Démarche conquérante, aucune d’hésitation dans les pas.
Cadence soutenue, signe évident de ma condition physique toujours optimale, en témoignait les exercices quotidiens pour la maintenir à un niveau proche de la perfection. En ce monde il n’y avait rien de parfait, si ce n’est ma reine, ma déesse blanchâtre. Moi j’étais juste heureux de pouvoir respirer le même air qu’elle.

Et pourquoi donc une telle démarche, pourquoi se pavaner comme un paon alors que j’allais juste chercher une baguette à la boulangerie ? Mystère mystère, personne n’était en mesure d’apporter une réponse à la question précédemment posée. Pas même la principale intéressée : la tortue que j’étais.

L’odeur du pain chaud, senteur flattant mes sens, dorlotant mes narines comme peu de choses pouvaient le faire. Il en fallait peu pour être heureux. Il y avait toujours des moments comme ça, des moments où je me trouvais dans une situation étrangement familière, sans être capable de mettre le doigt sur la raison de cette impression de déjà-vu. À force, je n’y prêtais même plus attention, mais la sensation revenait parfois, me perturbant l’espace de quelques secondes avant de passer à autre chose.

Et sur le chemin du retour, je remarquai quelque chose d’à la fois intrigant et amusant. Un tableau que j’intitulais : « le banc des opposés » ; en effet, à chaque extrémité se déroulait une scène aux antipodes de sa voisine. Un couple qui se bécotait tellement bruyamment que même moi j’étais en mesure d’entendre les bruits de bouche, de langue bref, les deux passaient vraisemblablement un bon moment.

Aucune idée de ce que le garçon attendait de sa dulcinée avec une telle salade de langue, s’il continuait ainsi il allait explorer les moindres recoins de la glotte de sa petite-amie. Explorateur fouillant la grotte, espérant trouver un trésor ; à mon sens s’il continuait ainsi il allait lui manger un aphte.

Moi j’observais cette toile cocasse, la baguette sous le bras, mangeant quelques bouts, attendant de voir quelle serait la réaction de l’autre extrémité du banc qui ne semblait pas particulièrement amusé par la parade nuptiale se déroulant non loin de lui.

Une remarque d’abord, normal y’avait des endroits plus appropriés pour se bouffer entre eux. Le couple, pas coopératif pour un sou, reprit ses échanges de fluides de plus belle tandis que moi je murmurai dans ma barbe ; toujours diverti par la situation :

— Allez encore un effort, tu vas finir par avaler la langue de ta conquête gamin si tu continues comme ça.

Et puis.
C’est à ce moment-là qu’elle revint de nouveau : cette sensation de déjà-vu. Lorsque de la bouche du petit brin émana ce qui semblait être une citation, vu la manière solennelle avec laquelle il s’exprima. Et ces mots résonnèrent en moi, comme un écho lointain, comme une bouteille jetée à la mer qui avait enfin atteint sa destination : moi.

Mon corps bougea instinctivement vers lui, sans que je puisse expliquer pourquoi. Happé par la curiosité. L’individu le remarqua, me posa une question que j’ignorai. Les deux tourtereaux me gênaient, je décidai alors par pur caprice de les virer de là afin d’être seul avec celui qui m’avait adressé la parole. D’abord avec diplomatie :

— Barrez-vous. J’ai menti. Oh ! Vous êtes sourds ? Barrez-vous j’ai dit. J’avais leur attention, mais l’autorité pour qu’ils dégageassent ? Non pas encore. Alors je montais le ton d’un cran leur faisant comprendre que je ne plaisantais pas : la seule façon pour vous de rester ici c’est en étant inconscients, à vous de voir. Les attouchements, ça va bien cinq minutes. Continuez comme ça et c’est moi qui vais vous toucher, vous allez voir, j’ai un certain doigté, vous allez m’en dire des nouvelles.

Rien de tel que de lancer un malaise pour les faire déguerpir. Une fois les deux adolescents bien loin de moi, je m’installais confortablement sur le banc, baguette sur les genoux, continuant de la dévorer, si bien que j’en aurais terminé avec elle avant de rentrer chez moi. Et puis mon attention se reporta sur celui à qui je voulais véritablement parler :

— Répétez ce que vous venez de dire à l’instant. Pas la question idiote sur le banc, mais ce que vous avez dit après avoir tenté de ramener cette jeunesse en perdition à la raison.

Étrange sensation de déjà-vu que je voulais revivre une fois de plus.
Essayant de donner du sens à cela.  

