Humeur massacrante, les cernes sont devenus presque maquillage au point où nous en sommes. On porte l'odeur de l'alcool comme une seconde peau. Rien ne va plus Darya, rien de ne va plus depuis qu'il n'est plus là. Pas qu'on le pleur comme une amante trop investie. Non, rien à voir. On ne supporte plus, Darya, qui on est, ce qu'on voit. Le reflet dans le miroir nous dégoûte et on en arrive à en briser des miroirs, en vomir même certains soirs. Le stress n'aide en rien, évidemment. Au final, tout ceci n'est que le résultat d'années passées à se morfondre dans une angoisse qui a fini par nous ronger de l'intérieur, faire de nous un cafard, un nuisible, faire de nous ce qu'on a toujours regardé de haut.

Stoïque, le visage creusé, fatigué, même ta douceur pourtant salvatrice ne nous permet pas d'étirer le moindre sourire. On est devenu comme presque mort, ravagé. On est le symbole même de l’épuisement.

— Est-ce que j'ai l'air d'aller bien ?

Pardon, Darya. On sait que tu ne veux que notre bien mais la patience nous a quitté aussi. On s'affale dans le premier fauteuil venu, soupir, les mains gantées fatiguée qu'on passe sur notre visage. Non, Darya, rien ne va.

— Je sors de quatre nuits blanches, huit gueules de bois et je suis bon pour racheter une quinzaine de miroirs, alors non, Darya, je ne vais pas bien.

C'est presque drôle la facilité avec laquelle ça sort.

— Pardon, c'était cruel. Je suis juste... Je n'en peux plus. Il fallait que je te parle... Tout seul, je suis plus capable de gérer ça.

Comment te dire, Darya, avec quel mot, quel ton ? Comment t'avouer tous les manques ? Comment t'avouer tous les doutes ? Comment te raconter, te faire comprendre, tout ce qui nous comprime, nous écrase, quand on doit occulter une partie de l'histoire ? Et pourquoi on devrait l'occulter, la cacher ? Au final, on a sombré parce qu'on a menti en premier lieu. On a sombré parce qu'on a caché, parce qu'on a laissé croupir pendant des années des faits au point de ne plus pouvoir en parler. On s'est enfermé, on s'est laissé étouffer, entraîner dans une longue agonie de la raison et de l'esprit. Mais on n'en peut plus, Darya, on n'en peut plus étouffer, on doit respirer, donne nous une bouffée d'air par pitié.

Agrippe notre tasse, on pourrait faire exploser le verre sous nos doigts.

— Vraiment, et est-ce que tu peux tout entendre, Darya ?

Est-ce qu'après ça, tu nous regarderas différemment ? Est-ce qu'on t’apparaîtra comme on s’apparaît dans le miroir ? Chétif, monstrueux, lâche ?

— Comment t'expliquer.... J'ai menti... Du moins, j'ai volontairement caché certaines vérités. À toi... À Alastor. Ça fait des années maintenant... Au départ pour ma propre survie et ensuite par lâcheté. Je n'ai jamais trouvé le temps ou plutôt, non, je n'ai jamais trouvé le courage. Mais j'en arrive à un point où je ne peux plus me regarder en face, je perds les pédales, Darya, je ne contrôle plus rien. Je ne peux pas continuer comme ça.

On va se tuer sinon. La café ce n'est pas de l'alcool, pourtant le réflexe reste le même. On avale d'un coup la tasse, on se brûle la gorge et la bouche mais qu'importe. On se raccroche a la douleur pour se raccrocher au réel, on en est arrivé à ce point-là, tu vois.

— J'ai libéré Opal. Pas Gin, moi. Je l'ai fait... Je l'ai fait parce qu'il savait certaines choses, je l'ai aussi fait parce que je pensais que c'était la meilleure option pour le devenir de notre cause. Je l'ai aidé à s'échapper, j'ai fait accuser un des nôtres.

Et ce n'est que la partie immergée de l'iceberg.

