Il y a des notes agrafées aux murs, des notes qui lui rappellent de ne pas verrouiller les fenêtres et qui lui disent que le curry qu’il a laissé trainer va pourrir s’il ne se hâte pas de le manger. Il babille son prénom, puis son nom, en traversant les papiers-mémoires avec une révérence qui siérait mieux aux œuvres d’un musée.

L’avant-boutique en est couverte – ne pas oublier de se rendre chez Violine pour récupérer ses biens, ne pas tarder à repeindre la devanture – et sur le comptoir trainent des livres ouverts. Des livres d’échecs, des contes d’échecs pour illustrer des âmes qui jouent tout autant que des âmes qui perdent. Sur une plaque de dames – le jeu, pas les femmes –, on a alignés des tours noires.

Il ne comprend pas.

Puis la porte s’ouvre.

Et Susan est là, comme un vigile dans l’embrasure de son nom – un théorème sur lequel méditer –, là pour matraquer la prison de sa tête d’un coup de réalité. Susan est là, maintenant, parce que le moment présent est la seule certitude temporelle dont il peut se repaitre. Maintenant, c’est ce qu’on peut toucher, ce qu’on peut sentir, ce qu’on peut voir lorsqu’on écarte le miasme des souvenirs des uns. Susan est là et la porte se referme derrière lui comme une tombée de rideau.

Il hésite, parce que les noms autres que les siens sont ces denrées incertaines, parce que Susan ressemble trop, parfois, à ce qui ne s’oublie pas. Il hésite, puis :

" Susan. "

Il tend les doigts, effleure le paquet qu’on lui tend et expire. Il ne savait pas que c’était son anniversaire. Il ne s’en rappelait pas. Ou peut-être que Susan s’est trompé, peut-être qu’il y a confusion et que le réceptacle de ce présent n’est pas le bon. La confusion vient barbouiller sa face, un plissement de regard, un tremblement de lèvre.

Susan ne ferait pas d’erreur, ce n’est pas cohérent. Susan est toujours à temps.

Qu’a-t-il oublié encore ?

" J’ai oublié ", lâche-t-il mollement. " pourquoi tu m’amènes cela. ".

Il tend tout de même les doigts, vers le paquet, vers le sourire, piétinant un embarras vociférant qui l'empêcherait de se montrer courtois.

" Je n'ai rien à t'offrir. ", marmonne-t-il, soucieux. " Du moins, je crois. "

Regrettable embarras, damnation de mémoire. Il suit le rouge qui marre l'œil jusqu'à la prunelle pour essayer d'y déceler une réponse. Il ne sait toujours pas pourquoi on lui offre un présent.

Il sait, toutefois, que le sablier coule. Et la certitude que le temps s'écoule, avec ou sans lui,  a quelque chose de rassurant. Susan est là, c'est suffisant.

Susan est toujours là ‒pas soudainement disparu, pas la manifestation d'un souvenir venu pétiller à la surface‒. Susan est toujours là, souriant doucement au nom d'une amitié sur laquelle Lysandre ne parvient pas à coller les étiquettes suffisantes. Il est cette eau trouble, mais lumineuse, dans laquelle il fait bon de patauger. Une certitude de sécurité, de continuité, en marge d'un temps qu'il ne peut comprendre au-delà de maintenant.  C'est ironique, parfois. Souvent.

Mais cet instant, ce maintenant, ne sera pas dédié à Time.

" Une surprise. ", répète-t-il en daignant enfin récupérer le paquet d'entre les doigts de Susan. Une surprise qui n'appartient à aucune entente préalable, détachée d'un passé trop vite évacué hors des délimitations craquelées de sa conscience. Une surprise offerte maintenant au sein d'une réalité temporelle qu'il parvient à intelliger sans trop de difficultés. Il soupèse le paquet ‒un livre probablement‒ et ses commissures se creusent, ses yeux chuchotent une gratitude sur laquelle il vaut mieux ne pas mettre de mots.

Susan est là et Lysandre se contente de l'adorer. Il suit son parcours parmi les livres, jaugeant sa démarche d'un air tranquille. L'embarras s'est évanoui, remplacé par une sensation de confort. Un livre ouvert, des particules de poussières dans l'air, qui  scintillent comme des étoiles, comme le soleil.

