Journée banale, c'est que les jours se suivent et se ressemblent. La chasse, les livraisons, les visites à cinquante mètres de distance où on observe Judy, juste pour se rassurer, juste pour enrager un peu plus d'être toujours bloquée ici, dans ce foutu monde, dans cette foutue réalité. Puis la chasse encore, parfois ponctué de moments nouveaux et imprévus, les montés d'adrénalines, le souffle du changement, comme l'arrivée de Lancelot ou la rencontre avec Crowe. Mais aujourd'hui, c'était tout aussi banal qu'hier. On en était à tailler distraitement un bout de bois sur le fauteuil, de quoi faire un jouet quelconque, un jouet qu'aura sûrement pas de destinataire parce qu'on sait bien que Judy refusera qu'on l'infantilise davantage. On en était là donc, quand ça a toqué. Des coups peu réguliers, pas les coups habituels. On ouvre, on se demande qui sait, oh Aslan on s'était pas entendue à te voir tomber à nos pieds, tombés dans cet état-là. Tu as l'air d'avoir fait la guerre, on n'explique pas trop pourquoi plus que l'inquiétude, c'est la colère qui perce.

— Chut, garde les yeux ouverts surtout.

Bourrue, pourtant, dans le crâne pulse des milliards de questions, des millions de cris de rage. Qui ? Quoi ? Comment ? Mais les questions évidentes se bloquent douloureusement dans le fond de la gorge, alors on ne peut être qu'un ours maladroit, pardon Aslan. On te prend en charge, passe nos bras sous tes aisselles pour te soulever de terre, te traîner tant bien que mal sur le lit.

— Ça va aller, garde les yeux ouverts, t'endors pas, garde les yeux ouverts Aslan.

On répète ça comme une maxime, cours chercher la trousse de secours, nos gestes sont mécaniques, on n'a pas vraiment conscience de ce que fait, on sait juste que c'est ce qu'il faut faire. Et tant mieux, Aslan, parce que tu n'as pas idée du bordel que c'est dans notre crâne, on est furieuse, on est terrifiée, on ne comprend pas, tout d'un coup on aime plus l'adrénaline et la nouveauté si elle a ce goût-là. Jette sur la table le nécessaire, on déboutonne tes vêtements sans demander ton avis. T'as le visage tuméfié, mais quand on palpe ton torse, on se rend compte que ce n'est pas tout. Et ta main, Aslan, ta main. On s'est mordu la lèvre, c'est la tempête dans notre crâne.

— Ta main... D'un coup, on hésite, d'un coup on sait plus quoi faire, comme la première fois où on a été seule face à une bête. Comme à chaque fois, on repasse en revue les conseils de papa. Respire, reste de calme, il y aura jamais pire ennemie que toi-même, Diane. Jamais pire ennemi que nous et on est une battante, donc on ne perd pas. Je vais désinfecter ta main, reste avec moi d'accord ?

On s'empare d'une bouteille d'alcool, d'un fil, d'une aiguille est d'un briquet. Te fait mordre un bout de tissu, t'encourage à le mordre comme si tu devais mordre ton pire ennemi, puis on verse l'alcool. Putain, c'est la tempête Aslan et quand on se retrouve à rager parce que le fil ne passe pas dans l'aiguille notre gorge finit par libérer les milliards de questions restées coincées.

— Qui. Quoi. Et comment.

Réflexe, dans le sens le plus pur du terme. Brusquement, on impose notre main sur ton torse pour te maintenir coucher. Notre sang n'a fait qu'un tour quand on t'a vu te lever. Et on sait, Aslan, que ce que tu beugles est probablement dicté par les restes de quelque chose que tu gardes secret, qu'on ne sait pas encore, mais le regard est violent, sans appel, on regrette presque aussitôt de laisser voir ces yeux-là, mais on a plus trop le contrôle sur nous-mêmes à l'instant. Alors on s'excusera pas tout de suite de notre voix non plus.

— RESTE COUCHE SI TU VEUX PAS PERDRE TA MAIN, CRÉTIN.

Tremblantes, on en appel encore aux enseignements de papa. Respire, rester calme, parce qu'il n'y a pas d'ennemie aussi grande que nous. Alors on respire, on brûle l'aiguille comme on nous avait montré autrefois, puis on passe le fil, le cœur qui tambourine à cent à l'heure, mais on restera forte et digne jusqu'au bout. On a appris, tu sais, à attendre de claquer la porte pour exploser en sanglots ou hurler toutes les horreurs qu'on porte en nous.

