CARACTÈRE

---

Pour Chanel il n'y a rien de plus beau que les histoires - vraies ou fausses il se délecte des récits des autres inlassablement. S'il avait pu être un objet, il aurait rêvé pouvoir être un journal intime, berceau des songes d'autrui et des fantasmagories inavouées, jardin des secrets, arcane des illusions.
Il arrive toujours le sourire aux lèvres, la dentition entièrement dévoilée, le nez légèrement retroussé, les yeux plissés, presque disparus tant ses soleils sont éblouissants. La chaleur qui s'en dégage est pourtant froide mais rares sont ceux qui prennent le temps d'en approcher le bout des doigts. Chanel a cette gueule d'ange et ces propos gentillets qui font de lui un messager dont on ne reproche même pas la curiosité envahissante. Les questions s'enchainent ; il veut tout savoir, sur tout le monde. La vie de famille du boulanger du coin, le contenu de la lettre qu'il tend, comment se porte votre animal, quelle plante comptez-vous acheter, oh, est-ce que vous auriez quelque chose de beau à lui raconter encore ! Et il disparaît, avec vos histoires dans un sac à dos et dans la tête sans même que vous ayez pu vous intéresser à lui en retour.
Finalement, ne serait-il pas une sorte de capsule temporelle, ressource infatigable des savoirs les plus anodins ? Car Chanel n'existe pas en tant que Chanel - oublié assez vite, ignoré de la même manière, les anecdotes qu'il contera seront rarement les siennes et c'est à se demander si ce petit bout d'homme traverse bien royaumes et contrées seul avec son courage et sa détermination.

L'éthique n'entre pas dans ses paramètres et c'est sans doute ce qui résulte de ce caractère trop intéressé. Il considère les gens comme des bouquins et ne les traite pas bien pour eux mais pour lui-même. Opportuniste de toute évidence, il saisira toutes les offres tant qu'elles lui desservent et si un jour l'envie lui prenait de renverser le monde, Chanel pourrait s'acclamer monarque de lui-même sans aucun doute. Il semblerait pourtant qu'il ne cherche pas ces pouvoirs-ci ; son existence entière demeure un mystère et on préfère le croire simplet et idiot, trop souriant et trop immature pour opérer à la manière d'un manipulateur (vous risqueriez d'être surpris). Ses intentions sont floues, il sourit parce qu'il sait qu'avec la gentillesse on obtient davantage de confidence, il plaisante parce qu'il sait qu'avec l'humour on attise les sympathies et débride les plus timides, qu'avec l'empathie et la sensibilité découlent des liens forts mais factices pour ce semblant de grand coeur qui ne sait pas aimer.
Dans le fond, peut-être que tout l'indiffère et l'ennui ; à force d'arpenter le monde il se montre las des beautés de ses plaines, de la magie de ses forêts et de la vie de ses villes. Toute chose a une fin : le savoir également.Ses paupières se soulèvent, le rideau de ses cils s'élèvent et, aveuglé par l'épaisseur et la vivacité des bras solaires qui pourfendent les feuillages autour de lui, Chanel peine à accommoder sa vision. Dansent alors des silhouettes informes autour de lui, toutes faites de verts de bruns, maculées par endroits de sphères vives, rouges et roses - arbres, buissons, bois et fleurs lui apparaissent enfin après quelques secondes. Les sons lui parviennent à leur tour, oisillons chantants et plantes secouées par le souffle d'une chaude journée d'été - tout semble si quiet.
Ce n'est pas la première fois qu'il se réveille à cet endroit et il semblerait que ses jambes n'aient de cesse de l'y mener lorsqu'il n'a nulle part d'autre où se rendre, plus de livraisons à effectuer, plus d'aventures à commencer. Les alentours sont toujours pareils ; les mêmes parterres, les mêmes arbres, les mêmes espaces entre chaque élément, et surtout ce gros rocher sans caractère qui trône au beau milieu.

Et encore une fois, Chanel n'en décrochera pas son attention. Le regard vitreux, le sourire absent, il se demande : mais pourquoi tu sembles obséder mon inconscient, tu n'es qu'un vulgaire caillou ! pour finalement tourner les talons, sans un coup d'oeil par-dessus son épaule.
Si seulement un vulgaire caillou pouvait parler, l'histoire qu'il lui conterait serait l'apogée de toutes ses connaissances. Mais ça, lui, n'en a aucune idée.