es-tu ?

La poésie que tu cherches, Aliocha, est rangée à l’étage.

Lysandre et ses yeux sombres se morcellent d’embarras, pantois, pantois, de ne point avoir dupé Baba Yaga. Gage d’une proximité affublée de mystère, il lui semble que le regard jaune le transperce et qu’il sait voir bien au-delà de ce que la mémoire permet. Bleu océan, bleu misère, Lysandre froisse la colonne molle d’un livre, froisse ses gants de soie, avant de baisser les yeux. Il esquive les cajoleries, ces mains qui se baladent et qui pétillent de tendresse, recule, recule à en percuter l’échine d’un meuble. Embarrassé, embarrassé, pris sur le fait, obligé de rejeter, alors qu’un contact clément pourrait éclaircir tant d’affects.

Son bureau se veut être la scène principale d’une réunion claudiquante.

« Mieux vaut éviter de me toucher. », explique-t-il doucement. Peu désireux d’imposer, peu désireux de dérober. « Ma peau, au moindre contact, aura tôt fait d’alambiquer tes mémoires aux miennes. » Peu désireux de perdre un peu plus la tête.

Qui-suis pour toi, se demande-t-il tout de même, alors que la sorcière recule jusque dans le confort d’un fauteuil – berceau de trop de ses inquisitions nocturnes –. Qui suis-je pour toi, définition d’azur parfumée aux fruits qui exhibe des artifices qui font tanguer les sens. Il la contemple, cette apparition fortuite, survenue d’entre les pétales mouillés des myosotis. Il a contemple et y voit la muse des jours gris, drapée de soie, tellement colorée que l’on s’affairerait à la peindre avec tous les mots qui font briller Wonderland. Sirène des curiosités, combien de fois nous sommes-nous échoués contre la berge de ses connaissances ?

Qui suis-je, mais surtout qui es-tu ?

Les enjolivements à son état – trésor à mots, dit la sorcière – saupoudrent, sur les circonstances, les relents d’une familiarité embrouillée. Bleu d’antan, bleu grand-mère, il n’arrive pourtant pas à se rappeler. Tintamarre dans son esprit, en sourdine, barbouillée.

Combien d’années ? Voilà une notion qu’il ne comprend plus, un concept distant aux contours floutés. Il convient, cependant, qu’il lui semble plus adapté de remplacer mégarde et générosité par des termes tels qu’excès et avidité. On ne se perd pas de la sorte, avec des manuscrits à la tonne pour se justifier, sans avoir contribué au dénouement de sa propre déchéance. Coupable jusqu’à l’os, Lysandre en est persuadé.

« Trop peu, certainement. Assez pour avoir oublié comment les compter. »

La sorcière et ses grands airs, opulente et confiante, parée des scintillements de ses bijoux, mais surtout du bleu de sa félicité. Réveiller leur amitié, dit-elle d’une voix qui ne laisse point place au doute. Dompter sa mémoire ? Un sourire, ombre qui se dresse en filigrane des remous férus de la gêne, de la culpabilité. Les tendresses et les efforts, la fougue des promesses, laissent gondoler, contre le cœur de Lysandre, une satisfaction orgueilleuse.

Il se prend à vouloir croire aux déclarations qu’on lui sert et se rapproche, chat dompté, pour venir surplomber la silhouette de son invité. Bleu espoir, bleu magie, les prunelles pailletées de possibilités. Si la tentative échoue, il ne pourra s’en désoler et la laissera simplement filer au gré des autres instants oubliés.

« Je. » Trouble, bleu brouillard, bleu ouragan, bleu perte. Et les lèvres entrouvertes sur un sourire. Il dessine la scène, les oiseaux sur le muret, et la surprise dans la gorge. Il croit reconnaître le profil d’une femme promise à la fin. Accoudée près d’un thé, ensemencée de conversation, elle essuie ses paumes contre les fleurs de son tablier. Lysandre la reconnait à moitié, cette dame aux traits tirés. Il se rappelle davantage de la sorcière et ses yeux mortifères, de la sorcière et ses mauvaises nouvelles. À peine, assez pour s’y retrouver.

Il se souvient peut-être avoir persifflé, avoir interrompu la quiétude de l’échange, chahuté le thé. Une contradiction à ses sens qui lui dictent que l’individu est une muse, un ami, qui lui vocifèrent une appréciation indomptée.
Toute la beauté de la Mort personnifiée.

« Gâteaux au gingembre, théière en forme de citrouille… ? Elle souriait, je crois, cette femme à laquelle tu annonçais sa mort. », l’incertitude embaume son murmure.  

On aura voulu lui poser tant de questions, on aura voulu tout nier.

« Le bleu de tes cheveux et ta voix me sont familiers, appréciés. Un présage certain que notre relation se tisse dans davantage que ce souvenir d’été, n’est-ce pas ? »

Lysandre inspire, s’installe aux côté de Baba Yaga.

« Rappelle-moi ton nom, le veux-tu ? »

C’est plus facile qu’à l’habitude, songe-t-il. Plus facile d’essayer de se retrouver.