Faisait-il semblant ou exprès de ne rien comprendre ?
Pas question de répéter pour autant, j’avais parlé suffisamment distinctement pour que ma requête ne souffrît d’aucune ambiguïté. Il n’y avait pas de place au doute et encore moins au débat. Ordre nimbé d’un halo de supplique, comme on enrobait le chocolat de la pâte d’un gâteau. Et au final, il ne fut pas si long que ça à la détente le nabot.

Certes, c’était impoli de me référer à lui ainsi ; mais la montagne ne s’excusait jamais auprès de la colline de ce dont la nature lui avait fait don ; celle-ci avait été généreuse avec moi, avec lui… disons qu’il fallait de tout pour faire un monde. Mais je m’égarais.

L’attention toujours focalisée sur lui, j’attendis patiemment qu’il daignât répéter cette déclaration qui avait provoqué cet étrange émoi que je ressentis en l’entendant parler. Vestige d’une époque révolue ? Simple impression de déjà-vu comme tout le monde en expérimentait des centaines le long d’une vie ? C’est ce que je m’en allais découvrir.

Et ça me reprenait encore, cette sensation.
Pourquoi… pourquoi ces mots provoquaient en moi autant de réceptivité ? Ce discours m’était inconnu. Je supposais que ce n’était que des bribes d’un ouvrage ? Des citations d’un livre qu’il connaissait par cœur ? Mais plus que le fond de son verbe, il y avait la forme. Je ne comprenais pas pourquoi elle me paraissait si familière.

Et il prononça alors un mot : « catholique ».
D’un coup, le rythme de mon palpitant s’emballa.

L’espace de quelques secondes, un battement plus rapide et plus fort que les autres. Encore une fois, cette idée folle que ce qu’il me disait avait un sens particulier pour moi. Pourquoi ça me préoccupait tant ? Aucune idée. Mais je m’en allais découvrir le fin mot de l’histoire.

L’œil inquisiteur ne manqua pas de remarquer les œillades qu’il fit à mon casse-croûte. Pour le récompenser de sa coopération, je lui jetais un bout de pain, comme un os à un chien. Bon toutou. Je ne pus d’ailleurs m’empêcher de l’embêter, bien que ce fut la première fois que je le rencontrais :

— Bon garçon. Oui, je sais que c’était un homme, mais laissez-moi-le taquiner en paix. Vous avez bien mérité une petite récompense. Je vous propose un marché, cher inconnu. Vous m’en dites plus sur cette fameuse croyance et je vous paie une baguette entière. Qu’est-ce qu’un catholique ? Les citations que vous récitez, ça vient de quel ouvrage ? Je suppose que vous… vous venez de l’autre monde c’est ça ? Et surtout, dernière question et c’est sans doute la plus importante de toutes alors j’ai besoin de votre inébranlable attention… petite pause dramatique et la connerie arriva : je peux vous emprunter une cigarette ?

Voilà, c’est dit on en parle plus, on passe à la suite.

« Vous avez l’art et l’éthique de la politesse mh… »
Ironie quand tu nous tiens.

L’homme consenti à « m’instruire » je ne pus empêcher le sourire narquois se formant sur mes lèvres. Oh oui ! Ô illustre inconnu, que tu consentis à me rendre moins bête qu’hier, mais quelle chance, quelle opportunité en or. Devais-je m’agenouiller devant lui pour le remercier ? Oui… moi aussi je savais manier l’ironie quand je le voulais.

Pour une raison évidente cependant, je gardai le silence. Déjà pour le remercier de la cigarette qu’il venait gracieusement de me donner ; mais également parce que je sentais que le prochain affront serait de trop.

Les mots fusèrent au même titre que les interrogations qui se baladèrent dans mon esprit. Des mots qui résonnèrent en moi dans un écho inaudible, incompréhensible. Elle était là, encore. Encore. Cette sensation de déjà-vu. Bible, ancien et nouveau testaments. Pourquoi j’avais cette impression de savoir de quoi il parlait ? Pourquoi ces mots provoquaient en moi cet émoi que je ne comprenais pas.

Tandis que j’inhalais et exhalais la fumée de la cigarette coincée entre mes lippes, je songeais à ce que l’inconnu me disait. Le dieu unique ? L’humanité qu’il a enfantée ? Qu’était-ce donc que ces sornettes ? Il n’y avait qu’une déesse dans ce monde, c’était la reine. Ma reine. La plus belle, la plus forte. Celle qui nous guidait depuis le début, qui continuait et continuera à le faire jusqu’à la fin des temps.

L’étranger parlait pourtant avec une telle conviction.
Certain que ce qu’il baragouinait était la vérité.
Catholiques ? Encore un mot qui me fit réagir.

