Il y avait des jours avec et des jours sans.
Il y avait le tumulte et l’accalmie.
Le divertissement et l’ennui.

À cet instant précis, je m’ennuyais à en mourir. Paradoxalement, il y avait des journées ou je revendiquais le droit de ne rien faire, ayant pour seule compagnie mon lit et mes oreillers. Mais rester inactif toute une journée ? Difficile… impossible. Pas si je voulais garder l’esprit sain en tout cas. La solution à mon problème m’apparut comme évidence : trouver une occupation pour sortir des méandres de mes pensées ; tout, plutôt que de me perdre dans le labyrinthe à l’intérieur de mon crâne. Sans compagnie féminine ou masculine à emmerder - ou plus si affinité ; l’extérieur de mon petit nid douillet était vraisemblablement la terre promise.

Se balader oui, mais où ? Pour faire quoi ? Était-ce la poule ou l’œuf qui était apparu en premier ? Tant de questions sans réponses, comme des poids à mes chevilles, m’entraînant au fond de l’abîme ; je me noyai dans la perplexité. Rien ni personne ne semblait pouvoir m’extirper de cette monotonie ambiante ; la température de mon esprit semblait être aussi gelée que le village enneigé non loin de la capitale de ma reine, ma déesse. Fantôme de mes nuits.

Lorsque tout espoir semblait perdu, quelque chose de singulier se produisit alors. L’écho d’une voix résonna entre les murs des différents édifices, envahissant la rue de son funeste présage. Pour moi ? Sans doute que non. Mais pour l’individu qui se faisait insulter de tous les noms, oui ; l’odieux truand ayant chapardé les objets de valeur de ses poursuivants… quelle infortune pour cet individu que de croiser mon chemin. D’un geste détendu, nonchalance caractérielle ; je me retournai alors et constatai à ma grande surprise que…

Putain.
La rouquine dis-donc.
Oh bah ça alors quelle chance pour elle.
Les autres non.

Certes, c’était la belle femme à la chevelure écarlate, la responsable du larcin. Mais elle était dans mes bonnes grâces, alors je décidai arbitrairement qu’elle s’en sortirait. Gentleman. Sauf que voilà, elle m’avait vu. Moi aussi. Et je sais, qu’elle sait, que je sais, qu’elle sait. Et ça se vit dans son regard, elle allait passer à côté de moi sans me taper une bise ou me dire bonjour. Et me contenter d’un regard ou d’un signe de tête ? Même pas en rêve.

Manque de bol pour elle, elle passa suffisamment près de moi pour subir les effets de mon don. De lièvre, elle devint tortue. Et parce que tout gentleman ferait la même chose, je lui ai bien évidemment fait un croche-patte avant de désactiver mon don. La suite fut une chute dans un grand fracas pendant que moi j’éclatai de rire, fier de ma connerie.

— Oups, mince alors mauvais réflexe. Je m’approchai alors d’elle, sourire goguenard aux lèvres, la fierté débordante toujours peinte sur mon visage comme le plus beau des tableaux. Puis je repris : alors comme ça, ça me passe sous le pif et ça ne me dit pas bonjour ? Pas bien ça, la rouquine. Prise la main dans le sac en plus, ça sent pas bon pour ton joli petit cul. Ah si seulement tu connaissais quelqu’un qui pourrait te sortir de ce merdier dans lequel tu es embourbée.

Si seulement en effet.
Allez allez Jamie, tu savais très bien où je voulais en venir.
Tu n’en savais peut-être rien, mais pour tes beaux yeux je pourrais… te payer un verre.
Pas plus, faut pas abuser non plus.

Oh il m’avait manqué son verbe si délicat.
Doux comme du velours, comme une glace qui fondait sur la langue. Ironie quand tu nous tiens. Bien évidemment qu’elle me traita de tous les noms ; étant la raison pour laquelle elle avait dévalé les pavés tête la première. Moi si vous m’interrogiez à cet instant, je ne pouvais que dire que ça m’avait bien fait rire, elle un peu moins. Pourtant c’était un accueil convenable, elle chipotait la rousse. Ne dit-on pas : « qui aime bien châtie bien » ? Ce fut une démonstration de mon affection pour elle, pas de ma faute à moi si elle le prenait mal.