" Ce livre ? Il parle des méduses qui peuplent le lac agité et des couleurs qu'elles disséminent dans l'eau lorsque la lune brille. ", raconte-t-il hasardeusement lorsqu'interpellé, sans trop savoir si ses propos s'agencent au contenu véritable qui peut se lire entre les pages. Une intuition qu'il ne peut s'expliquer, des savoirs imbriqués, imaginés. Il ne se rappelle jamais trop d'où toutes les choses qui polluent sa tête peuvent bien provenir. Peut-être pas de ce livre.

Mais le lac est important. Comme Susan.

" Je ne crois pas que toutes les pièces sont supposées être identiques. ", déclare-t-il en jetant un oeil soucieux au jeu d'échec ‒ de dames ? ‒  étalé sur le comptoir. " Le moi d'hier semble avoir réécrit les règles à sa guise. "

Puis une pause. Lysandre cherche un instant le regard son homologue, bleu, clair. Le paquet, entre ses doigts tremblants, n'a toujours pas été ouvert.

" Que m'as-tu offert ? "

Les notes qui les entoure demeurent ces énigmes endimanchées qu'il ne comprend pas, mais Lysandre n'a pas besoin de les regarder.

«  Je le lirai en essayant de penser à tes mots et je tenterai de trouver mon chemin à l’intérieur de ceux de l’auteure. Il n'est pas nécessaire de faire un achat en retour. », déclare-t-il simplement, comblant l’espace pour venir poser sa paume contre le relief du paquet que les doigts de Susan viennent tout juste d’abandonner. Le textile de ses gants – noirs – se froisse contre le liège. Il délie la boucle, fait craquer le matériel pour dévoiler un trait de titre – une lettre, deux – qu’il ne regarde pas. Il goûte les mots par proxy, désire les deviner, savoir, se rappeler.

Il se laisse aller à un émoi qu’il croit temporaire – parce que trop rares sont les choses qui perdurent, qui ne se dénaturent – et contemple son homologue avec l’envie impossible de graver l’instant dans sa mémoire. Tes oublis sont nombreux, lui dictent ses synapses. Tes oublis s’entassent, tes souvenirs s’effacent, s’amalgament.

Il ne le sait que trop bien. Alors il se contente de regarder, expression aseptisée, cajolée de bienveillance, le profil souriant de Susan. Quelque chose lui dit que c’est rare.

L’incarnation d’une douceur, presque malicieuse dans sa présentation, vient émousser un regard qu’il tourne sans hâte – parce le bleu limpide,  familier, est cette certitude dont il ne veut qu’à moitié se détacher– vers le jeu remanié des tours d’échec perdues contre les jupons des dames. Il se concentre sur la requête, sur la visite d’un hier dont il ne se rappelle rien. Ses doigts quittent le paquet, trouvent le jeu.

«  Chaque case représente un lieu, chaque tour représente un individu. », il bouge l’une des tours, la fait traverser la planche carrelée d’un mouvement de poignet qui se veut élégant. Il la dépose dans un coin, écartée, punie, puis lorgne le sablier, ce temps qui passe et qu’il ne comprend pas.

«  Chaque mouvement représente l’une de ses histoires dont tu te rappelles mieux que moi. »

Il contemple l’idée de proposer du thé, mais craint de s’égarer, de perdre le fil de ce moment qu’il voudrait pouvoir conserver. Il préfère poursuivre, abandonner les bonnes manières entre les pans des livres qui érigent son domaine.

« Racontons-les, réécrivons-les, imaginons-les. », il marque une pause, brève, puis désigne la pièce qu’il a bougé. « Qui est cette tour ? ».

Il veut raconter une histoire dont il a oublié la prémisse. Il veut construire des hypothèses contre les fondations que Susan voudra bien lui tendre. Il ne veut pas oublier encore une fois.

Son regard flanche, de retour sur le paquet. Il découvre le titre le ravissement de lol v. stein et son cœur se serre.

