La porte s'ouvre dans un mouvement sec et brusque, la lame suit tout aussi rapidement. À peine le temps d'un sursaut, quand nos yeux croisent les tiens, viennent loucher sur l'éclat de métal maintenu à quelques centimètres à peine de notre cou. Quelques secondes dans le silence, puis un soupir, un seul. On vient retirer délicatement les bouchons d'oreille qui garantissent cette bulle de silence dans laquelle on se sent bien. Décidément, il n'y a pas un pour rattraper l'autre, la politesse, personne ne sait ce que c'est.

—  Bonjour, Selene.

Un simple sourire, parce que nous on est poli, tu vois. Et toutes les accusations que tu peux nous balancer aux visages, on les encaisse sans broncher. Évidemment, tu as le cœur en sang. Nous aussi, tu sais ? On se souvient de nos déboires avec l'alcool de la veille, notre crâne pulse encore douloureusement de cette danse interdite avec le rhum. Mais qu'importe. On replace au hasard un stylo posé de travers, une tasse de café dont le motif n'est pas tourné vers nous.

—  Je n'avais qu'une petite chose à faire : garantir la survie de cette secte. C'est ce que je m'emploie à faire et crois-moi, vous n'aidez pas beaucoup.

On contemple le bureau impeccable, relève les yeux vers la lame, froncement de sourcil agacé, on fréquente tellement Alastor qu'on claque la langue malgré nous.

—  Peux-tu abaisser ce couteau, s'il te plaît ?
 
Quand on s'adosse un peu plus à notre siège, faisant fi de l'éclat argenté pour te garder toi.

— Seul Alastor tenait cette secte. Il aura beau dire, les Dark Shadows ne peuvent survivre sans lui. Ce qui signifie que tu ne pourras pas prendre la relève, Selene, de même que si maintien le bateau à flot, je ne pourrais pas le faire naviguer pour autant. Chaque vaisseau à son capitaine et toi et moi, nous ne sommes que ses putes préférées. On ne te respectera pas, tout comme on ne me respecte pas non plus. Alors cesse de jouer à la maîtresse furieuse et tentons de mettre en place un plan destiné à le ramener parmi nous.

Les meubles tremblent, agacement volontaire que tu provoques ou extension de tes propres émotions ? On ne saurait le dire, Selene, mais on aime à croire que c'est de l'ordre du détail. En revanche, le bazar que tu mets de notre refuge a le mérite d'attiser notre propre énervement. C'est fou, Selene, comment votre réponse à la frustration est et sera toujours la violence. Comme des enfants colériques, incapables de gérer le "non". On s'extirpe de notre fauteuil, te lance un regard prudent. Belle princesse tu es, tu trembles, mais tu n'as aucune idée de l'avantage que tu as sur nous. Toi, tu es née dans le bon corps, Selene, un corps qu'Alastor aime, un corps qui ne le rebute pas. Nous, on aura beau se dépasser, on aura beau se donner corps et âme ça ne sera jamais suffisant. Notre apparence, il la déteste, elle est toujours synonyme de dégoût. On t'envie tes courbes qui ont le pouvoir de le ramener au calme quand les nôtres ne fait qu'attiser les flammes de la frustration.

— Tu as raison, pardonne-moi Selene, j'ai été impolie envers toi.

Si cette petite victoire peut apaiser ton cœur, on te l'accorde volontiers. Quand on se mouve sur le plancher, le regard tourné vers la lame, on n'a aucun doute que tu iras la lancer, ne serait-ce que pour soulager ton ego. Alastor aussi, il nous a balancé son poing pour soulager le sien. On commence à comprendre et à avoir l'habitude. Vous gérer les choses comme ça et on s'en accommode, toi et lui êtes du même bois. Formidable petit couple, on a le sourire jaune alors qu'on s'abaisse pour rassembler les objets que ton don a fait tomber.

— Tu ne m'aimes pas, tu me vois comme un rival. Simple constatation. Oh, je ne te blâme pas, tu as le synchro saint don de me frustrer aussi. Cependant, ne te méprends pas, Selene. Je ne suis peut-être pas taillé dans le même marbre que vous, mais je fais de mon mieux. L'amitié que me porte Alastor est une chose, la confiance que je mets dans son projet en est une autre. Tu peux ne pas m'aimer, mais tu ne peux pas me retirer mon travail, ni ce que je sacrifie pour sa cause. Toi, tu as ta place, moi, je la gagne, au lieu de me rabaisser, tu devrais être contente, Selene, t'auras beau rien faire, tu seras toujours sa princesse.

