Le blanc s’est éteint.
C’est ce que nous avait répété Dundee alors qu’Alice s’en allait déjà. Le blanc. Opal. Quelque chose était arrivé à Opal. Sans doute la mort, ce ne serait pas la première fois, sans doute pas la dernière… Mais ça étreint le cœur d’une certaine colère. Tu y es pour quelque chose, Juliette, n’est-ce pas ? On le savait pourtant, on lui avait dit. Les gens ne changent pas leur nature profonde, spécialement les gens comme nous. On ne va pas à l’encontre du texte, Opal devrait le savoir, nous étions tous sensés le savoir… Pourtant, il y est allé et maintenant, il s’est éteint. Il ne nous avait pas fallu longtemps pour passer du lapin blanc à toi. Toi aussi, tu y étais, n’est-ce pas ? Et tout le chemin du retour, on s’était senti stupide, si tu savais. Après avoir raccompagné Dundee et consoler sa peine, le rassurer, car l’absence ne serait que temporaire, Opal ne disparaîtrait jamais. Quand on avait franchi la porte de sa maison direction Neverland, on n'était même pas passé par chez nous. Trop pressée, trop inquiète, sans compter ton nom qu’Alice avait lancé, comme une promesse que l’eau sera trouble encore longtemps.

Quand on arrive devant la mairie, l'appréhension tord déjà les tripes. En voyant les regards soudains anxieux et les employés se prostrer malgré eux, on tente de respirer, de calmer les remous inquiets. L’idée de prendre de la poudre frôle notre esprit, mais on retient le geste. Un certain dégoût à en respirer de nouveau depuis ce soir-là où on t’a volontairement montré l’étendue de notre pouvoir. On ne garde qu’un souvenir très flou de cette nuit, persuadée d’avoir fait plus que de s’écrouler sur le plancher, mais tu n’as rien dit, Esthef, en fait, on n’a plus jamais parlé de cette nuit-là. Au seuil de ta porte, on entend ta voix rugir.

—  CES SATANES D’INCAPABLES.

Puis un bruit sourd, comme un coup sur un meuble ou un mur. On se tient figée, l’espace de quelques secondes, respire une fois, deux fois, paradoxalement soulagée parce que si tu es là, c’est que tu es en vie. La colère qui semble te consumer nous semble bien peu de chose à côté.

On toque poliment à la porte, on ouvre quelques secondes plus tard. La première chose que captent nos yeux est le fouillis sur le sol. Elle pense, l’espace d’une seconde, à une tempête, puis elle voit le poing, les traces rougeâtres sur le mur et elle comprend, Esthef, que c’est toi qui as fait ça. Son regard balaye la pièce avant de rencontrer tes yeux, sans un mot elle ferme doucement la porte et s’approche. Quel chantier, Esthef, on se demande bien ce qui en est la source. Le bal ? Les mots d’Alice ? Des dizaines de questions, mais il n’y en a qu’une seule qui franchit ses lèvres à cet instant.

— Je peu-peux voi-voir t-ta mai-main ?

Et elle se souvient qu’elle a sans doute encore de la terre sur sa robe, que ses cheveux sont sans doute une masse informe, mais qu’importe, celui qui saigne aujourd’hui c’est toi.

On devrait peut-être s’excuser de s’imposer alors qu’autour de toi tout n’est que carnage. Peut-être devrait-on tourner des talons et te laisser à ta rage, ce serait sans doute le plus raisonnable. Pourtant elle n’en fait rien, ta main entre ses doigts, les phalanges sont rougies par le choc, mais pas meurtri à l’extrême. Elle t’en aurait voulu, tu sais, de te faire du mal aussi facilement. La boue sur ses vêtements lui est accessoire alors qu’elle secoue la tête, t’entraînant déjà vers le premier siège qu’elle voit.

— O-Oui, t-tu te fai-fait d-du ma-mal en plu-plus d’a-d’agre-gress-sser u-un pau-pauvre mu-mur qu-qui n’a ri-rien deman-mand-dé.

Elle se permet un sourire, elle se dit qu’il en faut bien un au milieu de tout ce chaos. On n’a malheureusement pas grand-chose sous la main pour te porter assistance, mais on se console en se disant que ce qui doit être le plus douloureux chez toi actuellement ça doit être ton cœur, Esthef. Toi-même, tu sembles perdu entre les excuses que tu donnes, les questions que tu poses… On secoue gentiment la tête, appel au calme d’un geste de la main avant d’aller redresser une chaise et s’emparer du petit calepin qui est dans notre poche.

