Errant près de la porte, la grande porte, celle qui a vomi son chaos sur le monde, l'inondant d'alices.

Enfin, le chaos était déjà bien là, bien ancré au fond de nous, présent dès la création, désormais ce qu'on attend c'est la destruction. Que les règles volent, que les têtes tombent, que les couronnes se brisent, que les reines meurent.

Que la Reine meure.
Qu'on lui coupe la tête.

Quant au Roi ...
On y pense pas, on l'oublie, on l'ignore, on le refuse. On renie cette nuit, cette nuit la plus belle de toutes, la plus amère de toutes.

À l'orée de la forêt du mouvement, une silhouette et d'un regard, d'un coup d’œil on la reconnait, on la voit. On sait qu'il entend tout, perçoit le moindre battement la moindre accélération. Alors le cœur se tait et ne s'emballe pas. Les griffes chuintent et on réprime mal l'amertume qui s'infiltre.

Il n'y a plus rien pour toi que de la rancœur,

Romeo.

Et alors qu'on s'avance, qu'on le distingue de plus en plus, alors, le cœur s'accélère, ce traitre, ce lâche, cet idiot.

- Qui es-tu ?

Rien de plus à mes yeux qu'une victoire malsaine sur Juliette.
On a perdu la tendresse, on a perdu l'amour, on a perdu la raison.

Non, en effet, il n'a rien oublié. Il n'a rien oublié de tes caresses durant cette nuit, il n'a rien oublié des mots susurrés contre les lèvres avides, il n'a pas oublié les cris après une griffure, il n'a pas oublié la tendresse dans ce regard et jamais, jamais de rancœur. 

Mais surtout, ce qu'il n'a pas oublié, c'est l'abandon.

On a pas oublié l'atroce sensation de se réveiller seul, les draps froids aux côtés et les gardes débarquant dans la cabane pour le traîner devant la Reine. Alors non, Romeo, on ne t'a pas oublié, on a juste oublié qu'on t'a sincèrement aimé.

Balth ne dit rien, le toise d'un air froid. Il tente de garder un contrôle sur ses battements de cœur, feindre l'indifférence. Mais il y a cette colère sourde qui gronde et monte, ce noir marasme amer qui bouillonne. 

Un sourire tordu vient étirer ses lèvres.

- Ça te plairait hein ? Que j'en ai quelque chose à foutre de toi ? 

Il s'approche, il n'y a plus qu'une respiration entre vous. Mais Balth est meurtrier, amer et il n'y a rien en lui qui rappelle la tendresse d'autrefois. Griffes sorties se posent sur une jugulaire offerte.

- Pourquoi je me préoccuperai de toi ? Est-ce que toi, tu as pensé à moi quand tu es parti ? 

Rire nerveux, les griffes se crispent contre la peau (peau qu'on a dévoré avec tellement de passion, peau qu'on rêve de déchirer).

- Non, évidemment pas. Baiser un coup et me laisser essuyer les pots cassés, la colère de Juliette et l'humiliation de m'être laissé avoir.

Tu réalises à présent, Romeo ? Comme cette nuit, si merveilleuse soit-elle, a condamné nos sentiments, a empli le Bandersnatch d'un poison malsain.

On s'est imaginé des dizaines, des centaines de fois ce qu'on ferait quand on te retrouverait. On s'est dit qu'on te tuerait, qu'on te jetterait aux pieds de la Reine. Qu'elle te fasse souffrir comme elle nous a fait souffrir. On s'est dit qu'on te haïrait et qu'on te déchirerait.

Parce que la vengeance n'a pas de prix.

Que les remords s'abandonnent et disparaissent.

Et pourtant, face à toi, on entend que notre cœur qui bat profondément dans les tempes. La colère grondante, la rage brûlante et pourtant, les siècles ne parviennent pas à effacer la tendresse.

Balthazar s'est accroché désespérément à cette idée, à l'idée qu'il n'avait été qu'un jouet, qu'un bref passe temps. Un moyen, le dernier, de provoquer Juliette avant de fuir. Parce que c'est plus facile de haïr, c'est plus facile de détester.

La route du Bandersnatch est pavée de traîtres. Ce n'était qu'un de plus. Une évidence.

On aura le droit au bonheur quand le monde ne serait plus qu'un champ de ruine, on aura le droit de vivre quand on aura le droit de mourir.

Et la voix douce de Romeo égraine les mots et eux viennent se planter dans le coeur pourri de Balthazar. Une part de lui meurt d'envie d'y croire, meurt d'envie de saisir à nouveau ces lèvres si tendres. Et l'autre ne souhaite que récupérer sa dignité perdue, reprendre le contrôle de ses émotions.

Les griffes se changent en poing.

- Tais toi. Ferme ta gueule.

Le coup chope le roi à la mâchoire et le jette au sol. Balthazar, empereur de la colère pose un pied méprisant sur le torse à terre de celui qui fut son amant (amour).

- Ferme ta putain de gueule. C'est trop facile. Beaucoup trop facile. Te pointer des siècles après en disant que tu regrettes.

Ricanement malsain qui se transforme en rire, en rage. Que meurent les émotions, que meure ici le roi et ses erreurs.

- J'vais te crever. J'vais te crever putain, te faire regrette d'être parti.

Que les remords te bouffent et te perdent. Et les coups à nouveau pleuvent.

SUPPLIE LE OU MEURS.

Cette résilience dans tes yeux, ce regard qui affronte la colère du Bandersnatch. C'est terrifiant, on t'a tellement habitué à mourir de sa main que tu t'offres à lui.

Balthazar serre les dents, son pied appuie un peu plus contre la cage thoracique du roi. Il aimerait la briser, entendre les os craquer et les poumons de gorger de sang. Mais il n'en fait rien.

Parce que s'il tuait Romeo (encore), il deviendrait un peu plus ce qu'on attend de lui. Ce qu'elle attend de lui. Et ça lui donne envie de gerber. Et lui, lui qui pardonne encore et encore. Tu es trop bon pour être un roi.

On le sait, les rois sont fous, les reines sont dérangées, rien ne va. Ce sont des tyrans à peine masqués. Que fais-tu parmi eux ?

Les immortels sont souvent sereins face à la mort, ils l'ont accueillie tant et tant de fois. Romeo plus que les autres, Romeo plus que tous est parti pour revenir. On ne compte plus les fois où son sang sur nos griffes a disparu dans la lumière dorée.

Je t'aime

Les yeux du Bandersnatch s'écarquillent. Un sourire tordu vient étirer ses lèvres. Non non non. C'est impossible, il n'a pas le droit, pas après tout ce temps, pas après tout ça.

Balthazar se laisse tomber sur le Roi, à califourchon sur lui, ses griffes plantées dans le sol meuble. Un rictus effroyable déforme son visage entre colère pure et perdition absolue. Un rire malsain s'échappe de ses lèvres.

- Non, non Romeo t'as pas le droit de dire ça maintenant. C'est trop tard. Trop tard tu entends ? Comme pour tout. Arrête de mentir, arrête putain.

Sa main se referme sur la gorge du roi, ses griffes percent la peau doucement. Le poison, lentement, se répand. Douleur sourde pour le moment, latente.

- Tu mens.

Parce que c'est plus facile.

- C'est trop tard.

Les dents serrées à se les briser, Balthazar aimerait enfoncer ses griffes, te tuer, faire baisser ce putain de regard trop droit. Il aimerait ne jamais avoir entendu ces mots.

C'est plus facile de haïr que d'aimer.