Balthazar a du sang sur les mains. Il en a même jusque sur les bras, ça goute le long de ses muscles, entrelacs carmins qui décorent ses doigts griffus. Il soupire et essuie ses mains sur le tissu - presque - immaculé de sa tenue. Il se laisse tomber sur la chaise devant la porte de la petit boutique et presse la sonnette du bout d'une griffe, miraculeusement propre, il y a veillé.

Et il attend, il attend les petits pas pressés dans la boutique. Il attend l’exclamation mi-surprise mi-agacée de Susan quand il ouvrira la porte. La clé dans sa poche pèse lourd aujourd’hui, le combat a été harassant, on y a laissé un morceau de notre âme encore une fois. À force, elle finira par disparaitre la pauvre et il ne restera de nous qu'une coquille vide et folle.

Fou, il l'est déjà un peu finalement. Il sombre, comme eux tous ici à Wonderland.

Quand la porte s'ouvre, il lève ses yeux fatigués vers Susan et se fend d'un sourire qu'il espère assuré.

- Yo Sweetan.

Le surnom roule dans sa gorge rauque. Il s'affale sur la chaise un peu plus.

- Je passais pas là, je me disais que ça serait dommage de pas en profiter pour te voir.

Mais il n'y a pas de hasard, tu le sais, il y a ce sang sur ses mains, et ce regard fou et perdu. Il a encore cédé à l'appel de la violence et tout son corps tremble encore, envahi d'adrénaline, dopé comme un fou, comme le fou - de la reine - qu'il est.

Ça le fait rire. Il le voit dans ses yeux, l'agacement peut-être un peu l'inquiétude aussi. Tu es tellement droit Susan, tellement humain que ça nous foudroie à chaque fois qu'on le voit, à chaque fois qu'on te voit.

Pendant qu'on devient bestial, tu es l'humain qui nous charme, enfant du temps plus doux que n'importe qui d'autre. Balt le sait à quel point tu exècres sa violence et pourtant, il donnerait tout ce qu'il a d'elle s'il t'arrivait malheur.

Susan est sec, droit et procédurier. Balt laisse couler, habitué. Il récupère la petite serviette et essuie méticuleusement le sang qui goutte de ses bras. Le tissu se teinte de blanc. Quand il est enfin séché - certaines coulures restent incrustées dans sa peau - il se lève, immense face à Susan.

Il y a dans ses yeux une tristesse insondable. Ne me demande pas. Tu le sais. Mais il se contente d'éviter le regard scrutateur de l'autre et erre dans la pièce. Ses griffes entrent et sortent compulsivement de ses doigts. Il finit par les cacher et se tourne vers Susan, un sourire mauvais, moqueur sur les lèvres. C'est le sourire des jours noirs, des jours grincheux, celui qui déconne et désespère.

- Trop. Tu le sais.

Se battent dans ses yeux turquoises, le besoin d'en dire plus et l'envie de te préserver de nos vices atroces.

- Putain pourquoi tu demandes !? Tu sais bordel que c'est mort, qu'ils sont morts, qu'ils le sont tous alors que le seul qui le mérite c'est moi !

Le sourire disparait, hanté par la réalisation soudaine.

- Mais j'ai aimé ça Susan, j'ai aimé me battre et les entendre me supplier. Quelque part au fond de moi, je me suis senti bien.

On s'est perdu Susan, on s'est trop perdu loin de toi.

On le sait, Susan, que tu es froid et détaché. On le sait, on a l'habitude. Mais parfois, bordel, ça nous agace, ça nous énerve, ça nous enrage.

Balthazar ouvre pour toi les veines de sa honte, dégorge à tes pieds ses failles les plus sombres et tu ne dis rien. Tu ne fais rien. Il sait au fond, que ça te touche, que tu es là malgré tout que tu seras toujours là, plus humain que n'importe qui ici. Et c'est peut-être cette distance qui te préserve. Reste humain pitié Susan, mais tends moi la main, ne me laisse pas sombrer.