Hoche mollement la tête, le regard à présent figé sur la tasse vide. Le pied nerveux qui tape au sol. Oui, Darya, c'est ce qu'on avait pensé aussi. Outre la peur, outre ce qu'Opal savait, il y avait aussi l'intime conviction qu'on fonçait droit dans le mur, droit dans un point de non-retour qu'on regretterai tous. On essaye de se convaincre qu'on agit au nom des Dark Shadows, au nom de l'avenir de l'organisation. On essaye de se convaincre qu'un véritable ami, qu'un vrai bras droit, doit savoir trahir si c'est pour le bien de son maître. On essaye de se convaincre qu'on ne doit pas seulement être un pion, on doit être un support, un rempart, quand bien même Alastor nous marque ensuite.

— Oui, c'est ce que je me suis dit. On ne connaissait pas l'étendue du jeu d'Opal. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer à Alastor quand j'ai exprimé mon opinion. Il n'a pas aimé, évidemment. Il est tellement... Sanguin parfois. Il réfléchit dans l'instant, se projette via ses impulsions en oubliant nos objectifs. C'est mon rôle de le cadrer, mon rôle de protéger ses intérêts même s'il faut sacrifier des pions pour ça. Oui... Oui... J'ai bien fait. C'était la bonne décision... J'ai fait mon travail...

Tape plus nerveusement encore sur le sol. Le regard toujours plongé dans la tasse vide. Mais il n'y a pas que ça, Darya, tu sais, tu t'en doutes. S'il n'y avait que ça. Si seulement il n'y avait que ça.

— Mais Alastor ne me pardonnera pas ça... Il ne me pardonnera pas non plus le reste s'il vient à jour à l'apprendre et Opal le sait... Je l'ai libéré aussi pour me protéger aussi. Darya, je ne t'ai jamais parlé de comment et pourquoi je suis ici.

Nerveux, trop nerveux, le corps presque secoué de tremblement tant on s'agite. Le manque de sommeil, la fatigue, l'alcool, si ravagé qu'on doit donner l'impression d'un manque de lucidité. Peut-être qu'on l'est, au final. Pour révéler ce qu'on cache depuis tant de temps. Faut peut-être être fou. Faut peut-être être con. Mais ce n'est que quand on ne se maîtrise plus qu'on est courageux, Darya.

— Je ne suis pas venu rejoindre les Dark Shadows par hasard. Je suis venu ici parce qu'on me l'a demandé. J'étais... Je suis toujours, en étroit contact avec le Maire de Neverland. Il a fait de moi son espion parce que je n'avais rien. Il m'a demandé de rejoindre la secte et de lui rapporté tout ce que je pourrais entendre. C'est ce que j'ai fait... J'avais une dette, il m'a aidé à une époque où je n'avais rien. J'ai été traqué par le chasseur de la reine, il m'a proposé sa protection, il m'a empêché de finir esclave. Je ne pouvais pas lui dire non, alors je suis venu. Au départ je devais garder mes distances, juste laissé traîner mes oreilles, être discret, un simple membre et... Et j'ai rencontré Alastor... Ou plutôt, j'ai appris à le connaître.

Sanglot qu'on étouffe, presque l'image d'un fou, Darya. Un homme terrorisé. Un fou. Ça revient presque au même.