« Ce qui est regrettable. », souffle-t-il en guise d’assentiment, une pointe aigue accrochée au bord des lèvres – parce que les méduses sont ce kaléidoscope qui danse sous ses yeux, qui irrigue ses synapses et que prendre l’argent d’entre les doigts de Susan est cette bévue qui l’irrite –. Il ne le refusera toutefois pas, ne saupoudrera pas les prémisses d’une tension monétaire obsolète sur leur présent, sur l’un de ces instants à chérir avant qu’il ne se brouille. Il aimerait pouvoir donner, mais si Susan tient à payer, il se contentera, heureux de pouvoir, ce détail, l’oublier. Un cadeau pour toi, au moins en pensées. « Il y a tant à raconter au sujet des méduses. »

Tu les as dessiné, Lysandre, ne t’en souviens-tu pas ? Quelque part, dans le livre, sont les esquisses d’une vie à laquelle tu ne sais plus accéder.

Nonobstant le fait que Lysandre n’oserait parier sur l’exactitude de ses propres propos, il lui semble que les méduses, qui cheminent dans le lac tout en offrant à ceux qui savent le voir le festival de leurs couleurs, sont l’un des artifices les plus doucereux de tout Wonderland.  « T’aie-je déjà emmené les voir ? », songe-t-il sans trop réaliser que ses pensées filtrent hors de ses lèvres, sans trop savoir si les méduses relèvent du songe plutôt que de la réalité. Ses doigts dodelinent et l’image de Susan, au bord du lac, au bord de d’Ailleurs, ne sonne peut-être pas faux.

Ton sourire dans la nuit, Susan.

« Autrement. Que voilà une manière intéressante de formuler la chose. »

Sans jugement, se siffle Lysandre. Il sonde le silence, la quiétude, la facilité – encore et encore et encore – se perd à compter les cils de l’autre. Il tapote la plaquette de jeu, flotte, suit le mouvement des doigts, le passage, le voyage.

Qui d’autre que Susan transcende, qui persiste, qui préside le palace de sa cognition ? Qui est-il ? Un peu de lui, un peu d’un autre, d’un amoureux des méduses désireux de sauter à pieds joints dans l’eau, mains tendues vers les étoiles.

« J’apprécierais pouvoir me rappeler d’eux d’une manière qui me permet de semer des fleurs et d’en admirer la beauté. », ajoute-t-il, parce qu’autrement ne lui parait pas assez.

Tous n’ont pas ta chance, Susan, de survivre – ne serait-ce qu’un peu, ne serait-ce qu’un éveil sur deux – aux trous noirs qui grugent la mémoire de Lysandre. Tous n’ont pas la chance d’avoir été peints, presqu’indélébiles dans le panthéon de ce que l’on n’oublie pas – comme Time – mais tu restes, tu restes, et ça compte. Des fleurs ont déjà été achetées à la Rose du Royaume d’Ivoire, des fleurs de toutes les teintes pour se marier aux couleurs qu’on chasse et qui font vivre. Des fleurs pour toi – pour d’autres aussi – et qui perdurent uniquement dans la fossilisation séchée que tu as su leur accorder.

Impossible de s’en rappeler, alors il faut réécrire. Des lèvres qui s’entrouvrent, un sourire, mimétisme appréciatif.

« J’écrirais la cueillette des floraisons sucrées d’entre ses doigts, j’écrirais le parfum des bégonias et des myosotis. Si je croise un jour cette tour, si je parviens à me rappeler, je lui demanderai… », d’abord enfumés de douceur, les propos adoptent la frénésie des mémoires qui s’acharnent et qui se brusquent. Les phrases s’écroulent, Lysandre s’égare. Ailleurs, sur les sourcils, sur le nez, sur les lèvres.  

Une part de lui à envie de voir, envie de retirer l’un de ses gants et de tendre les doigts vers les cheveux, vers le visage de Susan. Une part de lui bouillonne, mais n’est-ce pas cette même part qui a empilé les souvenirs d’autrui jusqu’à en construire sa damnation ? En touchant Susan, il pourrait la voir, il pourrait la vivre, mais ce serait se perdre un peu plus.

Il se ravise. Il oublie, un peu, à moitié.

« Je veux te parler de cette tour. ». Il pioche une pièce un peu éraflée, une tour qui tangue toujours un moment lorsqu’on la dépose, menaçant de tomber. « Elle porte des gants et sent le sucre, tu l’apprécierais je crois.  Elle est… ». Il marque une hésitation, l’incertitude tailladant ses sens – les méduses prennent tant de place, tant de place Susan, tout se trouble – « craintive, soucieuse, douce. Quelque part dans Dreamland, toujours à m’offrir un gâteau différent. La reconnais-tu ? ».