—  Je vais coudre la plaie, Aslan. Il faut que je le fasse sinon ça va rester moche, tu comprends ?

On pose une main un peu plus douce sur ta joue, pardon Aslan. On attend de voir dans tes yeux ton consentement et on s'y met. On essaye de faire ça bien, on sait que ce n'est pas agréable, pardon Aslan, vraiment, mais tu sais ce n'est jamais agréable et il vaut mieux se mutiler avec du fil que laisser la nature nous mutiler encore plus. On te laisse expulser la rage au fond de ta gorge, t'emploie un mot qu'on connaît. Il, alors cette proie est un homme, on ne commente pas, mais on note. Penchée sur notre tâche, de temps en temps, on t'adresse un regard compatissant, mais fier, on y est presque.

— Faut être un chasseur pour ça et si tu reviens comme ça, c'est que t'as pas compris ce que c'est d'être un chasseur.

D'un coup sec de dent, on coupe le fil, contemple de notre œuvre, tapote doucement ton épaule. On sort une petite poche de glace qu'on vient taponner sur ton visage, assise sur le bord du lit. Qui que soit cette proie, elle ne t'a pas raté.

— Le froid ça va faire dégonfler, je sais que t'as peur d'être moche, mais t'en fait pas, tu seras jamais moche avec moi. On sait comment faire, c'est pas la première fois, tu sais ? Mais il va falloir que tu restes allongé par contre et pas seulement quelques heures. Un soupir, on sait que ça va pas te plaire, on est sincèrement désolée. Désolée pour tout ça, désolée pour ce qui va suivre aussi. Quand on appuie délicatement sur ta peau couverte de bleue, c'est qu'on voudrait pas que tu finisses comme nous. Aslan, tu veux te venger, c'est ça ? Si c'est ça, je comprends. Mais tu sais, une chasse ne prend fin que quand la proie est morte, pas avant. Je sais ce que c'est de vouloir chasser des Hommes et... T'as le droit de rien vouloir me dire mais... Réfléchi bien à ce que tu comptes faire, parce que je veux pas que tu sois triste après. T'es beau, mais tu pourrais bien finir par te sentir moche si tu vas trop loin. Ça me rendrait triste, tu vois.

— Tu n'écoutes pas... Non, tu ne veux pas écouter plutôt.

Simple constatation. On n’ira pas te faire la leçon, c'est pas notre rôle, on sait que quand on est sourd, on n'entend pas et tu es sourd, Aslan, sourd à la raison, sourd à tout le reste. T'écoutes que ta haine, t'écoute que ta fierté, t'écoute que tes pulsions que ton envie d'être beau, ton envie de gagner. T'écouteras rien d'autre, même pas nous. Parce qu'au final, qu'est-ce qu'on est contre ta haine, contre ce qu'on est contre ce qui hurle en toi ? Pas grand-chose visiblement.

— Appuie avec ta main, ça va dégonfler. Je vais ranger le bazar, ensuite, tu vas me faire le plaisir de te reposer et de manger, je reste là si t'as besoin.

Mais t'auras pas besoin, parce qu'on le connaît ce regard. On a eu le même dans le miroir. T'as envie de vengeance, t'as envie d'éponger ta fierté malmenée, t'as envie extérioriser la rage qui dévore. On te lance un regard, essaye de répondre à ton sourire, mais on y arrive qu'à moitié.

— Je suis pas cultivée comme toi, Aslan. Mais j'suis pas bête non plus. Tu veux pas écouter, alors je ne te dirai pas quoi faire, juste me reviens pas dans un état pareil. Ce serait dommage que tu deviennes le plus moche des justiciers.

Et on n'a pas envie de te voir moche, on est ami, tu comprends ? Parce qu'on ne veut pas te voir te détester dans le miroir, parce qu'on finit toujours par se détester dans le miroir.

— Bon, hormis manger, dormir et te rendre justice, t'as besoin de quoi ?

Et on sait pas trop pourquoi, Aslan, mais on te croit qu'a moitié. Et on ne sait pas, Aslan, si ce qui nous prend à la gorge c'est de la colère envers nous-même ou juste une profonde tristesse. Parce que t'es déjà malmené, hein ? On a pas réussi, n'est-ce pas ? On a encore échoué à préserver ce qui est précieux. On t'a laissé fracturer ta beauté dans le miroir comme on a laissé Judy fracturer son innocence. On ne t'a pas gardé sain et sauf. On t'a lâché dans la cage aux lions. On n'a pas su te retenir, comme on a pas su la retenir non plus. On est désolée Aslan, si désolée. Et on se déteste, Aslan, déteste tellement. On ne sait pas traquer les gens. Hochement de tête, t'es peut-être hermétique à ce qui nous ronge mais on est pas hermétique à ce qui te ronge toi. Grave l'image de toi au plus bas dans ce lit, comme on a gravé le regard terrible de Judy.