Il gronde, un grondement sourd qui n'annonce rien de bon.

- Mais putain Susan, mais putain. Je ne me sens pas bien. Je sais pas ce que j'ai aimé et tu crois vraiment que j'ai envie de me poser la question !? Tu crois vraiment que j'ai envie de réaliser à quel point ils m'ont changé.

Il laisse échapper un sourire enragé. Ses phalanges blanchies à force de les serrer. Il tire sur ses cheveux et baisse la tête.

- Laisse tomber, j'aurai pas dû passer, je vais t'en coller une et je vais le regretter toute ma vie.

Et dieu - ce bâtard - sait qu'elle est longue.

La main sur la poignée, il s'arrête, sûrement parce qu'au fond de sa poche, la clé pèse et le retient. Il soupire, avoue tout bas, brisé en deux, cassé en mille.

- J'ai aimé qu'ils souffrent autant que je souffre, j'ai aimé ne plus souffrir alors qu'ils agonisaient.

Je suis un monstre.

Je suis son monstre.

Ce simple contact, cette main sur son bras. Et Balthazar se retrouve (un peu). Il y a de la chaleur sur sa peau, à travers le tissu, de la tendresse quand Susan le pousse sur le fauteuil.

Balthazar le dévisage, béat, comme s'il le découvrait pour la première fois. Il boit ses paroles avec envie et désespoir. Susan ne donne pas de réponse, il pose les questions pour qu'on trouve les réponses. Mais Balt n veut pas trouver, il ne veut pas réaliser ce qu'il est en train de perdre. Il aurait beau venir chaque jour, chaque instant qu'il peut chez Susan, il a la sensation que rien ne l'empêchera de sombrer.

Quand on regarde dans l'abîme, c'est elle qui finit par regarder en nous.

Et désormais, l'abîme enlace Balthazar.

- J'ai perdu la clé.

C'est faux. Et Susan le sait tout autant. Mais la regarder lui fait mal maintenant, parce que le changement est irrémédiable.

Il s'enfonce dans le fauteuil et saisit la main de Susan entre les siennes. Ses griffes sont rentrées mais ses paumes sales de sang séché. Il avait besoin de contact, mais il sait à quel point son ami déteste sa saleté - sa violence - alors il laisse échapper la main avec un soupir.

- Pourquoi tu m'as pas encore viré Susan ?

Balt est calmé, perdu, froid et distant. Il fait dévier la conversation, assis sur ce fauteuil comme sur un trône, déchu de son humanité la plus pure. Il pourrit de l'intérieur, et toi que ça répugne, tu continues à te battre pour lui.

Pourquoi ?

Susan rattrape sa main, lie leurs doigts. Et Balthazar se perd sur cette vision. Peut-être qu'il y a encore de l'espoir pour lui ? S'il y a encore quelqu'un pour ne jamais le rejeter, peut-être qu'il pourra s'y accrocher. Mais, il n'ose l'avouer, il n'ose le reconnaitre, et s'il entrainait Susan avec lui, et s'il le blessait ?

Cette pensée lui est intolérable. Et pourtant, elle s'immisce toujours plus au sein de ses pires cauchemars.

Il sent les doigts de Susan parcourir son corps et il se laisse faire, lève les yeux au ciel. La vérité ne saurait échapper au regard du gardien de l'horloge. Et en effet, rapidement, la clé se balance au bout de ses doigts. Il la récupère d'un geste rageur, la serre dans son poing. Il entend ce que dit Susan, il l'entend parce qu'il lui a déjà répété mille fois.

Il jette la clé au loin, elle percute le mur et tombe avec un bruit métallique. Il prend la main de Susan et le tire vers lui. Ses bras entourent son petit corps et son nez vient se nicher dans son cou. Il est brusque, les nerfs à fleur de peau. Mais s'il a vraiment une place comme tu dis, alors elle est là sa place, avec toi contre lui, toi pour toujours.