Sa psyché est ce hangar ayant accommodé trop de navires et qui, dans la surpopulation qui l'afflige, s'est écroulé, s'est laissé porté aux bords de la ruine. Les soubresauts de motivation ne suffisent jamais à nettoyer l'endroit, à éclaircir l'eau encombrée par des débris mnésiques appartenant à autrui. Il semble plus correct aux yeux de Lysandre de considérer que des bouts des autres sont tombés dans sa tête à lui. Quelque part, il y a même ce bout  de Susan – droit devant l'épée Vorpaline – qui ne lui appartient pas et qui encombre la clarté de son identité. Pourtant, il se redresse, minutieux, et se force à considérer les propos de Susan.

Si un bout de lui a chuté dans la tête de cette tour de laquelle il doit récupérer de fleurs pour ensuite pouvoir les semer, les planter, il se dit qu'un bout de lui doit forcément continuer d'exister dans tout ceux contre qui son pouvoir s'est manifesté. L'idée lui plaît.

Un bout de moi en toi.

« Je lui demanderai. », convient-il doucement. Un peu pour apaiser son esprit qui vrille, un peu pour adhérer aux dires de Susan.

Pour Susan, Lysandre gravirait les plus hauts pics du mont Milkimalya. Susan est ce sens qui manque à Wonderland, cette logique indubitable qui s'inscrit dans des habitudes que Lysandre ne parvient plus à deviner, mais qui gonflent son cœur de familiarité lorsqu'elles se manifestent. Quelque part, dans son esprit, un disque rayé s'égosille à lui répéter en boucle des morceaux de leur passé commun. –Volatile ? Je crois qu'on dit plutôt imbécile, n'est-ce pas ? Bien que j'apprécierais certainement le voir s'envoler vers [–].

La tour éraflée évoque chez eux une familiarité commune, mais là où Susan parle de contrer le malheur, Lysandre ne parvient qu'à sentir le poids du chocolat, de la cannelle et de la myrtille contre sa langue, ne parvient qu'à se remémorer les contours éthérés d'Halloween Town.

Il a souvent cherché à décrire les âmes qu'il croise à l'écrit, mais ses notes s'effritent et s'égare trop souvent. Celles qui persistent sont conservées précieusement, gardées avec la ferveur d'un dragon protégeant son nid d'or. Il l'indique à Susan à demi-mots, embarrassé de ne pouvoir parvenir à réaliser des tâches si simples.

Il accepte de fermer les yeux, d'observer l'intérieur de sa tête, car cela inscrit une possibilité de fuir l'embarras qui le nargue, d'éviter le d'endurer la pesanteur des yeux de Susan. Les doigts qu'il déposent contre sa cuisse tremblent vicieusement. Il inspire lentement, concentre ses pensées sur les saveurs qui valsent contre sa langue.                                                                                                    
«  Je l'ai vu... ». Un comptoir rempli de victuailles, des gants sombres pour les saisir et une question. Lysandre se rappelle avoir demandé qui les avait confectionné, ces jolis gants. Il raconte à Susan, insiste sur les gants, mais rapidement l'ordre des souvenirs se châtie et ne persiste que des bégaiements vides de sens. On parle de chauve-souris et on se trouve, une seconde de trop, dans la tête d'une autre âme qui a fréquenté à tord la boutique de Hell.

Il ouvre les yeux, quitte l'abysse pour regagner la poussière et le désordre du Theorem. Lorsque les souvenirs déboulent trop rapidement et que le présent ne suffit pas à ramener l'ordre, Lysandre se réfugie bien souvent à l'orée de ses certitudes, à l'orée de Susan.

«  Je me souviens surtout de toi. ».

D'un maintenant qui se brouille contre celui d'une époque où le visage que tu exhibes n'était point raturé de rouge – avant que les immortels ne t'enlacent –. Des promesses d'affection jamais nommées, jamais précisées, mais qui persistent, à leur manière. Les méduses dans la nuit, la phosphorescence contre la clarté de ta peau, de tes cheveux. Toutes ces choses que tu ne répares jamais, même si tu le pourrais, car rien – les choses qu'on se dit pour faire joli – n'a besoin d'être réparé ici.