— Chaque chose dans son temps, Esthef. Elle te tend la première phrase dans un sourire, puis retourne à son écrit. Ce n’est pas la première fois qu’il meurt et ce ne sera pas non plus la dernière. Sa disparition n’est que passagère, je ne suis pas en deuil de mon frère. Mais fronce les sourcils quand elle écrit ensuite. Mais je suis en revanche furieuse contre lui et contre moi-même. Je lui avais dit de ne pas y aller, je lui avais dit qu’aller à l’encontre de notre nature profonde était chose impossible et que Juliette ne pouvait aspirer sincèrement à la paix, car elle n’a pas été écrite pour ça. Mais surtout, je t’ai laissé aller là-bas et je n’aurai pas dû. Contrairement à Opal, tu ne reviendras pas si tu deviens poussière.

Et elle insiste bien quand elle te regarde. Ta mort ne serait pas passagère, Esthef. Tu l’as frôlé là-bas, tu avais toutes les chances de ne pas en ressortir vivant. Et encore une fois, on se demande pourquoi donc tu cesses toujours de penser à toi quand on entre dans la pièce. On se demande quel genre d’idiot, tu es pour se préoccuper plus de notre sécurité que de la tienne. Tu seras toujours celui qui joue le plus gros, ici. On se demande ce qu’il faudrait pour que tu t’en rendes compte.

— Je ne savais pas si tu étais encore en vie ou non, c’est pour ça que je suis ici. Je n’ai pas pu venir avant, il s’est passé des choses pendant les battues. Alice est venue nous trouver, moi et les couleurs, elle a dit au fiancé d’Opal qu’il était mort, je n’ai pas pu le laisser seul, j'espère que tu comprends.

Nouveau sourire d’excuse quand on te tend le papier, caresse du pouce ta paume. Est-ce que tu sauras nous pardonner ? Spécialement pour la suite ?

— Nous avons été attaqués au lac, ton usine… Il semblerait que ton usine soit liée à tout ça. Il y a quelque chose qui se passe avec les couleurs et ton usine, c'est ce qu'Alice nous a dit. Ils vont venir te demander des comptes, Esthef. Je ne sais pas si c’est de ton fait ou non mais tu devrais te préparer. E-Et tu devrai-vrai m-m’en par-parler… J’ai eu-eu peu-peur pou-pour t-toi.

Évidemment, tu n’iras pas fuir, tu continueras malgré les risques. On n’ose pas te dire que c’est une qualité que tu partages avec ton père, sans doute que tu le prendrais mal si on te disait qu’en cet instant vous êtes semblable lui et toi. Pourtant, on ose croire, peut-être avec impertinence, qu’on peut te sortir de ça. T’empêcher de te noyer dans ses traces, car ton père n’était pas un homme de bien. Mais toi Esthef, toi, on sait la douceur dont tu peux faire preuve, la tendresse aussi. Si tendre Esthef, quand on sent ta mâchoire se crisper, on a envie de faire un caprice, celui de te forcer à rester humain, à ne jamais vendre cette part de fragilité que ton père a tronqué comme fortune et avidité. On s’est accroché à ça depuis ce soir-là, à cette dualité qui est tienne. Tu tends tes muscles comme ton père, mais tu prends dans les bras comme Céleste aurait pu le faire en son temps.

— Nous sommes tous des victimes. Wonderland n’a jamais été une terre sainte. Ce serait hypocrite de ma part de te juger sur tes secrets et tes cadavres dans le placard. J’ai tué bien plus que toi, à tel point que tu ne pourras jamais faire plus grands carnages que les miens. Alors ne m’épargne pas.

Ne nous repousse pas par égard pour la soit disant beauté que tu vois. N’est pas peur de nous salir, car on sera toujours plus crasseuse que toi.

— Sans m'immiscer dans toutes tes affaires, je veux pouvoir participer à mon échelle et t’aider si je le peux.