— Ouais, je te fais ça tout de suite.

Dernier sourire, on arrive même pas à se convaincre qu'on y croit. On laisse la porte entrouverte, on glisse jusqu'à la cuisine. Les regrets au bord des lèvres, l'éclat de l'armure de papa, l'envie soudaine de la jeter au loin, c'est qu'on sentirait presque qu'elle nous juge.

— Je sais papa. Je sais.

Murmure, alors qu'on tourne des talons, qu'on s'attelle à préparer ce qu'on sait faire de mieux, comme-ci un plat chaud pouvait rattraper tous ces échecs qu'on s’attribue comme notre. On sait papa, on sait. On n'a échoué, encore. On n'a fait que regarder passive, encore. Il nous file entre les doigts, encore. Mais on ne bouge pas, encore.

Pardon Aslan.
Pardon Judy.
Pardon Papa.

On remonte presque une heure plus tard, assiette fumante entre les mains, on s'est recomposé un sourire de façade, on a préparé la viande tendre et fondante, une purée aussi, pour que ce soit simple à avaler, pour que ce soit moins douloureux aussi. On s'assoit au bord du lit, tend la première culière, on ne t'a même pas demandé si tu voulais manger seul.

— J'espère que c'est pas trop chaud.

Pardon Aslan.
Pardon Judy.
Pardon Papa.

La demande nous surprend. N'est-ce pas l'évidence même, Aslan ? Hausse un sourcil, tu sais qu'on n'est pas nécessairement douée pour jouer de subtilité, notre esprit va au plus clair, à l’essentiel, tu es blessé, tu es fatigué, tu souffres probablement. Manger, du moins se donner à manger, c'est un effort musculaire dont tu peux te passer, puisque tu as quelqu'un pour le faire à ta place.

— Pourquoi, t'es en état de manger par toi-même ?

On n'en croit rien. Alors sans un mot, on approche la cuillère, première bouchée, seconde, on va à ton rythme. Mouvement répétitif, on se souvient l'avoir fait plus d'une fois avant. Pas avec toi, avec toi, c'est une première, on espère que ce sera la dernière ceci dit. À mesure qu'on te nourrit on repense à l'armure dans le salon, la frustration qu'on a eue de pas sauver Judy, de pas sauver papa, de pas te sauver toi. Dit, Aslan, est-ce qu'on serre à quelque chose au final ?

— Tu veux boire ?

Tends le verre d'eau vers toi.

— Est-ce que tu reviendras ?

Question innocente, quoi que. Regard soucieux, c'est qu'on en a assez de voir les choses, les gens, nous filer entre les doigts. C'est qu'on en a assez, Aslan, d'être l'impuissance quand on ne veut qu'être la force. Est-ce que quand tu franchiras cette porte ce sera la dernière fois aussi ? Rien à voir avec le fait de vouloir te garder, on n'est pas possessive, pas comme ça du moins. Juste, comment te dire, Aslan... Vous perdre tous c'est fatiguant.

— Quand tu seras guéri, que tu iras te venger dehors, est-ce que tu auras encore le besoin ou l'envie de venir ?

Ou est-ce qu'on ne sera, au final, qu'une simple étape. Comme pour Judy. Comme pour papa, comme pour tout ceux qui sont partis avant toi.

Toujours muette, toujours sérieuse. Sur notre visage ce ne sont que les yeux qui parlent, parce que ne nous a pas appris la beauté des expressions. L'espace d'une seconde on détourne les yeux. Pas contre toi, juste une simple intuition, un goût de déjà vu, dérangeant, omniprésent, comme une mélodie qui se répète encore et encore. Le ton n'est pas toujours le même mais ça reste la même. C'est beau, c'est bien, on s'attache, on s’habitue à ne plus être seule. On pense construction, on pense demain. On commence à visualiser comme repère ce qui est humain et d'un coup d'un seul, tout s'en va. A cause de nous, peut-être ? Peut-être qu'on n'est juste pas faite pour ça. Papa est parti, Judy est partie, toi tu partiras peut-être. La chanson n'est pas finie, elle peut toujours nous surprendre, se montrer différente, mais c'est comme une peur qui nous faire courber l'échine. Malgré nous on appréhende que tu la chantes aussi, cette triste mélodie.