Parfois il se rappelle qu'un jour tu disparaitras, tout fils du temps que tu es et cette simple idée le révulse. Ce monde déteste Balthazar, peut-être plus que Balthazar ne le déteste.

- Promis, la prochaine fois, je mettrai du parfum promis. Tu aimes quoi comme odeur ?

Réponds ce que tu veux, râle autant que tu veux, Balth ne te lâchera pas. Pas encore, il a besoin de te sentir contre lui. Pardon de m'imposer comme ça, de foutre le bordel dans ton organisation, pardon d'être ton chaos.

Et Susan lui rend son étreinte et Balthazar s'y perd. Et son coeur bat à mille à l'heure. C'est comme un plongeur en apnée qui redécouvre l'oxygène de la surface. Balthazar pourra se perdre dans mille draps, aspirer à l'amour de centaines de gens, il n'y que tes étreintes, Susan, pour lui apporter la vie, l'humanité.

Il aura pour toi une dévotion absolue, ordonne et il obéira. S'il a un roi, s'il a un maitre, ça sera toi et personne d'autre. Reclus loin de conflits, dans ta tour de l'horloge, peut-être que tu ne sais pas tout ça, que tu n'as pas conscience de cet amour, peut-être que tu ne réalises pas.

Et c'est sûrement mieux ainsi.

Balthazar n'est pas fait pour aimer, il est fait pour détruire après tout.

Alors il ne dit rien, il se contente de profiter. Il sent son coeur à nouveau battre, on esprit s'éclaircir. Il n'a pas meilleure opinion de lui-même, ses vêtements sont encore tâchés du sang de ses victimes, mais il est apaisé.

Dans le cou de Susan, il sourit, un petit rire. Oui, la forêt. Les légendes disent qu'avant, il était une bête sauvage et libre. Il ne sait pas, ne sait plus si c'est vrai. Mais l'odeur des résineux, la sève collante et les aiguilles craquantes, il y a dans cette nature indomptée, quelque chose qui l'attire infiniment.

Le sable, c'est toi, toi qui le décompte. Alors finalement, la meilleure odeur sera le sable.

Il relâche ses bras et se redresse, gêné soudain, de s'être emporté.

- O-Ouais la plage ... on peut si tu veux, je te suis.

Il tire distraitement sur une de ses mèches bleues. L'intérêt au creux de ses yeux s'est allumé. Oh oui, parle nous de toi Susan, parle nous des heures de comment tu répares des horloges et cire les milliers de rouages de la tour, parle nous de tout et de rien mais que ta voix nous berce.

S'il te plait.

C’est beau la mer, c’est si grand la mer. On s’y perdrait (comme on se perd nous). Elle est bleue, bleue comme le Bandersnatch. Il s’est délavé de toutes couleurs, s’il avait pu, il aurait rendu son sang noir. Pour que plus jamais le rouge ne vienne de lui.

Mais on sait aussi que le cercle de la violence est si solide qu’il en devient incassable. Une fois enfermé, on ne peut qu’avancer en priant pour ne pas déchirer les autres sur notre passage. C’est pour ça que plus d’une fois, Balth a songé à fuir, à te fuir Susan pour t’épargner ça. Mais il en est incapable. Il t’a dans la peau.

Les mains dans les poches, Balthazar suit Susan au bord de l’eau, les pieds sur les galets. Ça a des côtés paradisiaques ici, hors du temps (sans temps), on croirait presque que la guerre ne gronde pas derrière nous.

Et Susan parle de ses habitudes, réglées comme des horloges, à la seconde près, du temps (du père) qui a disparu. Et des royaumes. Tu dis que tu sais Susan. C’est étrange pourtant. Il y a un moment, tu ne savais pas. Tu ne savais rien et dans tes draps s’est alangui le cauchemar de Balth.

Il lève une main tendre pour effleurer la joue de Susan, la pulpe de son pouce passe sur la cicatrice comme un faux hasard. Avant, tu ne savais pas, et maintenant Susan ? Est-ce que tu connais le monde maintenant ? Tu le vois au travers d’un prisme qui nous est étranger, celui de la finitude.

