Et elle commence à les voir, les contours de l'homme et plus ceux de l'enfant. Elle voit, ta jeunesse effacée, les prémisses de ce que tu pourrais devenir si tu t'en donnais les moyens, si tu apprenais à ralentir, à grandir petit à petit. Et ça lui plaît, tu sais, de voir que tu es capable d'arrêter de courir, que tu sais t'arrêter et écouter, que tu prennes le temps, tout simplement, car la vie ne devrait pas être une course, Esthef, plus tu cours, plus tu en arriveras rapidement au bout. Un sourire reconnaissant sur ses lèvres quand elle hoche la tête. Si tu es capable de penser en adulte, elle te considérera comme tel. Elle n'ira pas t’infantiliser, être un obstacle à tes propres choix. La liberté se mérite, Esthef et tu viens de gagner la tienne.

— J-je n-ne t-te fe-ferai-ait pa-pas chan-chan-ger d'av-avi-is.

Une simple constatation qui s'accompagne d'un sourire. Très bien, puisque tu joues le jeu, elle le jouera aussi. Elle te considérera d'égal à égal, avec le respect qui va avec. Ses mains délaissent la douceur de tes joues pour griffonner quelques mots.

— Alors très bien, Esthef, j'accepte. Puisque tu te comportes en adulte, je te considérerais en tant que tel. Tu es mon égal, je te donne ma confiance, j’attends que tu fasses de même.

Un peu solennel, mais les contrats sont des choses qui l'ont toujours apaisé. Son regard devis sur le reste de la pièce, elle considère sérieusement, l'espace d'une poignée de secondes, de te suivre dans ces fameux appartements où tu pourrais monter et dans lesquels elle pourrait s'enfermer le temps de se sevrer. Elle hésite, mais se ravise, secoue sa tête bleutée avant d'ajouter.

— Mais je souhaite rester chez moi. J'ai un peu honte, j'avoue, mais c'est entièrement une question de fierté. Cette maison, malgré la poudre, m'a beaucoup apporté et je ne veux pas l'abandonner. De plus, j'ai moi aussi des responsabilités vis-à-vis de mes élèves et je ne veux pas que mes tares soient des obstacles à leur éducation et leurs sécurités. J'espère que tu comprends. Mais si cela te rassure, je suis prête à passer à la Mairie chaque week-end pour faire le point et nous pouvons convenir d'un moyen de nous contacter facilement en cas de problème. Bien sûr, sens-toi libre de passer quand tu le souhaites, ma porte t'es grande ouverte.

Elle impose ses conditions avec des airs de grande fille, Charline. Pourtant, elle ne peut s'empêcher de demander.

— E-est c-ce qu-que ç-ça t-te v-va ?

Et elle espère que puisque tu es là, tu resteras encore un peu. C'est qu'on n'a pas encore parlé des crises, de son utilisation pratique de la poudre et surtout de toi. C'est que si elle ne te le dira pas, car elle ne veut pas te torturer alors qu'elle a insisté pour te rejeter... La solitude la pèse, Charline. Le soir dans le silence de sa maison, elle regrette la chaleur des autres.

Et ses boucles bleues virevoltent lorsqu'elle secoue doucement la tête. Si tu savais, Esthef, sa sécurité est bien la dernière chose à laquelle elle pense. C'est peut-être là qu'est le problème. Mais qu'est-ce que le danger quand la mort ne vous prend pas ? Que peut-il lui arriver de pire, si ce n'est renaître dans un nouveau corps ? Le danger n'est rien pour elle, l'idée que tu t'inquiètes de sa sécurité alors que c'est toi le plus fragile des deux l'amuse. Un sourire, aussi, face aux gestes tendres. Quand tes lèvres se posent sur sa joue, que ta tête se laisse choir sur son épaule....

— T-tu pro-profi-fites.

Mais elle ne te demande pas de t'éloigner pour autant. Une partie d'elle apprécie la douceur et la chaleur qui émane de ton être. Et les avertissements ont déjà été distribués. Elle te pense assez intelligent pour ne pas franchir la limite et comme tu finiras par te lasser (elle en est persuadée), elle peut bien t'accorder les quelques caprices dans lesquels elle trouve aussi son plaisir, Charline.

— T-tu s-sais qu-que j-je n-ne peu-peux pa-pas mou-mouri-rir.

