Les pas résonnent dans la pénombre du salon, on avait rendez-vous. Des derniers jours chargés, tant qu'on n'avait pu exploiter que bien peu d'heures ensemble. Mais tu sais, on a l'habitude Esthef, on n'a pas cette perception du temps qui fait de quelques heures d'absence des années de vides. On sait se montrer patiente, peut-être un point positif de la non-mort qui ne met jamais de terme à notre vie. On s'était promenée, on avait écrit, beaucoup écrit. Repris les classes, reprit les recherches aussi. Dans la tête, tambourine les mots d'Opal, la remarque de Susan. Et s'il y avait une faille, Esthef ? S'il y avait d'autres règles qu'on ne connaîtrait pas et avec lesquels on pourrait jouer ? Imagine, ce que ça serait de pouvoir renverser le système, de pouvoir s'en affranchir ? On pourrait faire tomber les dieux de leur piédestal, on pourrait briser les chaînes de l'humanité, celles qui vous condamnent à n'être que nos pantins, celles qui nous condamnent à être plus pantin encore. Oh, on s'était occupée, bien plus qu'en la totalité de ce siècle.

Pourtant, tes bras autour de notre taille ça nous amène à nous dire que c'est peut-être bien celle-là l'occupation qu'on préfère. Tendre sourire aux lèvres, tend le cou pour laisser plus d'espace à ta bouche. On se berce dans tes bras, curieuse, c'est qu'on des souvenirs très partagés des surprises, tu sais ?

— Une surpri-prise, voy-voyez-vous ça ?

On se laisser aller à un léger gloussement, ferme les yeux, docile, petite pointe d'innocence qu'on vient peindre volontairement sur notre visage parce que, Esthef, est-ce qu'on serait seulement capable de tricher tu penses ? (oui, mais pour ce soir on va jouer le jeu). On se laisse porter, l'impression qu'on grimpe, la curiosité qui monte. On sent comme un courant d'air alors que tes mots font leurs chemins.

Et on ouvre les yeux.
Et on le voit : les toits.

— Oh.

Cligne des yeux, parce que c'est comme un petit coin de paradis que tu as créé, Esthef. La lumière des bougies a la citronnelle comme une bulle de lumière, on sent une vague odeur de fumée, on reconnaît dans l'impeccabilité de la nappe et la disposition de cette table improvisée à même le sol tes marques. C'est vrai, tu avais dit que tu aimais bien tout faire toi-même.

— Esth-thef, c'est magni-gnifique.

Un peu le vertige sous de telles hauteurs, mais tu vois, c'est comme voler dans le ciel et on quitterait cette sensation pour rien au monde. Quand on se retourne, poser une main tendre sur ta joue. Est-ce que tu étais inquiet, Esthef ? Est-ce que tu nous pensais fâchée ?

— Tu sai-sais, tu n'as pa-pas à t'excu-cuser de mener à bi-bien tes ambitions. Je ne t'en ve-veux pas, tu en a-as besoin, tu as tes respon-ponsabilités aussi et je n'ai pa-pas envie de me me-mettre en trave-vers de ça. Je respecte ce besoi-soin que tu as de fai-faire avan-vancer les choses, je ne sui-suis pas fâch-chée de ces derniers jou-jours. Même si on ose murmurer. Même si j'avou-voue que tu m'as man-manqué.

Contente de te retrouver, dans le crâne résonne ce qu'on a confié à Susan : Je crois que je l'aime. C'est que plus on te voit, plus on te trouve beau, Esthef.

Berce dans tes bras, tendre valse de caresses, tes flagrances dont on a manqué ces derniers temps, on l'avoue. N'a pas envie de se faire possessive et en demande, mais c'est qu'on a commencé à chercher ton visage du coin de l'œil sans s'en rendre compte. C'est qu'on s'est attachée plus sauvagement et rapidement qu'on ne l'aurait cru. Pas un simple caprice du corps, mais avant toute chose un affreux caprice du cœur. Terrible, Esthef, ce sort que tu nous as jeté à force de sourires et de baisers.

On te laisse nous conduire sur ce tapis d'oreiller, la décoration est tout à fait charmante et on reconnaît là ton goût de l'excellence. On a capté du regard l'étiquette de la bouteille que tu brandis, tu n'as rien laissé au hasard, ça nous fait sourire. Tu prépares nos rendez-vous comme tu prépares une guerre. Oh, en costume militaire, tu devrais être à tomber aussi.

— Et à toutes les autres.

Promesse d'un après qu'on a envie de te donner. Parce qu'on a dit oui à cette relation nous aussi. Alors on aimerait te montrer qu'on s'y investit. Première gorgée, le vin est délicieux, avec ce goût discret et fruité qu'on apprécie tant, cette petite touche sucrée aussi. Rire léger sur nos lèvres, encore plus beau jaloux, on en est sûre. Mais on n'ira pas tester les limites, on n'en a pas besoin.