Son crayon en suspens quand elle hésite à écrire les mots suivants. C’est qu’il s’en est passé des mois depuis ce fameux soir. Et tu n’as jamais failli à tes engagements. L’idée de te voir disparaître nous a secoués d’une façon bien plus terrible qu’on ne l’aurait pensé. Et c’est peut-être un caprice aussi, mais voir Opal nous annoncer, avec un sourire qu’on ne lui a jamais connu, avoir trouvé le bonheur dont on se prive depuis tant d'années nous avait rendu jalouse aussi. Dans chacune de tes caresses, on avait trouvé le réconfort et la tendresse qui nous manquait, à tel point qu’on ne s’offusque plus de tes baisers sur notre front et sur notre joue. Presque devenue rituel cette façon d’être tactile. Ne sait pas si elle est amoureuse, Charline, se refuse encore à l’idée de donner son coeur, car elle se sait seule perdante. Mais elle ne peut nier, Esthef, l’affection particulière qu’elle te porte, les pensées fugaces qu’on pourrait se perdre en toi et que ça ne te dérangerait pas. L’aveu un peu honteux qu’on a compensé la poudre par toi, que tu es devenu à ta manière indispensable. Et elle n’est pas naïve au point de croire que ça ne faisait pas partie de tes plans. Mais ça lui va, à Charline, que tu intrigues. Elle voudrait juste, pour soulager sa conscience peut-être, pouvoir te rendre la pareille, même si ce n’est qu’un peu.

— Nous ne sommes pas des saints. Ni toi, ni moi. Tu as des ambitions, avec Wonderland, avec moi. Je ne suis pas naïve, que je me repose sur toi pour gérer mon anxiété me rend dépendante de toi et ça t’arrange bien. Mais je ne t’en veux pas, je me sers de toi aussi. Pour combler le vide, pour ne pas me sentir monstrueuse. Si je te laisse être aussi tactile, c’est qui j’y trouve mon compte aussi. Que tu m’aimes gonfle mon ego, comble ma solitude, je ne sais pas si je pourrais tomber amoureuse comme autrefois, parce que ça me terrifie de l’être de nouveau, mais je sais déjà que j’ai pour toi une affection unique pour laquelle je pourrais t'offrir bien plus d’intimités si l’envie m’en prenait. Tu vois, je ne suis pas aussi pure que tu ne le crois. On se manipule les uns et les autres. Tout ça pour te dire que je ne t’en veux pas, moi aussi, je suis profondément égoïste, je veux pouvoir te donner aussi parce que juste recevoir ne me suffit plus. Je suis une arme dissuasive d’une rare efficacité, je peux t’être utile, alors utilise-moi comme je t’utilise, Esthef. Je ne veux pas te voir mourir.

Et on se demande ce que ça fait de nous, Esthef. Est-on monstre ? Moins qu’humain ? Est-ce qu’accepter ton amour sans oser te le rendre encore pleinement est humiliant ? Dégoûtant ? Est-ce que t’avoir près de nous de cette façon que tu désires nous rend plus sales encore ? Car quand tes lèvres se posent sur les nôtres, on ne fait rien pour s’en dérober. Combien d'années Esther n’avait-elle pas connu le brasier du désir, le corps qui se tord sous les asseaux de l’envie ? Depuis combien de décennies, plutôt, n’avait-on plus osé l’intimité parce qu’elle va toujours de pair avec le cœur chez nous ? Et dans son crâne résonne le dégoût d’Opal, l’éternel “tu ne devrais pas faire ça, Cha”. Elle le sait, elle ne le sait que trop bien. Si elle cède, ce sera comme à chaque fois, le bonheur fugace, le deuil ensuite. Ce sera les larmes, ce sera comme manger un merveilleux repas pour le vomir ensuite. Elle le sait, mais elle est idiote, Charline. Fait toujours la même erreur, car la cuite vaut toujours mieux que la déshydratation.

Alors quand tu romps le baiser, préviens qu’on peut te gifler, on ne peut que secouer la tête.

— Laisse-moi porter un peu de ton fardeau. Écrivons-nous, papier sur ton épaule, car hors de question qu’on décolle notre bassin du tien. Je me sens déjà assez terrible, laisse moi te donner, ne me force pas à prendre sans rendre, je t’en supplie.

Ne fais pas de nous un monstre cupide. Les mots suivants sont aussi tremblants que son envie.

— Je ne veux plus être seule. Et sa main déjà une caresse sur ta joue quand tu commences à lire. Tu m’empêches de l’être et ça éveille en moi des choses qui me terrorisent. Les doigts qui glissent de ta joue à ta nuque, de ta nuque aux racines de ta chevelure. Je ne peux pas désirer sans ressentir, mais je ne peux pas t’aimer alors que je sais que j’en souffrirai. Trouve refuge sur ton épaule, les lèvres au creux de ton cou. Je suis perdue, je ne veux plus avoir froid, mais je ne veux plus avoir mal non plus. Souffle sur ta peau. Je veux être heureuse, mais j’appréhende la fin. Suis-je horrible ?