Mais ça encore, c’était un problème pour une autre fois.
Ses suppositions à mon égard en revanche, j’y répondis avec panache et sarcasme, comme il était de coutume lorsque je parlais avec elle :

─ Mais qu’est-ce que tu me sors toi ? Tu baises autant qu’une religieuse cloitrée dans un monastère avec une ceinture de chasteté vissée sur la taille. Laide ou pas laide si je voulais te serrer faudrait déjà trouver la clé du cadenas de la ceinture. Je n’ai pas le temps pour ces conneries.

On blaguait souvent entre nous.
Que de l’amour vraiment.
Mais platonique à mon grand désarroi.
Il faudrait être aveugle ou stupide pour ne pas essayer de se la faire la rouquine.

Et pourtant, curieusement, je n’avais jamais encore tenté quoi que ce soit. Allez savoir. Quoi qu’il en soit, mon objectif avait été rempli avec brio, la rouquine avait arrêté sa course, ses poursuivants non en revanche. Elle remédia à cela en les faisant trébucher d’un petit tour de passe-passe dont elle avait le secret. Est-ce que cela ralentit la troupe ? Indubitablement. Mais pas pour longtemps, malheureusement pour elle.

Sauf que maintenant, elle était en bonne compagnie. Ses agresseurs se relevèrent, se dirigèrent vers nous, mais s’arrêtèrent à quelques mètres de la tortue et du pirate. Peut-être qu’une résolution à l’amiable était encore envisageable ?

─ Rends-nous ce que tu as volé, salope !
Non. Irréalisable. Quel dommage quand même, à quoi cela tenait parfois. Les insultes et les moqueries à mon égard, je pouvais les supporter ; pas quand cela visait les gens que j’aimais bien. Alors ma décision fut prise : je m’en allais leur botter le derrière.

─ Ce n’est pas la bonne façon de parler à une dame. Tu devrais t’excuser. Un prétexte énoncé d’une voix calme dans un premier temps, pendant que mes pas me permirent de combler la distance suffisante pour la suite des événements. Un mètre ou deux, parfait. Je réitérai alors ma requête, qui n’était qu’un ordre travesti : vraiment j’insiste, sinon ça risque de devenir un peu trop violent pour vous.
─ Dégage de notre chemin !

Et ce fut l’erreur de trop. Les lèvres de mon interlocuteur – agresseur – qui se joignirent dans le but de m’envoyer un crachat. Mauvaise, très mauvaise idée. Le poing partit tellement vite dans son estomac qu’il n’eut pas le temps de réagir. Pas la possibilité en tout cas, difficile quand chacun de ses mouvements était entravé, sous l’emprise de mon don. Un coup visant à l’incapacité et semer la discorde pendant que je m’occupais ensuite de neutraliser ceux qui l’accompagnaient.

Une fois tout le monde en train de faire une petite sieste, j’allais saisir le bras du malpoli avant de concentrer ma prise sur son poignet, le maintenant dans une position inconfortable et douloureuse. Et puis, une nouvelle fois, la dernière avant de sévir, j’intimai :

─ Pour la dernière fois… excuse-toi. Et la pression se fit plus importante, sans comprendre pourquoi, sans même chercher à le découvrir d’ailleurs, je sentis soudainement une félicité envahir mon être. Lui faire du mal me faisait du bien. Mais pour une fois, j’avais une excuse. Pas vrai ? Pas loin de le briser, l’agresseur hurla alors :
─ Je m’excuse, pardon mademoiselle !
─ C’est mieux. Elle garde ce qu’elle a récupéré auprès de vous en signe de dédommagement. Quand tu seras réveillé, tu diras à ta bande de passer l’éponge… sinon vous n’aurez pas à faire qu’avec elle, mais aussi à moi !
─ Quand je serai qu…

Pas le temps de le laisser répondre, un bon coup derrière la nuque pour le plonger dans un sommeil forcé. Je revenais ensuite vers la rouquine, avant de lui dire dans un sourire mauvais :

─ On partage le butin ?