- Rien n’est insignifiant Susan. Toutes les décisions ont des conséquences, tout le monde laisse une trace de son passage.

Il le dépasse, s’avance, le regard perdu dans le vide. C’est peut-être la mer qui l’apaise. C’est peut-être la sensation grisante d’être particulier, d’être le seul pour Susan, le seul à être ici. Peut-être que c’est pour ça qu’il a parlé, qu’il a entrouvert ce placard aux sentiments refusés.

- C’est débile de dire ça alors que je suis immortel. Mais putain Susan, je veux pas exister dans un monde où tu n’es plus là. Personne n’est insignifiant. Surtout pas toi.

Il a peur avant même que ça arrive, parce qu’il sait qu’il ne s’en relèvera pas, il s’est trop relevé, il a trop subi et ses genoux fléchissent.

Susan ne peut pas être insignifiant. C'est impossible.

Balthazar, tout immortel qu'il, avec ses éternités collées au corps, ses émotions atrophiées et sa vision floue du monde, ne conçoit plus son univers sans lui. Il n'imagine plus sa vie sans le poids d'une clé dans sa poche sans cette main qui vient échouer sur sa joue. En réalité, c'est pire que ça, l'envisager le terrifie. Parce que la folie, l'apathie et l'abandon finissent irrémédiablement par guetter les immortels.

La haine est un bon moteur, celui qui l'a fait tenir jusqu'ici. Mais on en découvre un autre, si beau, si fort, si humain, qu'on redoute le moment où il disparaitra. Parce que nous, être millénaire, on devra réapprendre à vivre. Et ça fait peur.

Susan rit. Et son rire est doux, il est tellement prêt pour ça. Il a déjà accepté cette idée. C'est lui qui va disparaitre et c'est Balth qui a peur. Drôle d'ironie. Celui qui ne craint rien a peur.

Il secoue la tête et referme ses bras sur le corps fin de Susan. Pour le garder auprès de nous, sentir sa chaleur, ses muscles, ses bras, son odeur à l'infini. Il n'est pas un héros, au contraire, il est le monstre à éliminer. Le perverti, celui qui s'est perdu dans le pêché, il a avancé trop loin pour pouvoir reculer. C'est comme ça.

On écoute et on cale Susan contre nous, on s'assoit sur les galets, le monde (c'est lui) sur nos genoux. Il est l'espoir qui a quitté Balthazar. Il croit en une fin heureuse, c'est vrai qu'avec l'infini, les probabilités disent qu'elle arrivera forcément. Mais on y croit pas, parce que rien a de sens ici.

- On est pas dans un livre Susan. Je suis pas un héros de guerre. Je suis un monstre de guerre.

Et il n'y aura pas de fin. Ce conflit a été créé pour durer à l'infini, les reines ne seront jamais satisfaites, les reines resteront avides et les créateurs continueront de rire depuis les confins du monde.

- C'est ce que tu dis, on ne retiendra que la violence, on ne retiendra que les morts, on ne retiendra que la guerre parce qu'il n'existera qu'elle.

Nous, les réincarnations, ne sommes pas maitres de notre destin, créés avec un but, nous avons un rôle dans ce monde, une place bien précise, tout comme les entités complètent le puzzle, le complexifient à l'infini. Seuls les natifs n'existent que pour et par eux-mêmes.

Tout ça, il le murmure caché dans ton cou, litanie qu'on refoule souvent tout ça. Il a perdu l'énervement et le désespoir dans ta douceur. Il n'y a que Susan pour le voir comme ça, que lui pour apprivoiser la bête en lui.

- Je ne veux pas me faire voir, je ne veux plus de versions si tu n'es pas là pour les voir. Si ta trace est invisible ailleurs, pour moi, elle a rendu des couleurs à un univers beaucoup trop rouge. Tu m'as réappris le monde.

Il ferme les yeux.

Très fort.

Pour effacer les aveux, la fragilité mais surtout, pour effacer le vide à venir.