Probablement. Se demande quel genre de monstre cupide elle est, quel genre de femme vénale et capricieuse elle doit être maintenant à tes yeux. N’a la sensation que d’être une enfant capricieuse et terrible quand ses lèvres frôlent ta peau, qu'à ton oreille elle murmure.

— Ne meu-meurs pa-pas, Est-Esthef… Ti-tiens mo-moi chau-chaud et lai-laisse mo-moi te pro-proté-téger à l-la pla-place…

Quand la commissure de tes lèvres, elle vient poser sa bouche, se demandant si tu la veux toujours en sachant tout ce qu’elle est. Et elle se dit que ton bureau est à l’image même de son cœur : dans le chaos complet.

Si injuste, voilà ce qu'on a l'impression d'être. Encore plus quand tu réclames qu'on te laisse une chance, qu'on te laisse espérer. Oh, si seulement, c'était le problème Esthef. La chance tu l'as. Si on devait être parfaitement sincère envers nous-mêmes, on se dirait qu'il n'y a qu'une seule issue possible à ce que l'on ressent. On avait prévenu Opal, après tout, comme un avertissement, qu'on finirait par retomber amoureuse, car notre cœur est ainsi fait, que ça fera mal, qu'on en pleurera, qu'on en mourra même peut-être une nouvelle fois… Mais qu'on le sera de nouveau, car tel est notre malédiction, car tel sont nos caprices. Ce qui nous fait peur, c'est de l'assumer, de te le dire en face. Si on aime encore, on ne veut pas les larmes et le deuil qui iront avec. Si on doit aimer de nouveau, on ne veut plus saigner ni faire saigner quiconque. Mais comment pourrais-tu tenir cette promesse, Esthef ? Elle ne veut pas te faire jurer des choses impossibles. Se voit encore et toujours comme les chaînes qui entravent.

— J'ai be-besoin qu-que tu soi-sois heu-heureux. J'ai be-besoin de pou-pouvoi-oir te do-donner au-aussi, me-même un pe-peu.

Alors elle te pose la question, le corps toujours collé au tien, même si elle devine la réponse, car elle n'est pas aussi innocente que tu le penses.

— Et to-toi… De qu-quoi as-as-tu be-besoin ?

Ses mains qui viennent glisser jusqu’à tes épaules, son regard ambré dans le tien. On s’est embrassé deux fois, embrassé de ces baisers qui n’ont rien de timide et de chastes. Ça veut bien dire ce que ça veut dire, Esthef. Tu ne nous feras pas croire un manque d’expérience et on ne te fera pas croire qu’on l’est tout autant. Alors quand la main glisse un dernier petit papier, elle ose, Charline, embrassée la commissure de tes lèvres et murmurer au creux de ta bouche “Lis”

— Tu m’as demandé de te laisser une chance. Je pense qu’il n’est pas question de chance. Crois-le ou non mais je n’embrasse pas n’importe qui. Seulement, j’ai peur Esthef. Peur de t’ouvrir de façon officielle la porte. J’ai beau avoir envie de ça, je ne sais pas si je survivrai à une autre mauvaise fin. Alors je ne sais pas quoi faire. Mais si tu veux te lier à moi, d’accord. Si tu veux de moi de cette façon-là, d’accord. Je ne te dirai pas non, je n’en ai aucune envie.

L’orage grondera bientôt dehors, autant s’étreindre avant qu’il n’éclate.

Toi. Et elle trouve ça incongru. En vérité, on en vient même à te penser fou ou idiot, peut-être même les deux. Quand est-ce que tu en auras assez, Esthef ? Les avertissements dont on t'inonde depuis des mois ne te suffisent donc pas ? Cette nuit que tu as passée au pied de notre lit alors qu’on était au plus bas ne t'a pas refroidi ? Et toutes les confessions, les plus horribles, spécialement faites pour te repousser, les as-tu seulement entendues ? Es-tu trop orgueilleux pour accepter que tu ne sois qu’un humain et que tu n’as pas le pouvoir de combler le fossé qui sépare nos deux races ? Ou es-tu seulement le roi des égoïstes ? Peut-être l’es-tu en effet. Alors que tu soulèves notre corps comme on soulève celui de la mariée elle se demande, Charline, elle croit comprendre, Charline.