Je le méritais après tout.

Dans l’incompréhension la plus totale, la rouquine.
L’impression d’avoir été roulé dans la farine, pauvre d’elle. Un croche-pied pour la faire valser sur le sol puis ses agresseurs mis hors d’état de nuire, l’ascenseur émotionnel. Et pourtant elle ne rêvait pas, le bon samaritain que j’étais venait dans les cinq minutes précédentes de lui faire manger les pavés, puis je fis connaître le même sort à ceux qui voulaient la découper en rondelle et la manger pour l’apéro.

Et elle-même, toujours dans l’obscurité la plus totale concernant mes agissements ; n’eut d’autre choix que de tout simplement me demander : pourquoi ? Eh oui, pourquoi diable lui avais-je prêté main-forte ? Était-ce ma propension à aider les demoiselles en détresses ? Ma galanterie légendaire qui me poussait à l’aider ? Ou bien parce qu’ainsi j’avais plus de chance de la choper ? Mystère, mystère. Qui se désépaissit par une réplique dont j’avais le secret :

— Réfléchis bien. S’ils t’avaient découpé en morceaux, il y avait combien de chance pour que je récupère celui que je préfère, à savoir ta chute de reins, que dis-je, ta cascade de reins ?! Dans le doute, je préfère éliminer la concurrence pour être sûr de pouvoir mater ton joli petit cul toujours attaché au reste. Pause dramatique, la laissant digérer l’étendue de ma connerie, parfois difficile à avaler même avec toute la volonté du monde - abstenez-vous d’une blague coquine merci bien - et je repris : ou juste parce que je t’aime bien.

Du franc-parler enfin.
Et aussi, mais surtout : ces personnages étaient diablement impolis. J’aimais bien la vulgarité, mais lorsqu’elle sortait de ma bouche pas de celle des autres. Enfin ça dépendait de laquelle. Bref, un sujet pour une autre fois. En guise de remerciement et j’en fus d’ailleurs étonné, Jamie partagea une partie de son butin avec moi. À la base je partais pour plaisanter, mais bon elle m’a pris au premier degré et je ne pouvais pas m’en plaindre.

Et puis nous partîmes à la recherche d’un bar ; qui, si l’on écoutait ma compagnie du jour, était une denrée rare dans notre « pays de coincés ». Ce à quoi je répondis du tac au tac.

— Pays de paix et de tranquillité ma chère rouquine. Nous n’avons pas tous un balai dans le popotin contrairement à ce que l’on pourrait croire de nous. Même si j’en connais certains ou certaines à qui ça plairait mais nous ne sommes pas là pour mes plaisanteries graveleuses. En avant moussaillon ! Parce que la taquiner était toujours aussi plaisant, elle aussi ne se gênait pas pour le faire.

Un petit coup d’épaule, qui ne me fit pas bouger d’un iota, normal vu la différence de gabarit entre nous, autant comparer une allumette à un chêne si l’on allait par-là. Et puis surtout cette réplique sur ma gestion de l’impétuosité. Ironique de la part d’une chapardeuse qui ne pouvait pas se retenir de vider les bourses des… bref. Bonne blague ça, la ressortir ? Excellente idée. En temps et en heure.

— Je ne vois pas de quoi tu parles. Ici nous ne sommes qu’amour et entraide. Prends les victimes de ton ignoble larcin par exemple. J’ai tout de suite senti chez eux une fatigue démentielle après t’avoir couru après. Je les ai donc aidés à s’endormir. T’as vu comment ça a bien marché ? Plus efficace que l’hypnose, tellement que je devrais être payé pour ça. Le seul inconvénient c’est le mal de crâne et les os casés ou fêlés après. Mais eh, aucune méthode n’est efficace à la perfection après tout. Attends ! Exprimé d’une voix feignant l’urgence de la situation. Je remarquai qu’elle saignait encore du nez. Alors d’un coup de manche, je débarbouillai le visage de la rouquine du carmin colorant sa peau. Et bien que ça allait bien avec sa chevelure, ce n’était pas non plus le maquillage le plus sexy. Quoique… bref. Voilà ! Là c’est mieux. Bon je te suis la voleuse, on va où ? Apparemment tu connais bien notre pays de coincés alors tu vas me guider.