Elle changera seulement de peau. Est-ce que tu fuiras si demain sa poitrine devient torse et que sa voix se fait moins fluette ? Elle a connu, tu sais, des hommes et des femmes qui criait aux grands amours et qui ont plié bagage à cause des grands changements. Elle se demande si tu ferai partie de ces gens-là, plus attaché à une image qu'a une vraie personne. Elle se dit que la question ne se pose pas, et qu'elle ne devrait même pas se la poser. Après tout, tu n'es pas concerné, Esthef. T'inclure dans ce genre de questionnement, c'est te considérer déjà sous un angle qu'elle se doit de refuser. Elle ne peut pas, Esthef. Même si la solitude tue, elle ne peut pas. Voilà trop de fois qu'elle a mis son cœur en jeu et qu'elle n'en a récupéré que des miettes.

— J'ai plusieurs chambres d'amis et de quoi te nourrir, ne t'en fais pas. Tu es le bienvenu, n'oublies pas.

Et comme tu demandes à savoir plus sur la réalité de sa vie, elle laisse échapper un soupir. Mais elle a dit qu'elle te faisait confiance, Charline, et elle veut n'avoir qu'une parole. Alors elle presse un peu ta main, d'un geste de la tête t'invite à la suivre alors qu'elle grimpe les marches menant à sa chambre. Petite pièce simple au lit fait, sur la coiffeuse un vase rempli de fleur, ce n'est pas le seul, d'ailleurs, sa chambre est, comme le reste de sa maison, particulièrement fleuri. Elle sort de sa commode un petit écrin de bois dans lequel est rangé un petit sac de quatre pierres.

— Ce sont des pierres ensorcelées. Explique-t-elle à l'écrit. Si je t'en donne une, je serai en mesure de savoir dans quelle direction, tu te trouves. Ce n'est pas aussi sophistiqué que d'autres objets enchantés, mais je pourrais venir te trouver facilement grâce à ça.

Elle t'en tend une. Elle sait que ce n'est pas aussi pratique que tu l'aurais voulu, mais elle n'a que ça à te proposer pour le moment. Un sourire d'excuse alors qu'elle range la boîte avant de t'inviter à t'asseoir. Elle semble soudain incertaine quand elle écrit sur son carnet pour te tendre un énième petit mot. Pendant que tu lis, elle a sorti de sa table de nuit une petite fiole en verre dans laquelle se trouvait une petite quantité de poudre.

— Pour que tu comprennes mes crises et leurs dangerosités, je pense qu'il serait bon que je te montre ce qu'est réellement mon don. Je vais prendre de la poudre avec moi, n'utilise pas ton pouvoir, Esthef, je veux que tu ressentes ce que moi je ressens, même si c'est à moindre échelle.

Elle est consciente de l'égoïsme de sa demande, mais si tu veux poursuivre dans cette voie, il est nécessaire que tu te confrontes au mal qu'elle est capable de te transmettre.

— Si tu es d'accord, il faut que tu me stresses. Fait n'importe quoi qui pourrait me faire peur ou paniquer, qui pourrait réveiller mon anxiété. Tu as carte blanche.

Elle secoue le flacon, quand elle sentira que ça va trop loin elle respirera la drogue, comme à chaque fois.  

Elle regarde intriguée, ces manches que tu remontes. Elle se demande ce que tu prépares, elle s'attend à peu près à tout de ta part Esthef, du baiser surprise au feu dans la maison. Elle paniquera de toutes les façons, puisque c'est plus fort qu'elle cette anxiété, cette peur qui prend aux tripes. Mais quand tu sors la dague, elle hausse un sourcil, pas une seule seconde elle ne pense que tu vas te faire du mal, Esthef. Elle pense que tu vas l'attaquer elle, car quoi de plus effrayant qu'une agression ? Elle se dit que c'est même une bonne idée, que tu vas pouvoir voir la puissance de la peur qu'elle peut immiscer en toi. Mais c'est contre ta peau que tu tournes la lame et à peine vit-elle le sang qu'elle étouffe un cri, la main devant la bouche.

— Es-Esth-thef !