Tu es donc fait de ce bois-là, Esthef. Qu’importe la souffrance que ce sera pour nous comme pour toi, tu t’en fiches. Car tu veux, tu veux peu importe le prix. Quoi qu’il en coûte même si c’est au prix de notre folie, tant qu’on obtient ce qu’on veut obtenir, tant que tu nous as qu’importe que ton cœur se comprime, que tu observes tes cheveux blanchir quand les nôtres resteront à jamais d’un bleu éclatant. Et d’un coup, ça lui semble d’une absurdité sans nom. Quand tu la poses sur le futur témoin de votre désir, que tu fais glisser tes lèvres sur sa peau, frisson électrique qui la parcourt, elle se dit à quoi bon ? Elle se dit que tu as sans doute raison. Pourquoi craindre demain au point de se priver d’aujourd’hui ? Puisque l’issue est déjà connue à l’avance pourquoi la craindre ? Pourquoi ne pas se perdre dans l’amour que tu nous imposes. Dans sa tête résonnent les avertissements de toute une vie, les voix d’Opal et d’Ellen, la jalousie de Juliette. Tous, autant qu’ils sont, à se moquer de son bonheur, car il n’est que passager. Pourtant tous, autant que vous êtes, à vous jeter dedans. Alors pourquoi pas nous ? Parce qu’on se sent affreusement femme en ce moment. Tu nous touches comme personne ne l’avait fait depuis des décennies, tu nous donnes ce dont on s’était privé depuis trop longtemps déjà. Et même si tu mourras ça ne rend pas la passion de tes caresses moins importante, notre souffle tremblant moins excitant. Ce ne sera gênant que si on veut que ça le soit. Et tes mains sur nos hanches, ça fait mourir sur nos lèvres l’ombre du premier gémissement. Et elle se dit à quoi bon, Charline.

Va te faire foutre Opal, va te faire foutre Juliette… Allez tous au diable. Moi aussi, je veux ça. Moi aussi, je veux avoir du chaud dans mes draps le soir. Vous et vos jugements allez vous faire voir. Vous et votre hypocrisie allez vous faire mettre. Je ne l’ai pas choisi. Il ne m’a pas choisie non plus. Et dans le fond qu’est-ce qu’on s’en fiche ? Si vous vous noyez dans le bonheur alors pourquoi pas moi ? J’en ai envie, il me fait envie. Si je peux l’étreindre et l’avoir juste pour moi, est-ce mal ? Pourquoi ça le serait ?

— T-tu peu-peux.

Notre corps qu’on presse contre le tien, le regard presque déterminé quant à l’ombre de ta nuque, on abdique. Quand on sent le tissu glissé, révéler la peau nue. Combien de temps n’avait-on pas été vu dans nos sous-vêtements de dentelles ? Charline coquette, on aimait pour notre simple plaisir porter les bas ouvragés qu’on trouvait si jolis. La beauté est toujours discrète, même jusque dans nos propres goûts. Ce qu’il y avait de plus mordant chez nous était toujours caché. On ose partir à la conquête de ta peau, de ton cou aux courbes saillantes de ta mâchoire, les baisers doux et à la fois avides, on se demande si tu aimes ce que tu vois, plaisir coupable de vibrer à cette idée. D’être désirable de nouveau et surtout que ce soit nous, Juste nous qui en soit la cause. Pas notre apparence, pas notre genre, pas notre statut, ni même le pouvoir destructeur qui aurait pu pousser ton père à nous faire siennes si on avait été moins déterminé à ne rien lui accorder d’autres que la poudre.

— Tu e-es fo-ou… Ses doigts qui glissent au creux de ton torse, fait sauter les boutons lentement. Alo-lors ne m-me lâch-lâche pa-pas. Puisque tu promets que ça ne sera que nous, ne nous lâche jamais. Les lèvres au bord des tiennes. N-ne me fai-fait pa-pas dir-re je t’ai-aime pou-pour m’aban-bando-donner en-ensuite.

Quand sa main vient chercher ton cœur et que de l’autre elle vient caresser ta joue. Se sent à la fois grande et misérable quand elle cherche tes yeux, si cet organe qui bat sous paume est sien peut-elle t’ouvrir la porte sans regret ? Idiote, résonne dans sa tête, idiote. Oui, la reine des idiotes, alors soit mon roi des idiots et régnons sur les fous.

