Étrange, papillon.
Pourquoi s’était-il dirigé d’abord vers « elle » ?
Pourquoi elle et pas une autre ?

Inexplicable et pourtant, Crowe se dirigeait bien vers le manoir plutôt que vers sa propre demeure. Et ce fut vers « elle » qu’elle voulait d’abord se tourner, sans pouvoir expliquer pourquoi exactement. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais été véritablement en odeur de sainteté auprès d’elle ; les deux créatures se jaugeaient encore. L’une prouvait petit à petit sa valeur, l’autre était prête à la carboniser au moindre impair.

Mais de cela… la bretteuse n’en ressentait aucune peur. À vrai dire si… mais pas celle qui vous glaçait le sang, plutôt celle qui provoquait ce petit frisson ayant un goût de reviens-y. Et nous le savions tous, la traqueuse ne vivait que pour une chose et une seule : la moindre sensation forte glanée.

Quant à cette femme, mieux que quiconque depuis son retour… provoquait ce frémissement que la bretteuse adorait ressentir. Mais elle ne venait pas que pour ça, elle venait aussi pour lui montrer quelque chose. Quelque chose dont elle-même ne comprenait pas encore la signification ; elle se disait qu’elle pourrait peut-être l’aider.

Idée saugrenue.
Mais cela ne l’arrêta pas pour autant.

Elle vint à la cheffe de la brigade, vêtue d’un haori indigo aux motifs floraux noirs de jais ; hakama ébène mêlant confort et esthétisme. La touche finale fut cette barrette carmine à la forme lépidoptère pour attacher solidement sa chevelure. Toujours élégante, raffinée, toujours tirée à quatre épingles. Et dire qu’elle se battait avec cette même tenue avec laquelle elle se présentait à tout le monde.

Katana solidement attaché à sa ceinture, elle pénétra alors dans le manoir, cherchant sa supérieure du regard pendant quelques secondes. Voyant qu’elle ne la trouva pas, elle passa au plan B : amplifier ses sens afin de capter son odeur. Il ne fallut alors pas longtemps pour retrouver sa trace, celle-ci flânant dans une pièce du rez-de-chaussée.

Très vite, elle pénétra dans celle-ci et annonça sa présence en s’éclaircissant la gorge. Une fois le regard brûlant de la brunette posé sur la mercenaire, celle-ci s’inclina respectueusement, comme le voulait le protocole qu’on lui avait inculqué depuis toute petite : courbette solennelle, mains jointes devant la taille.

Elle brisa rapidement le silence ensuite :
— Je dois te montrer quelque chose.
Et cela ne pouvait pas attendre.  

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Elle y trouva la cheffe de la brigade.
Tranquillement installée.
Dégustant son breuvage.

Puis elle reporta son attention sur la bretteuse, sourire léger, mais sincère. Elle semblait contente de la voir pour une raison que même l’épéiste ignorait ; elle n’avait de toute façon pas le temps ni l’envie de chercher à savoir, son « problème » était bien plus important que tout le reste.

La première question qui lui vint à l’esprit fut un peu saugrenue, mais Crowe n’esquissa pas le moindre sourire cette fois. Elle se contenta d’avancer doucement vers elle, le visage dénué d’émotions, comme souvent avec elle. Mais par courtoisie, elle répondit toutefois à l’interrogation :

— Aujourd’hui tu veux dire ? Non. Mais la journée n’est pas terminée alors… qui sait. Tout en s’exprimant, elle fixait la belle du regard, presque comme si elle la toisait, presque comme si elle la défiait.

Point d’insolence pourtant.
Point de provocation.
C’était simplement dans la nature de cet animal.
La créature n’avait peur de personne.

Pire encore, ce qu’elle craignait était aussi ce qu’elle aimait le plus ; ce rush d’adrénaline, c’était ce que la traqueuse adorait par-dessus tout. Se battre pour survivre, toiser la mort en la regardant droit dans les yeux… il n’y avait pas de meilleure sensation.