Et c'est bien plus efficace que tous les coups que tu aurais pu lui donner. Parce que le sang qui coule sur ta peau ça lui rappelle tout autre chose. Elle se souvient, Charline, du silence quand elle était prostrée sur le sol. Elle avait cru qu'il était descendu, qu'il avait quitté la pièce. Il l'avait toujours fait jusqu'à maintenant. Oh si tu savais, les dernières années avec lui n'avaient pas été les plus heureuses. Il se précipitait toujours à l'extérieur, agacé et frustré qu'on ne soit pas capable de nous contrôler. Cette fois-ci aussi on pensait, alors qu'on fixait le sol, la tête dans les bras. Puis on a entendu les pas et le bruit du verre qui se casse. Juste ce bruit, la tête qu'on relève incrédule, et le sang, les petites gouttes carmin sur le bord de la fenêtre, s'écrasant sur le sol. Pas un cri, juste un "ploc... ploc..."

Les prunelles ambrées qui s'écarquillent alors que ses mains tremblent, le haut de cœur caractéristique qui précède la monter de l'effroi. Est-ce que tu sens, toi aussi ? Ta vue se troubler, ton pouls s'accélérer, cette sensation dans le ventre qui te prend à la gorge ? Oui, oui, tu dois la sentir. Tu la sens comme elle la ressent. Cet inconfort, cet instant d'incrédulité où on ne réalise pas avant de prendre conscience qu'elle est là, la crainte, la peur. Et c'est une vague qui ne peut que te prendre tout entier, Esthef, qui ne peut que te noyer. Tu auras beau te débattre, tu ne pourras pas t'en sortir, car tu as beau te répéter que tu es plus fort que ça, que tu es maître de toi-même, ça gronde, ça te fait trembler, ça s'infiltre dans chaque pore de ta peau. Parce que c'est ton destin, Esthef, c'est la fatalité même. Tu es la peur et la peur est tienne. Tu es impuissant, tu ne peux que supplier et pleurer, on en arrive à un point où tout devient blanc autour de soi, où les voix extérieures sont si lointaines qu'on ne les entend plus. Il n'y a plus que toi et cette ombre qui ricane, qui te dit de hurler plus fort encore parce que c'est ce qu'elle aime, c'est ce que tu es, c'est ce que nous sommes. Et au milieu de la terreur tu ne peux que supplier la mort de te prendre, mais l'ombre qui ricane te dit que jamais le mort ne te prendra. Que tu auras peur, encore et encore, à jamais et que rien ni personne ne pourra ne t'enlever à elle. Parce que c'est elle, ça a toujours été elle, la seule âme sœur qu'on ait jamais eue. La peur, l'angoisse, l'anxiété. Les seules vraies femmes auxquelles on sera éternellement mariées.


Elle ne se souvient pas avoir respiré la poudre. Quand elle émerge du blanc habituel, quand la pièce reprend des couleurs et que les sons lui sont de nouveau audibles, elle est prostrée sur le sol. Elle a pleuré, elle croit. Non, elle a pleuré, c'est sûr, elle sent encore ses cils humides et la moiteur sur ses joues. Le flacon est vide à côté d'elle, elle se sent groggy, ailleurs, c'est toujours comme ça avec la poudre. Une partie d'elle se sent presque fière de savoir que la survie a primé sur le reste. Son nez lui fait atrocement mal, peut-être qu'elle saigne ? Il lui semble avoir un goût métallique sur les lèvres. C'est ce qui arrive quand on prend une trop grosse dose. Son cœur lui semble plus lent à battre, mais au moins elle n'a plus peur, Charline. Les yeux qui papillonnent et elle se demande, Esthef, si comme lui, tu as quitté la pièce.

Elle entend ta voix, presque un souffle, ça semble encore si lointain. On se dit qu'on imagine, qu'on fantasme comme on a fantasmé tant d'autres retours. Pourtant c'est bientôt ton corps qu'on voit se traîner en notre direction. Le regard flouté par le voile de nos larmes on peine à mettre des détails sur cette forme qui s'avance mais on sait que c'est toi. Toujours allongée sur le sol, l'éternité qu'on côtoie ces états mais la fatigue est toujours la même, tu sais. À croire que le corps ne nous fera jamais la grâce de s'habituer à ce fléau. Et elle se laisse se faire soulever, Charline. Elle n'a plus force, nous sommes vidées, entièrement, et la poudre n'arrange cela en rien.

— Tu-tu com-compr-prend main-mainte-tenant ?

Sa voix n'est plus qu'un souffle. Tu l'as senti, n'est-ce pas ? Tu sais maintenant comment c'est horrible, comment ça tue d'être comme ça.