— Je ne sais pas comment c'est arrivé. J'étais censé vous détester, j'étais censé vous détruire mais ça a été tout le contraire. Alastor... Il n'est pas comme le Maire, il n'est pas comme la Reine Rouge. Avant d'en avoir pris conscience je me suis retrouvé à avoir un vrai attachement pour son œuvre, pour vous. J'ai été le roi des cons, mais c'est ici que je t'ai rencontré, que j'ai rencontré Dundee et pour la première fois depuis mon arrivée je me suis dit que j'avais une place, que je n'étais pas juste fou. On est tous monstrueux, borderline, mais ça ne pose pas problème. Mes pensées les plus sombres on ne les juge pas. Alastor n'a jamais ri de mon rejet de Wonderland ni de mon rejet de cette éternité qui m'attend. Il n'a jamais ri de ma rancune, jamais ri de qui j'étais. Je n'ai jamais été honnête avec le Maire. Mais avec lui, je l'ai été. Je n'ai pas pu lui dire... J'étais terrifié. Esthef m'a tout de même sauvé, mais Alastor... Il m'a fait confiance, il a cru en moi. Je ne pouvais plus être l'allier du Maire. Alors j'ai profité de ma position pour contrôler l’information, lui donner suffisamment pour assouvir sa curiosité, faire en sorte qu'il se tienne tranquille tout en protégeant ce qui était primordiale pour notre survie. J'ai gravi les échelons pas pour lui, pour Alastor, pour notre protection. Mais j'ai tout de même trahi, parce que j'ai été lâche, parce que j'ai préféré m'enfermer dans mes secrets que d'assumer. Si j'avais dit dès le début à Alastor que... Mais je ne l'ai pas fait. J'ai été trop con et maintenant je me retrouve à la tête de son empire alors que je ne le mérite pas.... Putain.

Le rire s'échappe, presque cruel. Pas envers toi, envers lui. On vient de te livrer nos crimes et plutôt que du hurler, tu demandes pardon, Darya. Et on ne sait pas si on t'aime ou si on te déteste pour ça.

— Pourquoi tu t'excuses ? C'est moi qui travaille à ma propre ruine, pas toi.

C'est peut-être le pire dans cette histoire. La seule Némésis qu'on a, c'est nous, le seul obstacle c'est nous. Oh, bien sûr, on déporte les fautes sur d'autres, on accuse Opal, on accuse Esthef, on accuse tout ceux qui peuvent être accusés. On rehausse notre estime à coup d'acide. Mais la vérité, Darya, c'est qu'il n'y a qu'un coupable, qu'un ennemi. Le reflet de le miroir, cet homme à demi-mort qu'on voit chaque matin, chaque soir. Nous, simplement nous. Et on se demande ce qu'il a sauvé quand ce qui nous définit, c'est la haine de nous-même. On se demande comment on peut en venir à se détester à ce point. On se demande quel choix, quel chemin à déterminer cet état de fait. Mais surtout on se demande, Darya, comment on peut prétendre à l'amour d'Alastor, à ton amitié, à celle d'Uriel, à tout le reste quand tout ce qu'on a pour nous c'est rien que du dégoût. Homme à la dérive, voilà longtemps que notre cadavre pourrit dans le cocktail des sentiments acides.

— Sauf qu'il n'y a pas de plan, Darya. Le jour où Alastor le découvrira... Et il finira pas le découvrir, tu sais ce qu'on dit, la vérité finit toujours par éclater. Ce jour-là on ne pourra rien pour moi. Quand bien même il me laisserait l'occasion de m'expliquer il ne m'écouterait pas. Je le connais, Darya, je l'observe, je le soutiens, je suis son ombre depuis des années déjà. Alastor est quelqu'un qui laisse exploser tout ce qui est négatif et frustre tout ce qui ne l'est pas. Il n'écoutera pas, il entendra seulement ce qu'il veut entendre. Il me tuera, Darya ou pire... Il coupera tout lien avec moi.

Et c'est drôle, comment la perspective de le voir nous fuir est pire que celle de le voir nous tuer. Peut-être que c'est ce qu'on attend, dans un sens, qu'Alastor nous libère des affres de notre existence d'une façon ou d'une autre. Peut-être pour ça qu'on travaille avec tant de passion à la grande extinction. Parce qu'on est prisonnier et qu'Alastor et le seul détenteur de la clé. On veut le voir ouvrir la porte de la cage, même si c'est fatal. On préfère cette option oui, parce que pourrissant seul dans nos geôles c'est l'image du véritable enfer.