— Je ne sais pas, c'est un peu habituel que les gens partent. Mais je crois que ça me dérange, je crois que je ne suis pas d'accord avec ça.

Face à tes doigts on ne sait pas dérobée, nos mains agrippées à l'assiette. Comme toujours juste l’innocence, juste la franchise. On ne sait pas faire autrement, toute en brutalité dans nos mots, parce qu'on ne sait pas nuancé.

— C'est nulle d'être seule. Confesse-t-on en fermant quelques secondes les yeux. J'ai plus grand monde, je crois que je commence à avoir un peu peur.

De retourner à ce goût acide quand après l’exécution on s'est confrontée au silence de la forêt, sans la voix de papa, sans le bruit de la hache contre le bois le matin. De retrouver ce sentiment de vide quand Judy est partie. Quand en frappant à sa porte pour la tiré du lit, on s'est souvenue qu'elle avait pliée bagage une semaine plus tôt. Quand on a compris qu'il n'y avait plus personne à attendre le soir, que ça ne servait à rien de laisser la lumière à la fenêtre pour qu'elle retrouve son chemin. Quand on a compris, qu'il ferait silence de nouveau et qu'il n'y avait que nous pour le briser. Ce sentiment-là, Aslan, nous terrifie bien plus qu'on ne veut pas se l'avouer. Et le froid, le froid Aslan. On n'aime pas être frileuse, tu comprends.

— Hm, t'as raison, c'est ridicule. C'est juste que... Je respire mieux quand je sais que la maison ne sera pas vide des mois durant.

Peut-être, tu es songeuse, Diane. La vérité, c'est que t'as peu d'espoir de voir revenir ceux qui partent. Il en a toujours été ainsi, les au revoir sont des adieux, papa a dit au revoir avant de partir, Judy l'a peut-être dit aussi. Pour ça qu'on ne dit jamais rien quand les gens passent le seuil de la maison. Dire, c'est comme officialiser, comme rendre réelle une possibilité qu'on se refuse d'affronter. Alors tu ne dis jamais rien, Diane, c'est peut-être le problème. Si tu demandais seulement à ce que les gens restent, peut-être que la maison ne serait pas vide.

— Ça nous fait un point commun.

On esquisse un sourire. La débrouillardise, cette réalité d'être seule par la force des choses, de trouver ça injuste, mais de devoir l'accepter, en faire sa réalité, son quotidien, parce que se plaindre ça n'a jamais ramené qui ou quoi que ce soit. Peut-être pour ça que tu l'aimes bien, difficile à dire, Diane, t'as jamais été douée pour mettre les mots sur les gens, sur les choses. Mais Aslan à raison, faut pas avoir peur de ce qu'on ne peut éviter. C'est comme avoir peur du contact de l'eau en sachant très bien qu'on va y plonger. C'est se faire du mal pour rien, ça n'a pas de sens, c'est une perte de temps, c'est s'encombrer de sentiments qui ne sont que luxe face à la réalité de la survie.

Et encore une fois, il touche juste. Même si ça te coûte, que ça fait peindre sur ton visage une grimace de dégoût. Au fond des bois et coupée du monde tu ne peux rien faire, Diane. Au fond des bois et coupée du monde tu as offert une vie à Judy qui ne pouvait que la décevoir, que motiver son départ. Si t'avais eu une dépendance quelque part à Neverland, une petite maison ou un appartement, comme le fils du boucher ou la fille du blanchisseur. T'aurais pu offrir un semblant de vie et de normalité autour d'elle et alors... Alors peut-être qu'on serait encore une famille aujourd'hui. Et pourtant, pourtant, Diane, t'arrive pas à te faire à l'idée. Le regard qui dérive sur le bois de la maison, t'a monté chaque meuble, chaque latte du plancher. C'est un ici que tu as construit, que tu as choisi. C'est l’œuvre de papa, Diane. C'est le terrain neutre, le cocon, celui dont Crims vous a privé, celui que personne ne pouvait vous offrir. Sous ses doigts tu baisses les yeux, Diane, petite fille anxieuse, qui imagine la perspective du déménagement mais se déchire à l'idée de quitter ce qui avait été jusqu'alors sa vie.

— Je n'aime pas les foules, Aslan. Le monde me rend malade, vraiment malade, c'est comme ça depuis... Depuis qu'il est parti.

Pas assez savante pour par parler d'agoraphobie, pas assez courageuse pour parler d'exécution.

— Et... Je ne sais pas, c'est moi qui l'ai construit cette maison, c'est spécial. T'as jamais été attaché à un lieu, ça te poserait pas de problème de changer de maison comme ça ?