— Et-Et c'es-c'est com-comme ça dep-depui-uis tou-toujou-jours.

Et on laisse notre tête trouvée refuge contre toi. Trop abruti par la poudre et la fatigue pour protester contre tes gestes tendres. Pas l'envie non plus. C'est que face à la froideur du parquet tes baisers sont d'un plus grand réconfort.

— Je-je... Je vai-vais te fai-faire ma-mal com-comme ça... Tou-tout l-le tem-temps.

Et ce n'est pas un simple avertissement, juste un simple constat. Tu vas souffrir, tu vas te retrouver à même le sol à suffoquer des centaines de fois. Tu vas devenir fou, Esthef, peut-être même qu'alors tu... Elle secoue la tête, enfuie son visage à l'ombre de ta chemise là où tu ne pourras plus la voir. Tu ferais mieux de fuir, Esthef, tu ferais mieux de te contenter de lui glisser le sachet de poudre et de revenir à ta vie et tes affaires. C'est qu'elle ne veut pas te blesser, c'est qu'elle ne veut pas te faire du mal, comme elle a pu en faire à tant d'avant toi.

— J-je l'ai-ai tu-tué... Un murmure entre ses lèvres, elle n'aurait pas cru avoir la force de pleurer de nouveau. Elle pensait la boite enfouie sous des tonnes de déni, solidement fermée sous le poids des années. Elle regarde presque par la fenêtre, persuadée d'être de retour dans son ancienne maison, persuadée que si elle plissait les yeux elle pourrait de nouveau voir les gouttes de sang s'écraser contre le sol. J-je ne veu-veux pa-pas te tu-tuer... Et la poudre fait dire les plus atroces intimités. M-Mais j-je ne veu-veux plu-plus êtr-être seu-seule... Et elle s'accroche à toi comme on s'accroche à une bouée de sauvetage. Pour sentir ta chaleur, ton odeur, le moindre indice lui disant qu'elle n'est pas seule face à ce parquet froid. Que si elle voulait t'étreindre elle le pourrait, que si elle voulait t'avoir pour elle seule elle le pourrait aussi. Ses yeux papillonnent quand elle élève le visage pour s'approcher du tien. Elle oscille entre fantasmes et de brefs éclairs d'intelligence. T-ton br-bras.

Elle se laisse porter comme une poupée de chiffon. La fatigue conjuguée à la poudre, nous pousse dans des états de faiblesse où on ne peut que se laisser porter. Tu sais, la plupart du temps, c'est à même le sol qu'on passe les heures à attendre que tout redevienne normal, fonctionnel. On appréhende alors toujours que quelqu'un frappe à la porte ou qu'Opal débarque dans uns de ses portails. C'est peut-être bien la première fois qu'on arrive à arriver dans la salle de bain, qu'on fixe le plafond avec dans le crâne tes mots qui résonnent. Des mots qu'on a entendus en rêve souvent, elle se demande d'ailleurs, Charline, si ce n'est pas elle qui fantasme la figure de l'élu dont elle s'est abruti dans les livres à l'époque où elle était "petite fille".

— No-Non. C'es-C'est la pou-poudre. C'es-C'est tou-toujou-jour comm-comme ça quan-quand j'en pren-prend tro-trop.

Cela passera, ça finit toujours par passer. Pendant quelques heures elle sera encore entre le rêve et la réalité. Elle parlera sans retenue, laissera cours aux besoins immédiats. Elle cherchera ta chaleur, elle cherchera à se rassurer. À retrouver les bras qui lui manquent, tout ce qui fait que seule on n'arrive pas à vaincre le froid. Et quand la poudre de fée aurait cessé de faire effet, on se demandera ce qui tient dû rêve ou de la réalité. On se demandera si tous les mots dont on se souvient ont été fantasmés ou non. Probablement qu'elle ne te posera pas la question par pudeur et dignité. Malgré elle, elle en vient à rire jaune, Charline. Si Opal la voyait, il aurait du mépris, elle le sait.

— Tu-Tu n'a pa-pas peu-peur d-de mou-moi ?

Occupée à fixer, légèrement perdue, le plafond. Son regard ambré qui dérive de temps à autre sur ton dos. Elle se demande à quoi ressemble ta plaie. Est-ce que c'est laid ? Est-ce que ça te fait mal ? Elle pourrait dire tant de choses, Esthef, mais son élocution difficile l'en empêche. Et comme elle n'a pas de papier sous la main, et probablement la force d'écrire, elle demande seulement.