J’avais déjà entendu ça. J’en étais certain. Mais où, quand ? Il n’y avait qu’une seule explication plausible. Quant à sa question, je répondis en toute sincérité cette fois, point de sarcasme :

— Il n’y a point de dieu, mais une déesse. La reine blanche. Attention à ce que vous dites par ici étranger… je ne tolérerai pas qu’on médise sur la royauté que j’aime en la mettant en concurrence avec une divinité dont personne ne semble avoir vu la couleur. Le ton était donné. Point d’agressivité, mais une fermeté sans appel. Puis, toujours guidé par ma curiosité, je repris, questionnant l’inconnu : vous… vous êtes l’un deux c’est ça ? Ceux qui viennent de l’autre monde. Je n’en rencontre pas souvent, mais vous devez forcément l’être. Je suppose que le dieu unique, son concept… il vient aussi de votre monde ?

Et si j’avais cette étrange impression d’avoir déjà entendu ça quelque part alors ça voulait dire que… moi aussi ?
En y repensant, est-ce que j’avais toujours été la tortue ?
Parle encore étranger. Dis-m’en plus. Je veux savoir.

« Entre chic types »
Pauvre de lui, il n’avait pas idée…
Comment lui en vouloir ?
Tout le monde oubliait ce dont j’étais capable.
À force de me voir si calme et décontracté.
Tout le monde avait oublié.

Pourtant je ne fis pas la fine bouche, bien au contraire, acceptant la cigarette gentiment tendue d’un signe de tête reconnaissant ; oubliant cette moue moqueuse qu’il me servit. Je n’étais pas là pour chercher querelle, mais pour apprendre.

Mes conseils – menaces – furent écoutés par l’inconnu ; il prétexta qu’il n’oserait dire du mal de la royauté à laquelle je suis dévoué. Tant mieux, ça m’aurait embêté de lui faire du mal alors que jusque-là il n’avait commis aucun impair. Mais l’homme semblait intelligent, il semblait comprendre la dévotion qui animait les gens comme nous. Les loyaux à la couronne blanche.

Puis il fouilla dans ses affaires, me tendit un carnet : « tenez »
─ Qu’est-ce que c’est ?

Recueil de psaumes ? Ancien Testament, la Bible. Des mots qui résonnèrent une nouvelle fois en moi sans que je ne puisse comprendre pourquoi. Ils avaient cette saveur particulière… comme un plat que l’on n’avait pas mangé depuis des années, si bien que l’on en avait presque oublié le goût. Il me donnait l’occasion d’étancher cette soif de connaissance qui était la mienne. Raison pour laquelle, je ne me contentai pas d’un simple signe de tête en guise de remerciement cette fois :

─ Merci. Ceci est un emprunt. Dis-je en saisissant l’objet. Le rangeant ensuite dans la poche de mon pantalon, réservant la lecture à un autre moment plus propice pour le faire. Je vous le retournerai quand ma curiosité sera enfin satisfaite.

Malgré mon habitude d’être assez frivole et souvent impétueux avec le monde qui m’entourait, j’étais sincère. Comme une promesse de le revoir une fois que notre conversation s’achèvera. L’homme confirma ensuite ce dont je me doutais : un alice.

De mon côté, je n’avais rien contre eux. Non mieux : je m’en fichais éperdument. Il n’y avait que ma reine et ses désirs qui m’importaient. Si un jour on m’ordonnait de les traquer et les tuer pour la satisfaire, personne ne sera plus zélé que moi. Mais là… l’étranger n’avait rien à craindre de moi, tant qu’il se tenait correctement.

Celui-ci continuait son petit cours improvisé. Sur ce « dieu » unique. Créateur, bourreau, père, gardien… moi ne je pus m’empêcher de penser que le CV était impressionnant ; qu’un être était capable d’être autant de choses à la fois… c’était perturbant et enivrant à la fois. Tous autant que nous étions, osions nous prétendre que le pouvoir ultime n’était pas un fantasme inavoué ? En ce qui me concernait… ce genre de pensée m’avait souvent traversé l’esprit.

Le seul problème étant… à quoi bon vouloir façonner le monde si l’on ne savait pas comment ? Quelle forme lui donner, de quelle vie le peupler ? Trop de responsabilités ; que pour rien au monde je ne voudrais endosser. Je me contentais de ce que j’étais.

Ce que j’étais…
Né ici, comme le demandait mon interlocuteur ?
Je n’en avais pas le souvenir.
Je ne me souvenais que d’être la tortue.
Tout le reste était nébuleux, aussi insaisissable que la fumée que je crachais.