Elle savait mieux que tout le monde visiblement.
Voyons voir ça.

Des promesses, des promesses.
Ça parlait de me faire dévorer le sol, certainement en y rajoutant des coups de pompe dans le derche. Mais la bave du crapaud n’atteignit point la blanche colombe. Je me contentai d’un sourire en coin, réprimant dans le même temps mes envies de lui mettre ma chaussure aux fesses. Elle en avait déjà suffisamment bavé, je fis preuve de clémence à son égard. Comme je l’avais évoqué auparavant, nous n’étions que paix et tranquillité ici.

Pour certains c’était de l’hypocrisie notoire.
Pour d’autres un crédo à suivre.
Moi j’étais ce que ma déesse me demandait d’être.
Et si elle ne me demandait rien, alors j’étais ce que je voulais.

Et la pirate alors, comment ne pas l’aimer disait-elle ? Moi de mon côté, je pouvais lui donner des idées si elle en manquait ; mais j’avais vite fait de comprendre qu’elle n’attendait point de réponse à sa rhétorique. Et lorsque j’essuyais les résidus de carmin sur sa peau laiteuse, elle en profita de son côté pour s’apitoyer sur son sort.

« Je dois avoir une tête encore plus affreuse que d’habitude. »
Ce à quoi je répondis, taquin :
─ Non, non t’en fais pas on s’y fait à force. J’arrive à la regarder sans vomir maintenant. Et si jamais les relents reviennent, je regarde ton déhanché faire rouler tes fesses et ça va mieux d’un coup. Déclaration suivie d’un rire gras et un brin machiste ; alors qu’en vérité c’était plutôt bon enfant. Ce n’était pas contre elle et encore moins contre la gent féminine, j’étais un enfoiré avec tout le monde quand je le voulais, il n’y avait pas de jaloux.

D’autant plus que la rouquine ne se gênait pas non plus de son côté pour m’envoyer des piques à tout bout de champ. Peut-être essayait-elle de percer l’amure d’autodérision que je revêtais. Elle pouvait bien essayer autant qu’elle le voulait, il en fallait bien plus pour me désarçonner. Alors pendant que je la suivais bien sagement, je répondis à ces insinuations, à ma façon, avec classe et distinction :

─ Tu sais ce qu’on dit ? C’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins. Personnellement je suis adepte de la qualité en opposition à la quantité. Mieux vaut sauter une femme cent fois que cent femmes une fois, pareil pour les hommes. Je ne vois pas en quoi pêcher à la ligne les conquêtes dans un bar ferait de moi un tombeur. Et puis… merci la réputation que j’aurais. Loin d’être le chaud lapin, je suis la tortue tu te rappelles ?

Et c’était vrai pour bien des choses.
Pas uniquement le fait de prendre son temps ainsi que de faire les choses à mon propre rythme. Ma carapace était épaisse et ma propension à m’y réfugier dedans pour éviter les maux était aussi une seconde nature. Jamie n’avait ni le pouvoir, ni même l’envie de me blesser. Elle était égale à elle-même, amusante, provocante. Même charmante quand elle n’avait pas les mains baladeuses ; point d’attouchements chez elle cependant, les bourses qu’elles vidaient étaient pleines de pièces.

Nous entrâmes ensuite dans l’endroit de son choix, avant de nous installer. Moi en parfait gentleman, je lui proposais ceci :

─ On partagera l’addition hein ? Puis après avoir pouffé de rire je repris : non je déconne c’est toi qui invites. L’homme dans toute sa splendeur. Je fis planer le suspens avant de conclure : bon allez, pour me faire pardonner c’est moi qui régale. Prends ce que tu veux, même un truc à bouffer tiens, ne serait-ce que pour faire disparaitre le gout du sang ; vu que tu n’as pas prévu un échange de salives avec moi, c’est la meilleure alternative que je peux te proposer.

Et d’un petit coup de patte dans le dos, j’invitais ensuite la demoiselle à s’installer où elle le désirait. Plaisantin toujours, mais jamais avare de galanterie quand je le désirais.