Et ce fut aussi grâce à cela qu’elle découvrit quelque chose d’étonnant. Son cops avait changé. Ses limites n’étaient plus les mêmes. Et elle se devait de le montrer à quelqu’un, ne serait-ce que pour y donner un peu de sens. Debout face à Babylone, elle reprit la parole, toujours d’un calme olympien, toujours sans la moindre variation dans la voix :

— Il y a quelques jours en revanche, j’ai effectivement eu l’occasion de prendre quelques vies. Mais il s’est passé quelque chose que je pensais jusqu’alors impossible. Quelque chose que je dois te montrer. Si ça ne t’embête pas, une fois que tu auras fini ta tasse, tu veux bien m’accompagner à l’extérieur ? Prends ta tasse avec toi… ça sera parfait pour une petite démonstration. Ne t’en fais pas, je ne vais pas lui faire de mal.

Et enfin un sourire alors qu’elle passait une main dans sa chevelure, réajustant sa barrette au passage. Elle en profita également pour en faire de même avec son haori. Même une tueuse assoiffée de sang comme elle détestait lorsque les pans de son vêtement ne tombaient pas parfaitement.   

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La déception d’un instant disparut au profit de la curiosité.
Crowe avait rapidement capté l’attention de Babylone.
Il ne tenait qu’à elle de la conserver.

Car elle avait besoin d’elle pour son expérience. Elle avait besoin de quelqu’un de dangereux ; elle était la personne parfaite pour mener à bien cette expérimentation. Fort heureusement, elle l’accompagna sans faire d’histoire à l’extérieur, toujours intriguée par le comportement de la bretteuse. Curieuse et amusée.

Très vite elles se retrouvèrent à l’extérieur. L’un profitait de l’air frais tandis que l’autre s’appuyait contre l’une des sources de lumière d’Halloween City. Ici, on ne pouvait compter sur la faveur du soleil pour éclairer. La lumière artificielle était toujours là. Qu’importe. Pour la traqueuse cela n’avait aucune importance, elle était parfaitement à l’aise dans la pénombre. Plus que n’importe qui d’autre.

─ J’ai peut-être un peu exagéré en évoquant l’impossible. Le vrai mot serait plutôt : improbable. Moi mieux que tout le monde je devrais le savoir, l’impossible est un mot à rayer de mon vocabulaire. Surtout ici, à Wonderland. Surtout après tout ce que j’ai vu.

Mais il y avait des limites qu’elle pensait ne pas dépasser.
Les limites de son corps, de ses sens.
Elle avait maintenant repoussé les deux.
Et elle se demandait pourquoi.
Et surtout, comment ?

Et la réponse était simple comme bonjour, grâce à celle qui se tenait devant elle. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était aussi dangereux qu’insensé. Mais Crowe n’avait jamais reculé devant le danger. Pire encore… c’était ce qui la stimulait le plus au monde. Cependant, elle fournit toutefois un semblant d’explication à la cheffe de la brigade avant d’aller plus loin.

─ Le corps humain à ses limites. Limites qu’il ne peut normalement pas dépasser à volonté. Il y a une limite à notre endurance, notre force, notre vitesse. Mais en de rares occasions, pendant un court instant, on peut être plus fort, plus rapide, plus concentré. Grâce à l’une des émotions les plus puissantes que l’on peut éprouver : la peur.

Certains sont paralysés par elle.
D’autres s’en servent comme d’un moteur pour se surpasser.
Crowe avait bien retenu les leçons de son mentor.
Elle n’avait jamais oublié.

La peur de mourir avait déclenché en elle quelque chose d’inédit. Désormais à l’instar de ses sens, elle n’était plus régie par les mêmes limites que le corps humain apposait à sa propre utilisation. La solution était toute trouvée. Pour recréer ce phénomène qu’elle avait vécu, il lui fallait des conditions similaires à la première fois.

Babylone était la clé pour déverrouiller le verrou des limites de son corps.
Et Crowe étant Crowe… elle allait lui demander de l’aide de la manière la plus saugrenue possible.

─ J’aime quand un challenge est corsé. Ce que je vais te demander est simple : lance ta tasse aussi haut que tu le peux. Moi, je vais aller la chercher à une hauteur qu’aucun autre humain ne pourrait l’atteindre. Si je n’y arrive pas… petit sourire amusé alors qu’elle sentait petit à petit l’adrénaline monter alors qu’elle imposait sa condition à son interlocutrice : brûle-moi vive.

Elle la regardait droit dans les yeux.
Sourire aux lèvres ; tremblante d’excitation.
Elle était sérieuse.
Mortellement sérieuse.

La bretteuse ne reculait devant rien pour obtenir ce qu’elle voulait. Et bien qu’elle imaginât que Babylone allait se montrer réticente à cette idée ; elle espérait qu’elle lui faisait suffisamment confiance pour faire ce qu’elle lui avait demandé.