─ Pace. Pace Hamper Tortoise… tout le monde me surnomme la tortue. Enchanté… Camael. Main tendue vers lui, j’attendis qu’il s’en saisisse pour lui offrir une poignée chaleureuse, avant de reprendre, répondant à son interrogation du mieux que je pus : je ne sais pas si je suis né ici. Je ne pense pas. Je sais que je suis ici depuis… depuis très longtemps. Plus de deux-cents ans si ma mémoire est bonne. J’en viens à un point où je ne calcule même plus. Ce que je sais c’est que vos mots sonnent à mes oreilles comme une mélopée que j’ai déjà entendue quelque part. Une mélodie que l’on connait sans savoir le titre de la chanson à laquelle elle est associée. C’est ce qui m’a poussé à venir vers vous. Dites-moi… la façon dont je m’exprime, cet accent qui est le mien. Vous l’avez déjà entendu quelque part, dans votre monde ?

Moi je m’exprimais ainsi depuis toujours.
Si bien que je ne me souciais même plus de son origine.
Mais si Camael avait la réponse à cette question…
Hein ? Je… je ne sais même pas l’effet que ça me ferait.
Mais je veux le savoir.

Une religion appartenant au monde des alices.
Si en moi je ressentais un tel écho… cela ne pouvait dire qu’une chose.
Que je venais de ce monde moi aussi.

Sans doute que j’étais quelqu’un de totalement différent que maintenant. Mais qui ? Et qu’est-ce que je faisais de ma vie là-bas ? Que de questions dont je n’aurais probablement jamais la réponse… si bien que je me demandais alors si ça valait vraiment le coup de me questionner. Cet homme me forçait presque à le faire, avec tout son savoir sur les alices et leur monde ; savoir qu’il partageait avec moi.

Les alices s’oubliant devenaient des entités… c’était bien connu de tous ceux qui s’intéressaient un tant sois peu à eux. Il était de toute façon presque impossible de savoir qui était quoi au premier regard… ce n’était pas marqué sur leur front. Wonderland portait véritablement bien son nom, il fallait l’admettre.

Puis l’homme me parla alors de mon accent ; sans doute français. Quelle torture de ne pouvoir l’affirmer avec certitude ! Et pourtant à l’évocation du nom du pays, je sentis comme un picotement à l’intérieur de moi, comme si mon corps cherchait à me parler. Une telle réaction pouvait-elle dire qu’il était dans le vrai ? Au final… était-ce vraiment important ? Maintenant que nous étions ici… cela ne changeait rien de savoir ce qui se passait dans ce monde-là.

Et pourtant, cela n’apaisa pas ma curiosité pour autant.
— La France, le Portugal… le continent européen ; je vois. Est-ce que ces deux pays sont proches l’un de l’autre ? Des voisins peut-être avec un peu de chance ? Comment se passe la traversée des frontières là-bas ?

Puis je remarquai un soupir.
Le regard du brun semblait nostalgique.
J’en ouvrais presque une chose essentielle.

Ces souvenirs à lui devaient encore être bien frais. Lui ne s’était pas oublié, lui n’était pas devenu comme moi : une entité. Puis il m’en dévoila un peu plus ; sur mon supposé pays d’origine et ce qui le rendait célèbre dans le monde. Et par ce qu’il disait, je compris qu’il était très certainement dans le vrai. Mes habitudes correspondaient au mode de vie de ses habitants. Je les avais donc gardés… elles étaient tellement ancrées dans mon être que sans même savoir pourquoi je faisais tout cela… je le faisais machinalement.

— Ils aiment aussi le vin ? En ce qui me concerne, j’adore ça. J’ai même une cave chez moi, remplie de vins différents. J’ai un vrai palet pour ça d’ailleurs. De même que pour la nourriture, je suis très méticuleux dans la façon dont je cuisine et dont je choisis mes ingrédients. Vu tout ce que vous me dites… il y a de fortes chances que je vienne de là. Fascinant.

L’homme me proposait alors de me prêter un ouvrage, représentant quelques paysages de ce fameux pays. Était-ce seulement par pure bonté ou avait-il dans l’optique de me revoir en me proposant une petite carotte au passage ? Toujours est-il que je fus enthousiaste à cette idée :

— Avec plaisir. Tant qu'on y est… ne m’en voulez pas, mais j’ai l’impression que vous avez une certaine nostalgie de votre pays d’origine. Si vous voulez… je pourrais essayer de vous cuisiner une spécialité de là-bas ? Si vous me donnez quelques détails sur les ingrédients utilisés et la façon dont on cuisine le plat, je pourrais essayer. Je suis toujours friand de nouveauté.

Et je savais recevoir.
Mieux encore, c’en était même devenu une fierté.
Être un hôte que mes invités appréciaient, afin de les faire revenir.
Presque une spécialité.
Le charme à la française ?