— J'aurai dû parler. J'aurai dû assumer mon double jeu et je ne l'ai pas fait. Même si je lui expose le fait que j'ai protégé son organisation et sa bande de crétins en tenant Esthef loin de nous il ne me pardonnera pas. Il ne verra que la trahison, que le mensonge. Il ne me pardonnera pas, Darya. Alastor ne pardonne jamais. Ce n'est qu'une question de temps... Dans le fond c'est presque miraculeux que la supercherie ait duré aussi longtemps. Selene voudra me tuer elle aussi, ça va lui faire les pieds depuis le temps qu'elle veut me faire la peau...

Entre rire, peur et sanglot.

Secoue la tête, non Darya, tu n'aurais rien pu voir, rien put anticiper. On a trop bien fait notre travail, on a toujours fait un travaille d'une rare excellence. C'est tout ce qu'on a à lui offrir, l'efficacité, la réussite. C'est tout ce pourquoi on existe. Au nom de ces besoins on a été aussi excellent à masquer les failles. Toutes ces nuits dans l'alcool en prétextant la fatigue quand c'était de nous-même qu'on se dégouttait. Non, Darya, tu n'aurais rien pu voir. Dans un sens on est presque fier, tu vois. On a réussi à t'épargner le misérable pour n'être que le frère tout ce temps.

— Darya, je préfère qu'il me tue plutôt qu'il ne me vire.

Triste sourire, on en est rendu là. Orphelin, on préfère que le guide nous supprimer que d'être livré à nous-même de nouveau. Cœur à la dérive, plutôt être dans une tombe que sur les routes à nouveau. Plutôt être tué que d'affronter l'éternité dans ce monde sans beauté. Wonderland est une aberration, le véritable enfer c'est de respirer son air chaque jour en étant trop lâche pour se jeter d'un pont.

Mais tu toi tu te bats, Darya. On se demande bien pourquoi, qu'est-ce que tu peux voir en nous qui vaut la peine d'être sauvé, d'aller lutter ? Presse tes mains, pour t'implorer d'arrêter. C'est presque douloureux de te voir t'agiter alors qu'on vient te dire qu'on va se laisser se noyer.

— Non. Je ne peux pas. Je fuis depuis trop longtemps, je lui mens depuis trop longtemps. Pourquoi crois-tu que je bois, Darya ? Non, si la vérité doit éclater je veux l'assumer. Je ne supporte plus de le voir chaque jour en sachant ce qu'il ignore. Il a fait de moi son meilleur ami, alors si je dois mourir, je veux en être digne... Même si ce n'est qu'une fois.

Sourire aussi dur à fournir, travail herculéen pour laisser les fossettes creuser nos joues.

— C'est osé de te le demander, mais crois moi Darya. Je me fiche de ce que Selene, de ce que tous les autres ici pourront penser. Mais toi, je voudrais que tu me croies. Je ne suis pas né avec vous mais j'ai grandi avec vous. Tout ce que j'ai fait depuis qu'Alastor m'a honoré, tout, absolument tout, je l'ai fait pour vous. Je suis lâche, misérable, mais je ne suis pas un traître. Je t'en prie Darya, crois moi.

Oh non, ça ne résoudra rien, pour vous du moins. Tu ne le sais que trop bien, Judas, tout ceci n'est que fuite, plongeon en avant égoïste. Car qu'importe l'état dans lequel on peut vous laisser tant qu'on peut enfin, nous, respirer. T'as toujours été comme ça, c'est ce qui nous définit le mieux. Lâche. C'est par lâcheté qu'on a menti, par lâcheté qu'on a passée sous silence des années de frustration, de peur, de honte. Parce que t'es pas si différent d'un petit garçon qui à quatre pâte attend le sourire satisfait de ses parents, ou le compliment de son professeur. Petit chiot en manque d'affection. Et ça fait de nous, Darya, tout ce qu'on est aujourd'hui. Judas le lâche, Judas le menteur, Judas le manipulateur. La seule différence c'est que tu fais ça par besoin plus que par envie. Tu ne prends aucun plaisir, mais le crime reste le même. C'était peut-être même le plus con dans toute cette histoire : quitte à être un vrai enculé autant l'assumer. Sauf que tu ne l'assumeras pas, jamais, parce que tu as le cœur aussi pourrit et désespéré que celui de Selene ou d'autre. Alors non, tu ne vas pas répondre que ça résoudra quoi que ce soit, mais la vérité c'est que ça fait longtemps que t'as abandonné l'idée de résoudre quoi que ce soit.