D'un geste sec, on ramasse et on redispose avec minutie chaque petit détail de notre antre, parce que vois-tu Selene, chaque chose à une place chez nous. On ne répond pas à ta provocation, on sait bien qu'on aura beau dire, tu n'entendras pas que ni toi, ni nous, on ne sera jamais à sa hauteur. La cause, c'est lui Selene. Ce n'est pas toi, ce n'est pas nous. La cause, c'est son visage, Alastor est craint, mais Alastor a la capacité d'électriser son entourage, avec tout le respect qu'on te doit, Selene, on doute sincèrement que quelqu'un d'autre sur cette terre aille la capacité de rendre fou d'amour, de chaos et de passion le reste du monde.

Puis viens ton plan. Large soupir, quand on lisse le tissu de notre chemise. Le chaos, toujours le chaos. Un sourire condescendant sur nos lèvres quand on lache :

— Réflexion faite, tu perdras ta place de princesse bien plus rapidement que je ne le pensais.

Ne nous en veux pas, Selene. C'est de bonne guerre. On reprend presque aussitôt, conscient de la menace de ton couteau.

— Simple boutade, pardonne-moi. Ton plan est simple, mais je doute qu'Alastor l'approuve. Tu as dû sans doute l'entendre dire que tant que la tête survie le corps suit ? Il adore cette expression.

On se serre un verre, on t'en propose un, libre à toi de le prendre ou non, on revient à notre bureau, s'adosse contre le bois de la table.

— Il m'a frappé, tu sais ? Je lui ai dit qu'il fallait qu'il cesse d'être obsédé par Opal, parce que ça nous conduirait à notre perte, qu'on mourrait tous avant d'avoir pu accomplir quoi que ce soit. Ça ne lui a pas plu, ma joue s'en souvient encore. Mais j'avais raison. Notre secte à une raison d'être, cette raison d'être dépasse nos existences, la tienne, la mienne, même celle d'Alastor. En vérité, je pense même qu'Alastor serait furieux si on venait le libérer. Ce serait gaspillé des ressources précieuses pour rien, ce serait aussi se mettre tout un royaume et de puissants ennemis à dos. Si j'étais un brave petit soldat, je te dirais qu'on devrait l'abandonner. Mais il se trouve que je déteste être aux commandes et que je suis bien trop lâche pour assumer autant de responsabilité, alors on va aller le libérer, Selene, mais en minimisant nos pertes. Comme ça, à défaut de nous tuer, parce qu'on aura mis en péril notre précieuse secte, il nous traitera juste de con.

Et toi, tu n'écoutes pas assez. Ah, Selene, on a que du mépris pour vos esprits brisés et défaits. On ne voit aucune intelligence dans vos yeux, vous résonnez de façon binaire, manque de grâce, manque de tout. C'est peut-être ce qu'on déteste le plus ici, on sera jamais fait pour s'entendre, on n'a pas les mêmes valeurs, on ne respecte pas les mêmes choses non plus. Mais ça n'empêche pas qu'on doive travailler ensemble, pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Essentiellement pour le pire, en vérité. C'est quelque chose qu'on a fini par accepter. Parce que cette cause, c'est aussi la nôtre, cette secte, c'est aussi la nôtre. Et que, Selene, si tout se passe comme prévu, on aura bientôt le soulagement de ne plus jamais se croiser. Parce qu'on sera tous morts et qu'on aura tout importés avec nous. L’ultime libération qu'Alastor attend. Mais avant, nous avons du travail.

— Je te rejoins dans l'idée qu'Alastor a été idiot, pour ne pas dire très con. Néanmoins, tu le connais, il n'ira pas admettre ses torts, mais il aura en plus le culot de nous dire que c'est de notre faute. Enfin, on l'aime pour ça aussi...

Aucune illusion quant au fait qu'on l'entendra insulter la totalité de notre arbre généalogique pour le simple plaisir de soulager ses nerfs. S'empare d'un verre, fait glisser un fond d'alcool qu'on vient boire avant de soupirer.

— Très bien. Un premier groupe avec moi, dans la discrétion. Un deuxième groupe avec toi, dans le chaos. Ça me plaît déjà mieux. Je suppose que tu prendras sous ton aile sous la bridage fantôme ? Dans ce cas je vais prendre avec moi des éléments aux talents un peu plus subtils. Ceci dit, je ne vais pas t'apprendre ton métier. Si on déclenche les hostilités il faudra tuer, chaque ennemi mort et une menace en moins pour la suite.

D'un coup on a l'image d'Elias en tête.

— Si au cours de l'opération tu es amenée à croiser le chasseur, fait moi plaisir, détruit le.

C'est qu'avec Crims on a des comptes à régler nous aussi.