Ici à Wonderland, il n’y avait rien de logique, rien d’impossible. Il n’y avait que des fous qui faisaient d’innombrables folies pour des raisons inexplicables. Crowe ne faisait pas exception à la règle… c’était peut-être l’une des pires en ce sens.

Il ne fallait jamais oublier à quel point elle pouvait devenir folle elle aussi.

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Douce folie.
Une « meilleure » idée, qu’elle dit.

Le sourire formé sur ses lèvres ne souffrait d’aucune ambiguïté quant à lui. Babylone avait elle aussi, cette même folie latente en elle. Et tandis que Crowe le visage presque défiguré par un rictus aliéné sautillait sur place avec impatience, son esprit dérangé s’amusa à imaginer ce que la cheffe de la brigade avait prévu pour elle.

La courbe de croissance d’une épéiste telle qu’elle avait toujours connu des hauts et des bas. Mais avec cette nouvelle capacité, Crowe avait l’unique opportunité d’aller plus loin. D’imaginer. Se visualiser dans un futur où elle aurait enfin dépassé son potentiel maximum.

Avec des bases solides, un peu d’intuition et d’imagination, il suffit d’une étincelle pour transformer quelqu’un. Tu es cette étincelle… Babylone.

« Tu vas attraper cette tasse et courir pour ta vie en même temps. »
Elle éclata d’un rire discordant, dérangé avant de hurler de cette même voix déformée par l’excitation qu’elle ressentait :
— J’adore ton idée, ma belle !

Elle vit la tasse s’envoler, puis le jet de flamme arriver vers elle. Vite, si vite qu’il ne tint qu’à un réflexe presque inhumain pour l’esquiver. Plus que le réflexe, le mouvement fut lui aussi fulgurant ; plus qu’il ne l’avait jamais été. Une rapidité qui n’appartenait pas à une personne normale.

C’était à la fois désespéré et calculé. Cette danse parfaitement exécutée pour échapper à la mort, alors qu’elle se rua en direction de la cheffe, presque comme ci elle voulait lui arracher le cœur. Deux prédatrices en pleine action.

D’un bond félin lui aussi d’une hauteur inhumaine, la traqueuse fit parler son effroyable agilité alors qu’elle attrapa la tasse tout en retombant quelques secondes plus tard non loin de la cheffe de la brigade. Puis il ne fallut que d’un dernier bond pour qu’elle se plaçât face à elle, alors qu’elle posa l’objet dans le creux de la main qu’elle avait saisie. La fierté se lisait sur son visage.

Mais plus que la fierté, la folie également, alors qu’elle se trémoussait, comme si elle était incapable de contrôler son corps, comme si elle avait expérimenté l’extase que l’on ne pouvait normalement retrouver qu’après un ébat langoureux.

Sa voix s’en retrouva dissonante alors qu’elle s’exprimait :
— Ahlala… ça ne va pas du tout. Elle poursuivit alors qu’elle éclatait une nouvelle fois de rire, à croire qu’elle en redemandait : j’ai failli mourir… encore. Elle continuait de glousser, puis reprenait : ce désespoir, ce risque, c’est tellement bon. Et sans prévenir, son autre main se posa sur la joue de son interlocutrice alors qu’elle semblait dessiner ses traits en les effleurant de ses doigts : tu ne voudrais pas y goûter toi aussi ?

Elle fixait la cheffe droit dans les yeux. La toisant presque de ses saphirs alors qu’il semblait qu’un éclair venait de les traverser. Une flamme brûlait en elle, aussi ardente que celle qui avait failli la brûler. Elle fixait Babylone alors que son visage encore rougit par l’excitation, se déforma une fois de plus dans un rictus azimuté.

— Moi… je ne peux plus m’en passer.

Toujours friande de nouveauté, d’une nouvelle folie. Crowe semblait presque provoquer celle qu’elle était censée craindre, presque éviter. Mais la traqueuse ne fuyait pas face au danger, elle ne détournait jamais le regard. Face à l’effroi, elle n’avait qu’une réponse : l’affront. Si bien qu'elle en oublia la hiérarchie alors que ses lèvres vinrent déposer un baiser sur la joue de son interlocutrice.

C’était imparfait, presque maladroit. Mais ça me suffit. Je vais pouvoir me donner à fond dans ma propre interprétation de mes talents. Merci… Babylone.

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