— Esthef, ces-sse de crain-craindre pour mo-moi. Je m'en-ennuie depuis qu-que le concept d'en-ennui exi-xiste, je peux survi-vivre à quel-quelques heures san-sans toi. Autre gorgée, on boit un peu vite mais le vin est tellement bon. Et, on ne sait pas, Esthef, mais en cette nuit on a envie de lâcher prise, de rire un peu, d'arrêter d'être le dodo quelques heures pour Juste être cette femme charmée et rêveuse qu'on touche du doigt quand on est avec toi. Sourire presque coquin quand on ose confier dans un murmure. Et l'ennu-nnui peu avoi-voir du bon au-aussi, tu sais ? Quan-quand je me languis de nou-nous, il me tar-tarde alors de pro-profiter de chaque secon-conde quand je te re-retrouve le soir.

Et on envie de dire que cette nuit ne fait pas exception. On fait tourner doucement notre coupe pour libérer l'arôme, vient piocher dans les petits plats que tu as très certainement préparés.

— Tu t'es en-encore surpa-passé.

Et c'est délicieux comme à chaque fois. La première bouchée nous fait pousser un soupir ravi. On n'avait pas mangé aussi bon depuis des siècles, tu sais ? Mais on se permet un aparté dans le bonheur, puisqu'on parle de Camael...

— Il est très in-inquiet à to-ton sujet, tu sai-sais ? Il a peu-peur que tu te me-mettes en dan-danger. Moi au-aussi pour être honnê-nête. Oh, je ne sui-suis pas naï-ïve au point de pen-penser pouvoi-voir te faire aban-bandonner, tu es au-aussi têtu qu'une mule ! Alors laisse-moi ju-juste te de-demander de lâcher pri-prise de tem-temps en temps, comm-me ce soir.

On sait que c'est un peu égoïste, alors qu'on vient prestement se lever pour se glisser à tes côtés. Sous les brises du vent, alors qu'on va chercher la douceur de ta peau du bout de nos doigts.

— Tu ve-veux bien ?

Douce chaleur dans le cœur. C'est si puéril, mais qu'est-ce qu'on aime t'entendre dire qu'on est la seule, qu'on a ce statut si spéciale, ce privilège unique. Viens se pendre à ton cou, poser notre front contre le tien. On se demande encore pourquoi on s'apprête à mettre sur la table ce qu'on s'était promis de garder pour nous. Pourquoi on cède à ce qui ne sont que quelques battements de cils dans notre longue, si longue vie. On devrait te repousser, ou s'en tenir à un rôle plus simple. Quémander le plaisir physique, sans contenter celui du cœur. On devrait faire comme Opal avant Dundee, comme n'importe quelle incarnation saine d'esprit. Mais on ne peut pas, Esthef. On se commande au malheur pour tes yeux, au deuil pour tes sourires, au désespoir pour ton rire. On sait que ça n'en vaut pas la peine, mais on le fait quand même. On prend le pari, embrasse tes lèvres, on pose notre cœur sur la table de jeu. Parce qu'on est vraiment la pire des joueuses.

— Alors lâ-lâche prise.

Tendre sourire, c'est bon de te sentir près de nous. Quelle mauvaise femme d'affaires on est, pour une seconde de bonheur, on vend des années de détresse. Mais on cède, à tout, à toi. Et tant pis si on doit souffrir, parce qu'on souffrira de toute façon. On ira au bout, même si on te pleure déjà. On se fondra en toi, même si ça nous fait peur, même si ça nous fait mal. Offre nous l'équivalent de quelques secondes de rêve dans notre existence, Esthef. Parce que ces secondes, c'est tout ce qu'il nous reste.

Tu proposes un jeu, gloussement quand tu fais plus taquin. On regarde la bouteille de vin, mine un peu boudeuse, c'est qu'elle est bonne, tu vois.

— J'espè-ère que tu en as un-une secon-conde.

Amusée, quand on s'assoit un peu mieux contre toi, viens picorer un autre mets délicat.

— Pen-Penses-tu à ce jeu au-auquel joue les jeu-jeunes gens et qui consiste à di-dire une aff-ffirmation et à boire si elle nous con-concerne ? Comment cela s'appe-ppelle déjà... Je suis sûre que Su-Susan a dû déjà m'en pa-parler à l'époque... Je n'ai ja-jamais ?