— Mê-Même comm-comme ça t-tu a en-envie d-de mo-moi ?

Et si tu la regardes, tu pourras voir le regard légèrement voilé mais pas totalement inconscient. La poudre à cette fabuleuse capacité de fait fit de la pudeur et de la décence pour mettre à nu chaque pensée, chaque sentiment.

— T-tu es su-sucidai-daire... Tu va-vas rest-ter ave-avec mo-moi ? Qu-quand tu m'au-m'auras e-eu t-tu te la-lasse-ssera ?

Et on ne peut s'empêcher de trouver absurde que tu t'inquiètes pour nous. On ne craint rien, tu sais ? Enfin, si, mais ce que l'on craint ne sera jamais mortel, jamais fatal. On survie à tout, Esthef, aux larmes, aux deuils, à la peur, à tout. Certains y voient une force, nous, on y voit une malédiction. On donnerait cher, tu sais, pour goûter à la fin, à la possibilité de devenir poussière comme ton père, comme toi plus tard. Peur pour nous, mais quelle idée ! Tu devrais avoir peur pour toi.

Un léger sourire sur nos lèvres quand tu t'approches, ah, on pourrait, on pourrait tellement. Embrasser ta peau, te prendre tout entier. Tu en meurs d'envie, tout en toi transpire le désir. On le voit comme une eau claire et transparente. On pourrait tromper l'ennui avec toi, la solitude avec toi. L'espace d'une seconde, on se dit que si tu viens poser tes lèvres sur les nôtres, on ne se dérobera pas. On te laissera disposer de nous comme tu le veux, car on a soudain si froid, on est soudain si seule. Si tu peux arrêter ça, même une poignée de minutes, même si c'est pour regretter plus fort le lendemain, alors fait le. Mais évidemment, tu ne le fais pas, tendre Esthef. Si gentil, peut-être un peu cupide aussi... Veux-tu tant qu'on te donne l'accès en étant totalement sobre . Oui, tu as cette fierté-là. On la comprend. Alors très bien, on ira dormir seule ce soir. Un léger rire, si triste, quand tu demandes ce qui peut bien nous avoir donné toutes ces idées.  

— L'é-L'éter-ni-nité.

On pourrait presque s'excuser. Il y a des blessures trop profondes à soigner et toi tu as une éternité de regrets et de malheur à effacer. Et quand tu viens nous porter elle souffle au creux de ton cou.

— Mê-Même si je-je sui-suis l'a-l'amou-our de ta-ta vi-vie, tu ne pou-pourras pa-pas êt-être le mi-mien. Tu va-vas mou-mouri-rir et mo-moi je res-reste-rai. J'e-J'en ai a-assez de tou-toujours re-res-ter.

Si lasse, alors que notre tête ballote au creux de ton épaule. ces bras vieilliront, ce torse flétrira, cette épaule se fera cendre et de toi il ne restera plus rien. Mais même une fois envolé aux quartes vents, Esthef, nous serons toujours aussi jeunes, aussi figés dans le temps. Et dans le fond de notre éternelle agonie on se demande bien, Mad, pourquoi avoir fait des enfants si tristes que nous.

Sans trop comprendre comment on retrouve la douceur du lit, du matelas. On ferme un moment les yeux alors que tes doigts glissent sur nos tempes. Est-ce qu'on t'aimera, Esthef ? Hm, sûrement. On connaît notre cœur et sa mollesse, on sait qu'il se languit du breuvage interdit dont on se prive depuis plusieurs décennies déjà. On finira par craquer, parce qu'on a envie d'être aimé, parce qu'avec la poudre, c'est plus flagrant encore : on est pathétique et seule. Mais ce qui la tue, c'est que le bonheur aussi beau et fort soit-il ne sera que passager. Car on a pour nous l'éternité et toi non. Et on se demande si on pourra te rendre éternel, Esthef. Ce serait un doux rêve, elle avoue. Quand on papillonne, la main qui vient glisser sur ta joue, le corps qui se soulève. Elle vient planter sur tes lèvres les siennes, rapidement, doucement, les joues trempées de larmes, elle a commencé à pleurer en silence.

Quand elle te regarde, juste un sourire brisé.
Et la tête qui retombe sur l'oreiller.
Pardon Esthef, quand on se voit on a envie de vomir.