Dis, Esthef, qu'est-ce qu'on est ?
La question murmurée à l'abris de tes bras. On ne peut plus l'ignorer maintenant, comment le pourrait-on ? On n'aura pas l'audace de traiter le merveilleux comme la plus immonde des banalités, ni même de renier ce qui vient de se passer. Alors dit-nous, Esthef, qu'est-ce qu'on est ?

Ferme les yeux au son de ta voix, on se laisse lentement bercer par les jolies choses que tu dis. Des diamants, tes mots, ça sonne si doux, si beau. Comme la promesse de quelque chose de stable et d’éternel, comme ce qu’on a toujours voulu avoir, mais que soiet vos conditions d’humains, soit la cruauté des autres nous a privés. L’espace d’une seconde, elle se rêve, Charline, dans un monde où tu pourrais ne plus vieillir, où tu renaîtrais chaque fois sous une forme différente, un monde où son histoire aurait été liée à la tienne, à l’image de Roméo et Juliette, Edel et son roi. Ce serait beau, ce serait bien. Glousse légèrement quand tu prononces le mot mariage, tu vas trop vite Esthef, comme-si le temps glissait entre tes doigts (peut-être parce que c’est le cas). Le mot exclusif sonne à ses oreilles beaucoup plus doux qu’elle ne l’aurait cru.

— Ex-Exclu-clusif… Vrai-Vraiment ? Se redresse doucement, croise les bras sur ton torse, les pieds qui battent paresseusement. Tu re-renon-ce-cerai à t-ta lon-longu-gue li-liste d’a-d’amants pou-pour mo-moi ? Un sourire sur ses lèvres quand elle surprend ton regard. Mo-Moi au-aussi j’ai me-mes sou-sources.

Et quand tu quittes les draps, elle s’imagine naïvement que tu plaisantes, quand tu plantes ton genou elle glousse, elle est prête à rire aux éclats. Mais ton regard ne trompe pas. Bientôt, son sourire s'affaisse, le regard brillant de surprise.

— T-Tu es sé-séri-rieux ?

Parodie de demande, elle cherche encore la moindre trace d’hilarité chez toi. Mais tes baisers, ton regard, nos joues s'empourprent, on détourne les yeux. Tant de forme pour… Pour demander quoi au juste ? Qu’on soit un couple ? Alors que tu es si jeune ? Alors que le monde pourrait t’offrir des centaines de plaisirs différents ? C’est ce que tu nous demandes ? De créer un cocon pour deux dans lequel on s’enfermera ? À cause duquel tu te couperas de tous ces hommes et ces femmes qui pourraient te faire soupirer de plaisir autant que nous ? Porte notre main à notre bouche, le cœur tambourine et on se sent sotte d’être si prompt à le sentir battre pour tes mots. Pourquoi elle quand des centaines d'histoires te seraient plus accessibles et moins compliquées ? Ne comprendra sans doute jamais la folie qui t’habites, quand sa main tombe sur tes cheveux elle demande.

— T-Tu veu-veux qu-qu’on soi-soit en-ensembles ? Elle connaît déjà la réponse et c’est parce qu’elle la connait déjà qu’elle ne peut s’empêcher de lister les avertissements qui, elle le sait bien dans le fond, ne te détourneront pas de ta demande. O-Opal ne se-sera pa-pas con-content. Me-Mes frè-frères et soeu-soeurs te ve-verront comm-comme une fu-future cri-crise de lar-larmes. Le mon-monde com-compren-prendra no-nos cou-coucheri-ries, pa-pas le re-rest-te. On va t-te ju-juger. Tu de-devien-viendra un-une ci-cible. Je n-ne vai-vais ja-jamais vei-veillir. Je vai-vais pleu-pleurer sou-souvent. M-Mon do-don va t-te pou-pourir la vi-vie. Ton tra-travai-vail ser-sera tri-triple. Si je tom-tombe amou-amoureu-reuse ce se-sera té-térrible.T-tu veu-veux tou-toujours cri-crier à la fa-face d-du mon-monde qu-que tu m’es ex-exclusif ? Qu-que je te su-suis excl-clusi-sive ?

Et comme on l’avait prévu, tu ne céderas pas. On aura beau te promettre l’horreur, la frustration, le drame, tu iras foncer tête baissée sans y réfléchir à deux fois. Sale fou. Et sur nos lèvres naît le sourire timide, ému. Tu es fou, Esthef.

— D’acc-ccord.

Glisse ça dans le plus grand des silences alors qu’elle se lève, gracile sur ses jambes.

— Pre-Preno-nons un bai-bain.