On n'est pas toujours à la page, pardonne nous. C'est qu'on peine à suivre les modes, le temps qu'on en adopte une, une autre arrive et la détrône. On ne fréquente pas non plus vraiment les lieux d'ivresse. Peur du monde, des dégâts qu'on pouvait faire. Les quelques moments alcoolisés qu'on passe sont toujours en petite compagnie et cela doit bien faire des siècles et des siècles qu'on ne s'était prêté à de telles frivolités. Mais on aime l'idée, l'idée de te découvrir par un biais ludique et simple, par le rire et la tendresse. C'est une idée qui nous plaît, alors on remplit notre verre, complète le tien. Et on se recale doucement contre toi.

— Que je com-comprenne bi-bien. Je dis, je n'ai ja-jamais suivi de quelque cho-chose, admettons... Je n'ai jamai-mais lu un li-livre et si j'ai en e-effet lu un li-livre, je dois boi-boire, c'est ça ? Bonne élève, on attend ta confirmation. Sourire impatient, parce que ça fait longtemps qu'on n'a pas quelque chose d'aussi simple et amusant. D'a-accord, alors je me lan-lance ! Hmm... Je n'ai ja-jamais... Donné de che-cheveux blancs à Ca-Camael.

Sourire quelque peu perfide. On repense aux mots qu'on a eus pour Charles "les humeurs adolescentes". Grand Dieu, voilà peut-être bien plusieurs vies d'hommes, peut-être des dizaines, qu'on avait plus eu le frisson puéril du jeu et de la conquête. Elle nous semble lointaine, l'image de l'institutrice et la chercheuse propre sur elle, l'image idiote et candide du chercheur avec ses jupes et ses fleurs dans les cheveux. On se sent libre du sérieux, ce soir. Depuis combien de temps n'était-ce pas arrivé, Esthef ? Un faiseur de miracles, voilà ce que tu es. Et même si on se dit que nous voir dans de telles dispositions en choquerait plus d'un, on balaye avec une facilité qu'on ne se connaissait pas l'appréhension. Parce qu'on est que deux, que ce temps n'appartient qu'à nous et que, Esthef, avec toi, on se sent à la fois jeune, puissante, sage et reine. Il nous semble, que c'est bien la première fois qu'on se sent tout cela à la fois.

On lève notre verre à ta première gorgée, rire léger qui s'échappe. Après tout, c'est le but, Esthef, on se souvient d'une phrase qu'on avait entendue une fois : à ces jeux-là, Charles, l'unique but est de rouler sous les tables. Mais voilà que tu assènes la contre-attaque.

— ... Petit fou-fourbe. Siffle-t-on dans un sourire avant d'observer notre verre, circonspecte. Doi-Dois-je boi-oire une gorgé-gée pour chaque ma-mariage ?

Parce qu'on peine à croire que notre verre sera suffisant. Ce qui nous fait penser, Esthef, qu'on n'a jamais vraiment discuté de notre passé. Qu'on n'a jamais posé des mots sur l'avant toi. On se demande si tu es jaloux, si tu penses que ce qu'on te donne à moins de valeur parce qu'on l'a donné à d'autres avant. On boit une gorgée, puis deux, parce qu'on estime que c'est pour le beau jeu. Puis tout contre toi, on vient dans un réflexe un peu stupide jouer avec ta seule main libre. Triture tes doigts, ta paume, avant de lever les yeux vers ton menton.

— Je ne t'ai ja-jamais deman-mandé si ça te déran-rangeait que j'ai dé-déjà connu-nue tout ça, a-avant.

On se dit que c'est peut-être le moment d'être honnête et peut-être de désacraliser certaines choses.

— J'ai été ma-mariée une bonn-nne dizai-zaine de fois depui-puis que je suis né-née. J'étais tou-toujours très amou-moureuses et amou-moureux. Mais tu sai-sais, ça n'a été que très ra-rarement des mariages heu-heureux. La majorité se son-sont assez mal fini-nie et pas par-parce que la vi-vieillesse ou la mo-mort à jouer son rôle. En véri-rité, la majorité m'a qui-quitté avant la fin. Certain-tains étaient trop frustré-trés de se voir vieillir quand moi, je ne vi-vieillissais pas, d'autres enco-core n'ont pas su s'accoutu-tumer à mes fins de cy-cycles et mes change-gements d'apparence, de... Sexe au-aussi. D'autres en(encore n'ont juste pas suppor-porté mon don. La pou-poudre, c'est récent, j'ai fini-ni par tomber de-dedans parce que j'étai-tais désespérée, que ri-rien ne marchai-chait pour me calmer. Ça a tué l'amou-mour dans l’œuf, ça a tu-tué tout court aussi.