Coup de tête.
Genre, sérieusement ?

Elle en était réduite à ça la pirate ? Manque de bol pour elle, loin d’être l’individu le plus intelligent de ce monde, j’avais le mérite d’avoir une carapace épaisse. Résultat des courses, la victime de ce coup de sang, ce fut elle et personne d’autre. Je ne pus m’empêcher de dodeliner de la tête, exaspéré par ce comportement enfantin. Oui, oui, la charité, l’hôpital, tout ça.

Vinrent ensuite les allusions sur mon pouvoir de séduction et les conquêtes que je pouvais éventuellement ramener chez moi. En ce qui me concerne, je ne pus que lui offrir une répartie dont j’avais le secret, dans une déclaration pleine d’autodérision, signe évident que ces mots ne m’atteignaient pas :

— Dans mon lit peut-être, mais qu’en est-il de celui des autres ? Le confort du logis des autres est tout aussi appréciable que le mien, peut-être même plus. Qui sait, peut-être qu’un jour je viendrais réchauffer ta couche, quand nous en aurons chacun assez de cette solitude qui nous pèse chaque jour. Déclarais-je dans une voix théâtrale, signe évident que je me payais sa tête.

Ce fut de bonne guerre, l’un comme l’autre aimions-nous taquiner. Dans un sens, je préférais cela. Une personne qui avait du répondant, de l’humour et de belles formes en prime ? C’était toujours appréciable. Quand bien même, bien que l’on pouvait imaginer mon manque de galanterie au vu de mes propos, la réalité était ailleurs. Je préférais toujours une mocheté drôle et bavarde à une beauté sérieuse et silencieuse.

Quant à la pirate… elle répondait à de nombreux critères que j’aimais chez une personne. Femme ou homme confondus. Bref, la demoiselle accepta mon invitation à boire un coup, essayant d’user de son charme ; difficile de me duper avec un tel faux-semblant cependant, je me contentais de lui offrir une moue courroucée en guise de réponse à ses nouvelles provocations. Lui faisant comprendre ainsi que son petit jeu ne fonctionnait pas ; même si en mon for intérieur, j’espérais qu’elle fut sincère pour une fois, ne serait-ce que pour changer.

— Ah si. Tellement déçu si tu savais. D’ailleurs tu sais quoi ? Je vais aller me suicider après avoir payé l’addition ; ma vie est tellement insignifiante, je ne manquerais à personne, même pas à toi. Ah chienne de vie. Mensonge éhonté ; facilement détectable par la rouquine, jamais elle n’allait se laisser avoir. Je m’installais confortablement au même titre que mon acolyte à une table, lorsqu’elle me demanda sur quoi se porta mon choix de breuvage : du vin. Rouge, blanc, comme tu le sens. Tu sais quoi, je vais te laisser choisir ; voir si tu t’y connais un tantinet. J’espère ne pas être déçu.

Elle parlait de déception la rouquine ; pas comme tout le monde.
Ses propos évoquèrent une éventualité, son ton transpira l’inéluctabilité.

Ce qui ne manqua pas d’attiser ma curiosité, au-delà de m’agacer. Une pensée se promena dans tête, prenant de plus en plus d’ampleur. Si bien qu’à un moment je sentis qu’elle prenait trop de place pour la laisser continuer ainsi. Au lieu de gambader dans mon esprit ; il était préférable qu’elle sorte de mes lèvres. Avec Jamie, je n’étais jamais véritablement sérieux. Tout était plus ou moins sur le ton de la plaisanterie. Sirop de vérité dilué dans un verre d’eau rempli de conneries. Pas cette fois.

Abaissant le bandeau sur mes yeux au niveau de ma nuque, faisant tomber mes cheveux jusqu’alors maintenus par le tissu, je dévoilai mes mirettes azurées, la laissant admirer. Elle s’en fichait probablement, mais quand même, parfois ça faisait son effet.