— Je me suis toujours demandé... Comment fais-tu pour voir quoi que ce soit de bon en moi ? Est-ce que c'est de l'aveuglement ? Est-ce de la bêtise ?

Est-ce qu'elle a autant besoin de toi de s'accrocher à quelque chose, à cette bouffonnerie qu'on appelle espoir ? Est-ce que, Darya, ne serait pas elle aussi orpheline ? Cherche une maison, un point d'ancrage, parce que sans ça la menace de se faire éclater la cervelle, trois étages plus bas, n'a rien d'incroyable ? Soupir, quand tu viens fixer le bout de tes doigts, Judas. On se fâche de ta bêtise et tu ne comprends pas pourquoi. L'acharnement ça ne te va pourtant pas. Lâche, si lâche, rien d'un héros, Judas.

— Le truc, Darya, c'est que dans mes plans c'est toujours plus de mon cul dont j'assure la protection. J'ai beau faire appel à des belles tournures de phrase, parler de famille, de foyer, d'amitié, dans une autre vie d'amour... Tout ça, ce n'est que de l'autosatisfaction. Plus que rendre Alastor fier, je cherche à me sentir fier. Plus que de te rendre heureuse, je cherche à me rendre heureux en me disant que je ne suis pas une si grosse merde que ça, si j'arrive à faire naître un sourire sur ton visage. Alors oui, bien sûr, y a de l'affection. Mais elle n'est pas saine, Darya. Dans un sens je suis désolé que tu sois aussi concerné par mon sort. Je ne le mérite pas, j'ai été et je serais toujours un ami déplorable.

La vérité c'est que tu pourrais te lever, Judas. Te lever, fuir encore, peut-être brisé le beau de beauté entre vous pour que jamais elle ne te pleure. Pas par sacrifice envers elle, quoi que peut-être un peu, mais surtout pour ne pas partir avec le goût amer en bouche que t'as rendu malheureux quelqu'un qui ne le méritait pas. Ce serait peut-être le plus sain. Mettre fin à tout, ici, maintenant, te faire un ennemi de tous ces visages qui sont devenus familiers et repaire. Comme ça en partant, plus de regrets, plus de sensation d'avoir abattu du mauvais boulot. Et pourtant, pourtant Judas, tu ne bouges pas.

— Même si tu ne veux pas qu'on se quitte, est-ce que tu auras seulement le choix ? Darya, dans l'hypothèse où Alastor découvrirait mes origines, découvrirait que je lui ai menti, il me tuera, me bannira voir pire. Et le connaissant, je doute qu'il tolère de votre part la moindre allusion à ma personne. Il veut que vous soyez une extension de sa propre haine, Darya. Vous êtes le corps du serpent, vous ne pouvez pas désobéir à la tête. Le faire, ce serait te mettre en danger. Est-ce que ce serait si dur pour toi, Darya, de me détester pour te bon ? Même si c'est pour ta propre sécurité ?