«  Je me souviens toujours de toi, Susan. ».

Une pause.

«  Y a-t-il une clé pour ce moment ? ».

Néant sous les pieds, dans la tête, néant d’encre, dans lequel la plume de ta conscience vient se plonger au terme d’une ondulation élégante de ton poignet. Plume éthérée, à l’image des mèches qui auréolent ton crâne, pour rédiger les pages dont Lysandre ne se souvient jamais assez. Elles sont tâchées de néant, de trop, de rien, et tu inscris, tu écris. Toujours là, toujours toi. Avec ta voix.

Combien de fois as-tu réécris la même histoire, Susan ?

Les méduses dans la nuit, Marmoreal aux statues hérissées, le légendaire Jabberwocky entre des lèvres d’enfant et, plus tard, contre les tiennes probablement. Les pieds dans l’eau et les pages raturées d’encre qui tournent et tournent. Tout se raconte dans les airs que tu portes, dans le mouvement de tes moues, dans la patience de ta voix, dans l’élégance de ta démarche. Dans le plissement des tissus qui bruisse comme la foule du cirque.

Lysandre ne se souvient jamais, alors tes clés se souviennent mieux, pour deux, et les facéties qui t’encombrent sont celles dont Lysandre a appris à trop facilement se désister. Le temps et ses significations absurdes, le Temps barbouillé d’importance avec laquelle on tangue sans oser la rejeter. Conteur d’âme, arrimage de nos idées, Susan la plage à l’odeur iodée et les pluies d’étoiles. Tu te souviens de l’essentiel ou plutôt, offre un canevas tellement plein de couleurs, débordant, débordé, si bien qu’il est impossible, absolument impossible, de complètement s’égarer.

Tellement de clés.

« Je me souviens plus facilement des constances, des faits n’étant pas strictement dictés par des marqueurs de temps. Tes clés sont plurielles, Susan, et leur existence est indubitablement liée à la tienne. »

Comment t’oublier ?

Tête sur le jeu, le carrelage d’échec, une tour roule, tombe contre le parquet. L’éraflée. Les raisons derrières sa présence déjà oubliées. La mémoire fait défaut, on oublie les gestes quotidiens ou on les amalgame à d’autres, on oublie ceux qui n’arrivent pas à se distinguer, à s’accrocher au flux synaptique pour voyager jusque dans la mémoire long-terme. Lysandre, Lysandre et l’encre de ses yeux plissés dans la contemplation de ce que son esprit ne parvient plus à saisir. Des souvenirs de toi, mais surtout des autres.

Complètement t’oublier, Susan, serait la pire des choses.

« Une clé pour un moment, un souvenir pour un toucher. », il sourit, agite sa main gantée, tapote un index contre sa tempe. « Un point commun. »

La lavande dévoilée à cette saveur d’inconnu, de vérité floutée, dont l’appellation vient faire se plisser le nez. Lysandre considère les fleurs, interloqué, amusé, barbouillé d’une confusion qu’il décide d’aborder comme un jeu.

« Pourquoi t’aie-je donné des fleurs synonymes de méfiance ? », songe-t-il, tout haut, rêveur de ses propres idées égarées. « Par soucis d’esthétisme, peut-être ? Cette couleur te sied joliment. Dis-moi. »

Sourire absent, presque, émoussé de confort, de confiance. Les inquiétudes et l’embarras se sont soulevés, envolés – aux quatre coins de Neverland – et le livre que Susan lui a offert est considéré, apprécié. Lysandre se redresse, le saisi, en une séquence mouvante qui le veut déposer le relief d’une plume encrée sur la première page du manuscrit. Il s’écrit de ne pas oublier, de ne pas vendre ou donner, il s’écrit la tenue dont Susan s’est affublé, gratte ses émotions, ses impressions, à même le papier. Préface le ravissement de lol v. stein de son récit d’une journée.

Sourires et scintillements. Un souvenir partagé que les clés et les pages pourront divulguer. Un bout de moi en toi, avec des supports physiques pour pallier aux faiblesses de l’esprit. Un reset incongru, qui roule, roule, cercle infini qui se répète sans jamais se lasser. Un maintenant si longiligne qu’il englobe l’avenir et le passé.