— Pourquoi déçu ? Parce tu ne succombes pas à chaque fois qu’on t’offre un verre, une œillade aux allures de parade nuptiale ou un petit sourire de tombeur ? Donc, à force de ne pas baiser tu manques d’expérience ? Jamie, Jamie, Jamie… un soupir amusé et ça repart : tu sais, je pense qu’on a tous le droit d’être minable à un moment donné. Personne ne banalise l’exceptionnel, personne n’est parfait. Et le monde serait d’un ennui mortel si c’était le cas. Si tu estimes de ton prochain qu’il soit intransigeant… débarrasse-toi de cette idée toxique avant qu’il ne soit trop tard.

Conseil d’ami, livré avec honnêteté.
Sans frais supplémentaires.
Gentleman.

Sourire au coin des lèvres, pour lui montrer qu’une fois n’est pas coutume, mes propos étaient vierges de sarcasmes. D’un côté être minable ça m’arrangeait bien parfois. Tout le monde a été pathétique à en mourir un jour ou l’autre. Du moment que ce n’était pas quotidien… tout irait pour le mieux. Quant à la pirate, lorsque je lui proposai du vin, elle prétexta qu’elle ne buvait que du rhum. Cliché, mais amusant.

Mais laisser le choix de la boisson au hasard ? Quelle hérésie ! Du vin encore plus. Ça méritait la peine de mort ça. Une couleuvre que je ne pus avaler, malgré tout le charme qu’elle avait lorsqu’elle riait. D’autant plus que son doigt se posa sur une boisson bas de gamme. Non définitivement non, elle avait besoin d’un expert cette demoiselle. À la rescousse de la rouquine donc ? Oh que oui.

— Ah non, finalement ça ne va pas être possible. Je te propose un compromis. Tu choisis un bon rhum que je vais boire, moi un bon vin que tu vas boire. Et de temps en temps on fera un échange ? Question rhétorique en réalité je n’attendais pas qu’elle débattait avec moi. Ma décision était prise.

Je commandai auprès du serveur, pendant qu’elle fit de même, insistant bien d’un regard menaçant, preuve que ma décision n’était pas soumise à un débat. Appuyant celle-ci d’un petit trait d’humour au passage :

— C’est mieux de choisir les moments où l’on est minable. Le choix d’une boisson en l’occurrence ? Mauvaise idée. Eh, un petit truc à grignoter aussi. M’adressais-je au serveur avant de conclure : merci.

Un soupir de plus, soulagé d’avoir évité la catastrophe.
Puis les bras croisés, j’attendais.
Curieux d’entendre ce qu’elle avait à me dire.
Me doutant qu’elle n’arrêterait jamais de parler de toute façon.
Sur ce point, nous étions similaires.

La rouquine consentit à mon caprice.
À la bonne heure.

Je me voyais difficilement boire de la piquette qu’elle avait commandée par hasard ; surtout quand celui-ci tombait sur un breuvage imbuvable. Quant à mon marché pour la motiver de danser sur ma cadence, c’était de la manipulation simple, mais diablement efficace. Ou tout simplement un échange de bons procédés. Mieux ? Oui, beaucoup mieux même.

Le hasard, amusant ?
Je ne pus qu’objecter vivement :

— Parfois peut-être. Mais en ce qui concerne ce que j’ingurgite… je préfère que ça soit quelque chose qui reste dans mon estomac et qui ne fasse pas le chemin inverse qu’il a pris au départ. Un simple aller, plutôt qu’un aller-retour. C’est… préférable on va dire.

Coincé ?
Comment ça coincé ?
Que voulait-elle dire par là ?

L’image du bâton dans le postérieur sans doute. Comment lui en vouloir ? Bon nombre de mes compatriotes l’avaient enfoncé si profondément qu’on ne le voyait même plus dépasser de l’autre côté. Mais j’espérais sincèrement qu’elle ne parlait pas de moi ainsi. Il y avait une différence abyssale entre être guindé et être pointilleux sur ce qu’on avalait.

Quant à son petit coup d’épaule pour chercher la merde… elle voulait qu’on se tape ou quoi ? Avait-elle seulement conscience que je pouvais la briser en deux si je le voulais ? Sans doute que l’affrontement serait dantesque. Rien que d’y penser j’avais le sourire aux lèvres. Qui s’effaça aussitôt lorsqu’elle me posa une question venue de nulle part.