On t'offre un sourire, parce qu'on ne sait offrir que ça. Au final, ce n'est plus aussi tragique qu'au début, plus aussi douloureux qu'avant. On a cru mourir réellement sur le moment, Esthef. À chaque fois, ça brisait le cœur pour le recoller les morceaux ensuite avec l'amour glu de quelqu'un d'autres. C'est peut-être pour ça que tout s'est mal fini, aussi. On s'est accompli dans les yeux de l'autre avant de s'accomplir soi-même en tant qu'être vivant.

— Je suis allé-lée voir Su-Susan. J'ai eu be-besoin de recueillir son avi-vis. Il m'a dit d'igno-gnorer demain pou-pour me concen-centrer sur le jour pré-présent et je pense qu'il a rai-raison. J'ai repris l'étu-tude, j'ai repris l'ensei-seignement, je recommen-mmence à prendre part au jeu. Mai-Mais cette fois-ci, je le fai-fais pour moi. Pas pou-pour toi, pas pour Opal, rien que pou-pour moi. Je veu-veux gagner, par-parce que j'ai envi-vie de gagner.

On se dresse sur nos genoux, au bord de tes lèvres quand on vient trinquer une nouvelle fois.

— Si tu me deman-mandes de t'épou-pouser, je te dirai no-non. Parce que je ne veu-veux pas que tu épou-pouses une incarna-nation qui se soigne dan-dans ton amour. Je veux que tu épou-pouses une incarna-nation qui franchit le pas par-parce qu'elle est asse-ssez forte pour le fai-faire, parce qu'elle a envi-vie de hurler à la fa-face du monde que c'est a-avec toi et personne d'au-autre qu'elle ira arrêter Mad, chan-changer le monde et repren-prendre en main son destin.

Sourire, on se tue nous-même à te tenter. Mais au-delà du frisson, le cœur tambourine de ce qu'on s'apprête à assumer.

— Je te dirai non si tu me deman-mandes de t'épou-pouser. Mais si tu me de-demandes si je t'aime a-alors...

Sourire.

— J'ai déjà é-été amou-moureuse de quelqu'un sur ce toi-oit.

Et Esthef, cette fois, on ne boit pas.

Choir sur le sol, au milieu des étoiles, sous la brise du vent. Bien moins intime qu'entre le quatre murs d'une chambre, mais, paradoxalement, ça nous plaît encore plus. L'anxiété dans tes bras n'est plus. Et, dieu qu'on devient puéril, mais il y a une forme de revanche, une forme de rébellion dans cette idée de casser les codes, d'être avec toi, sur ce toit, il y a comme un majeur bien dressé face à tes mots qui nous touchent, un doigt provoquant à l'encontre de Mad, à l'encontre de Juliette, à l'encontre de nous-même. On s'était terrer tel un lapin au fond de son trou, trop effrayé par le monde, trop effrayée par nous-même pour oser marcher à la lumière du soleil. Est-ce que tu nous suivras, Esthef, si on marche de nouveau ? Est-ce que tu accompagneras, Esthef, si on décide d'être véritablement le Dodo de nouveau et plus seulement un oisillon craintif ?

Sous tes bras on se mort, excitation qui monte, envie aussi. Envie de vivre, parce que tu as le don de réveiller des instincts qu'on avait pourtant enfouis sous de nombreuses couches de médiocrité. Oh, non, Esthef, tu n'es pas notre passé. Tu es notre présent. Reste-le s'il te plaît, reste le longtemps.

Rire entre nos lèvres, alors qu'on se perd dans tes cheveux.

— Tu tri-triches.

On ne peut pas boire à ça, pas même dans un désir de provocation ou de jeu. Le corps ment déjà, frissonne à chaque contact. On veut, alors pourquoi on ne prend pas ? On veut, alors on va prendre. Même plus âgée que Neverland on apprend encore de choses. Ce soir ce sera l'égoïsme, Esthef.

— On s'aime-mera sur les toits, hei-hein ?

Sourire marqué d'envie, vient à l'assaut de tes lèvres alors qu'on se redresse, les doigts qui font sauter agile les boutons de ta chemise. Chaque parcelle de tissus en moins ça fait monter des rêves fous dans le crâne.

— Je vais t'offri-ffrir le monde Esthef... Je vai-vais t'offrir ce que Ju-Juliette n'a jamais mé-mérité, ce que le Gourou ne se-sera jamais digne d'a-avoir, ce que Mad ne nou-nous donnera ja-jamais. Je vais te do-donner ce que Wonderlan-land mérite... Nou-Nous allons construi-ruire un monde où je n'au-aurai plus de raison d'a-avoir peur... Tu vas voi-voir, Esthef, on ira con-convaincre Opal, Ellen... On ira ren-rendre tout ce que les é-écrits vous ont volés...

Ensembles, mais pas en tant que roi et reine. Parce qu'on vaut mieux que ça, tendre amour, on ira rendre la liberté que Wonderland vous a enlevé.