« Promet de me raconter, les moments, tous les moments, rattachés aux clés. Promet de me les raconter dans l’ordre que je choisirai. Promet de me régaler de tes impressions, de bien détailler, pour mieux raviver mes idées. », roucoule-t-il doucement, picorant ses i – ceux qu’il appose contre le ravissement de lol v. stein – d’étoiles.

Moue pensive, gants qui barbouillent la joue d’encre.

« Crois-tu que nous changerons lorsque je retrouverai ce que Time m’a volé ? »

Nous sommes.

Des chapitres accumulés. Des demain n'ayant pas encore été rédigés; clé lavande, moues espiègles, graphite sur du papier. Encre sur la joue, pièces d'échec envolées sans que l'on puisse deviner, jamais, ce qu'elles avaient bien pu signifier.

Maintenant.

Alambiqués dans des phrases qui se languissent d'éternité. Des amalgames qui brillent sans temporalité, des compositions bouclées, mais toujours inachevées. Des pieds mouillés, des méfiances passées – blessés d'autrui, même durant le hier à venir –. Le cirque pour te faire voltiger jusqu'ici.

Dans le théorème de nos maintenants.

Nous sommes ta main contre mon épaule, ton mouchoir contre ma joue. Attention portée sans alarme sur la proximité, sur cette limite tranquille - habituée - que l'on ne va pas transgresser, malgré les phalanges qui tremblent de vouloir se tendre, de vouloir toucher. Lysandre contemple, docile, pensif, le passage de tes doigts, les empreintes d'encre sur le textile. Contemple les mots qui ont voyagé du papier jusque sur la dentelle ouvragée. Fasciné par les lettres qui se sont embrouillées, emmêlées.

Nous sommes une réprimande amusée, imbibée d'une inflexion sucrée. Parce qu'il n'y a rien d'inutile dans le fait d'exister et que Lysandre rêve de pouvoir à nouveau avoir le choix. Le choix de ce qu'il veut – peut – garder. En attendant, juste un peu, si tu y consent –.

Susan le gardien de nous.

De nos émois égarés.

" Et tu sais que je les apprécies. ",  riposte d'un sourire, malice que Lysandre subtilise, imite. Ou peut-être que l'on a grandit en s'imitant, en se subtilisant des bouts pour mieux s'écrire. Enfants fenêtres qui ont eu des décennies pour s'explorer, s'observer. Peut-être que malice est mienne tout autant qu'elle est tienne.

Tu sais que je les apprécies, les longues paroles.

Avant, maintenant, passé, hier, avenir, présent. Lysandre aimerait se rappeler de la première luminosité et des bourrasques dans la neige de tes cheveux, aimerait retracer les traces de tes pieds dans le sable pour les revivre, les revisiter. Pour magnifier, rendre transcendante, la valeur de la personne que tu es et que tu continueras d'être malgré les changements.

" Je compte sur toi pour me raconter, me montrer. Me faire voyager. ", papillonnement satisfait du regard. Noir sur bleu, nos yeux. Nuit pour te contempler, pour souligner le rouge de tes lèvres étirées. Toi qui affirme à défaut de demander.

" Touché.  "

Nous ne sommes déjà plus les mêmes qu'il y a une heure. Lysandre ne saurait estimer le sens de l'heure, mais sait reconnaître son inclinaison au dramatisme. À craindre des départs qui ne viendront pas, car il faudra plus que le Temps pour faire chavirer Susan. Susan ne va partir Lysandre.

Il reste là, tatouage à l'œil, à imiter des habitudes. Constance à contempler, à contempler jusqu'à s'en perdre, jusqu'à en oublier l'embarras de ne rien avoir pu lui offrir à son arrivée.

" Pfft. ",  rire gêné, ravi d'être considéré, de se savoir, par l'intermédiaire de ce genre de simplicités imitées, tangible, réel. Un bout de toi en moi, amoncellement d'êtres, d'autres, mais aussi un bout de moi en moi. Pour mes habitudes et mes vérités qui, bien qu'égarées, ne sont pas effacées.

" Est-ce le moment où je dois réciter les particularités de ton vocabulaire pour te rendre l'appareil ? "

Parce qu'il n'y a que toi pour appeler un con un tronc.