Et enfin elle sort de son antre son armée. Petites créatures qu'on a si souvent admirée, qu'on se surprend à craindre. C'est peut-être la première fois, Judas, que tu la vois s'énerver contre toi. Darya n'est que douceur, Darya est le lien, les bras qui nous accueillent, la chaleur qui nous réconforte, cette part d'humanité dont on a pas le courage de se détacher, car on a besoin de se sentir humain, besoin d'être plus que monstre, moins que chien. Besoin d'être à sa place, besoin de se sentir précieux, bienvenue. T'as pas tant changé du garçon que t'étais autrefois, à marcher dans les traces des plus grands, chercher la satisfaction et le contentement dans leur regard. Seulement ce garçon-là, tu n'en as plus que des brides, des mirages de souvenirs. Et dans un sens, Judas, ce n'est peut-être pas si mal, peut-être que tu te dégoûterais pour de bons si tu voyais le peu de progrès dont tu es l'auteur, si tu voyais, qu'entre toi et lui, il n'y avait de différence que des centimètres en plus.

Peut-être que tu la dégoûtes maintenant. Darya la colère froide, la voix qui se fait de plus en plus rauque, aussi sombre que ses enfants qui rampent sur la table à présent. Si la peur ne t’étreint pas, l’appréhension si. Darya n'a toujours été que tendre sourire. Voir sur son visage une expression d'ennemie à quelque chose d'à la fois beau et terrible. Est-ce que tu vas réussir à saboter ça aussi, Judas ? Oui, tu en as toutes les capacités. Car après tout, tu finiras par la décevoir, on se connaît, Judas, entre la porte et le couteau tu choisiras la lame. Elle en souffrira. Qu'elle s'énerve est peut-être pour le mieux, c'est peut-être la seule belle chose que tu pourras lui donner. Suffisamment de recul pour qu'elle te voit tel que tu es. Même si... Même si, Judas, on a jamais eu aussi précieux et beau qu'elle.

Et t'aurais pu renoncer, tu aurais dû. Prendre cette porte, achever de tes mains ce qu'il y avait de tendre pour ne garder que les ronces dans votre jardin. Saint Sauveur, Judas. Tu fuis pour toi, pour eux, parce que te dire que tu fuis juste pour toi c'est trop à encaisser. Pourtant, tu ne te lèves pas. Quand elle évoque sa propre détresse tu ne peux que te tasser un peu plus sur ta chaise, comme pour t'ancrer au sol. Fronce les sourcils, si égoïste que tu n'avais rien vu. Et elle s'est excusée, alors qu'elle en bavait tout autant, voir plus. Pathétique, Judas.

— Alors tu ne veux pas que je meure mais tu as cherché à mourir il y a trois jours à peine ? On pourrait presque en rire, à la place on se permet juste un soupir. Bon sang, Darya, quand sommes nous devenu aussi misérables ?

Les coudes sur les genoux, on fixe les araignées, pas vraiment le courage de te faire fasse, mais comme elles sont extensions de ta personne, c'est tout comme.

— Je suis désolé. Je ne savais pas, j'aurai dû.

On était censé être le berger du troupeau mais on a été que chien galeux.

— Je ne veux pas te perdre, mais la vérité c'est que je ne sais pas comment faire face. Peut-être que te faire mal, c'est ma façon de fuir, de me dire que je t'épargnerai des regrets plus tard si je t'en donne aujourd'hui. C'est stupide, je sais. Je sais faire l’intelligent, mais ça ne veut pas dire que je le suis.

Jaune comme les tournesols est notre rire, alors que du bout des doigts on vient toucher les filles.

— Je ne veux pas te demander de choisir non plus. Ce serait te faire payer ma propre connerie et ça me dégoûte de me dire que, même sur ça, je n'ai pas su faire les choses correctement. Je voudrai... Je ne sais pas. Les choses changent et je ne sais pas gérer ce changement. Mais ce que je sais, Darya, c'est que tu m'es précieuse, que je ne veux pas te voir plus loin lorsqu'Alastor arrivera. J'ai peur du changement, alors j'alterne entre l'envie de tout détruire par lâcheté ou celle de m'accrocher à l'avant par faiblesse. Notre amitié, celle d'Alastor, sont probablement les seuls liens tangibles et sincères de toute mon existence. Je suis un imbécile, je ne sais pas prendre soin ni de l'une, ni de l'autre. Pardonne-moi, je ne voulais pas te blesser.