Ma première réaction fut le sarcasme :
— Que les gens changent ? De fringues ? J’espère bien sinon ça craint. Personnellement je change de caleçons tous les jours. Rire gras pour l’emmerder, puis les bras se croisèrent et la réflexion se fit dans le même temps. Pour une fois qu’elle était un peu sérieuse, j’honorai cet effort de sa part, répondant sans malice : je pense que les gens peuvent changer leur comportement, mais pas leur nature. Je pense que le naturel revient toujours même si tu veux prétendre le contraire. La vraie question c’est de savoir pourquoi. Pourquoi devrait-on changer ? Pour plaire aux autres ? Quel intérêt si tu ne te plais déjà pas à toi-même. Toi je te conseille de ne rien changer chez toi ma chère. Parce moi j’aime bien l’emmerdeuse que tu es. Et puis… pourquoi tu voudrais changer d’ailleurs ? Quelque chose te tracasse ?

Curiosité intrusive.
Mais quand je sentis qu’elle pouvait s’ouvrir à moi.
Sans savoir pourquoi je sautai sur l’occasion.
Parce que celles-ci se comptaient sur les doigts d’une main ?
Ouais… ça se tient.

« Je ne veux pas changer »
Tant mieux.
Elle n’en avait pas besoin.

Elle tenait parfaitement son rôle la rouquine. En tant qu’emmerdeuse on faisait difficilement mieux. Elle était belle et chiante, ça suffisait à mon bonheur mesquin. Pendant qu’elle parlait, j’en profitais pour en apprendre jusqu’à l’approximation de son âge. Eh beh dis donc… bien conservée la mamie. J’en oubliais presque qu’ici… ceux qui avaient un rôle le remplissaient pour l’éternité s’il le fallait.

Elle le capitaine.
Moi la tortue.

Néanmoins, elle avait raison sur un point : nous n’avions pas toujours été ceci. Ceux que nous étions actuellement. Nous savions que nous n’étions pas des natifs de ce monde ; que nous étions entrés par une autre porte si je puis dire. Qui étions-nous avant tout cela ? Est-ce qu’au moins nous venions véritablement d’un autre monde ? Comment le savoir tellement ces lointains souvenirs étaient flous. Tellement que je ne cherchais même plus à essayer de me rappeler.

Le regard tourné vers le présent et l’avenir.
Au mépris du passé.

─ Je ne sais pas Jamie. Je vais même être encore plus honnête, je m’en fiche. Le passé n’est plus. Il est derrière nous. Je n’ai pas envie de regarder derrière moi, sachant qu’il n’y a plus rien à voir. Tout a déjà été vu et revu. Ce qui est à venir en revanche est bien plus intrigant.

Puis la sincérité de cet échange s’échappa au profit de la légèreté de ces plaisanteries. Elle me donnait l’impression qu’elle voulait s’ôter un poids de ses épaules. Seulement elle ne faisait que retarder l’échéance. Avait-elle trop peur d’appréhender ses démons ? Ne savait-elle pas qu’affronter ce qui nous effrayait sans aucune aide était encore plus périlleux que ce qui provoquait cet effroi ?

Car elle détournait l’attention.
Me questionnant sur le vin, pour éviter de se questionner elle-même.
Et moi dans tout cela ? Que pouvais-je faire pour elle ?

─ Bonne question capitaine. Honnêtement ? La réponse est simple : je préfère les vins aux rhums. Avec le vin il y a plus de variété, plus de surprises. La couleur, le goût ; tout pour ravir mon palet raffiné. Bizarrement je suis encore plus tatillon sur le choix de mon eau-de-vie que sur les gens avec qui je couche. Je pourrais même décliner une invitation à baiser pour une bouteille de qualité supérieure. La bonne chair, la bonne boisson… c’est incomparable, même à un joli petit cul. Quoique… ça dépend du postérieur.

Puis j’imitais son clin d’œil mutin, profitant de mon verre avec enthousiasme avant de le tendre à ma compagnie d’un jour :

─ On échange ?