Le souffle court, la respiration si sèche qu'elle en déchire la gorge. C'est une brûlure si intense qui sévit sur tout son corps. De ses muscles à ses articulations, de ses poumons à ses yeux. Il court, Judas, sans savoir où il en trouve la force. C'était donc ça, la survie. C'était donc ça, vouloir vivre. Lui qui n'avait attendu que d'en finir. Lui, qui a couru ventre à terre dès qu'il a vu tes flèches.

Merde, merde, merde, merde

Il s'appuie sur les troncs pour se donner de l'élan, il s'écorche sur tous les pièges que la forêt tend devant lui. Il fuit. Sans direction précise. Sans plan en tête. Les idées tournent, mais n'ont aucun sens. Les pensées fusent, mais il ne parvient pas à se calmer pour les entende. Le cœur qui tambourine. La peur. La vraie. La même que ce jour-là. La même que quand on est mort, la dernière fois. Ce fut un instinct bien plus profond que tout le reste. Il ne voulait pas, Judas. Il ne voulait pas connaître de nouveau cela. Alors il avait poussé sur ses jambes et avait fui. Il ne saurait pas dire depuis combien de temps, il s'agite et s’évertue à ne pas ralentir le rythme. Tout son corps lui hurle qu'on va céder. Tout son désir de survivre répond qu'on en a rien à foutre. Et pourtant, il finit par s'effondrer, Judas. Misérable, vomi presque tant l'effort le pousse à bout. Et il se déteste. Et il rampe.

Merde, merde, merde, merde

Pourquoi lui ? Pourquoi ça ? Quel est donc ce pays de fou furieux où ont traque les passants ? Un pays pas si différent du sien, en vérité. Mais à l'heure actuelle, Judas est plus prompt à insulter qu'à philosopher. Il doit rejoindre la ville, un habitat, quelque chose. Il doit vivre. Il doit putain de vivre. Il a fallu attendre que tu tires la première flèche pour qu'il comprenne qu'il irait subir l'éternité plutôt que d'avoir la volonté de se tuer.

Et quand il s'appuie de nouveau sur un tronc salvateur pour se relever de nouveau, il entend le sifflement meurtrier de ton arme. Tu es là. Tu n'as pas cessé de courir toi aussi. Il ne doit sa survie qu'à la panique qui le pousse à plonger sur le sol. Les coudes qui s’écorchent. Mais qu'importe.

— MAIS T'ES QUI PUTAIN ?

Il ne regarde même pas la flèche plantée sur sol. Il trouve un nouveau souffle, se relève, chancelle et court. Court. Encore. Toujours.

Il le sait. Aussi fataliste et terrible que ce soit, il le sait. Le rapport de forces est trop important, ta supériorité trop grande. Il sait, tu vois, reconnaître un combat perdu d'avance. Pourtant, il court encore, Judas. Énergie du désespoir ou instinct animal, il ne saurait le dire. Dans son crâne, résonne des idées brouillonnent, des cris bestiaux, des envies brutes. Il court en sachant pertinemment qu'il ne fait que repousser l’inévitable. Il court, en espérant un miracle. Car après tout, ça ne pouvait pas se finir maintenant, n'est-ce pas ? Car après tout, il ne voulait pas que ça se finisse comme ça.

Et quand il trébuche de nouveau et vient heurter le sol, car la flèche a planté la jambe, il l'attend encore. Il l'attend, ce miracle, cette apparition salvatrice, ce hasard heureux. Il l'attend, aussi désespérément qu'un enfant le soir de Noël. Il l'attend. Mais personne ne vient. Aucun bruit suspect, aucune voix étrange, rien. Rien que tes pas. Rien que sa douleur. Rien que la peur. Et ses mains gantées qui se crispent autour de la plaie.

— M'APPROCHE PAS !

Il se traîne Judas, ignore la douleur pour reculer, encore et encore, maintenir la distance aussi futile soit-elle. Mais tu es rapide, tu n'es, il le remarque, même pas fatigué. Et ça le frappe, tu vois, à quel point il était déjà condamné avant même qu'il ne te remarque. Wonderland est une terre sauvage. Une seconde vie ? Tu parles. Ça ne valait pas la peine d'espérer pour un pays pareil. Au final, c'est aussi pourri que chez lui, ici. Il y a la même folie, les mêmes vices. Et c'est peut-être toi qui as fait naître la haine profonde, Elias. Ce sont peut-être tes yeux qui iront le pousser dans l'amour d'Alastor et de son anarchie que dans la promesse d'un quotidien plus tranquille avec Theodosius. Parce qu'à cet instant, il vous hait, tous, sans distinction. Ce pays, vous, tout. Et s'il pouvait tous vous purger à coup de flammes et de cris, il le ferait, sans hésitation. Oui, c'est peut-être là, qu'il a commencé à devenir un traître, Judas.

— DÉGAGE, PUTAIN DÉGAGE !

Et ça vient repousser d'un geste fiévreux et fou ton bras. Ça recul en grimaçant, ça en pleurerait presque. Pourtant plus que de la peur, c'est de la haine qu'on peut lire dans ses yeux.

Tous. Tous.
On vous détruira tous.
Putains de fous.

Monstre. Vous êtes tous des monstres. Des fous. Des pourris. Vraiment, le monde réel n'a rien à vous envier. Des sadiques. Des tarés. Et on comprend que pour survivre, il n'y a que deux moyens possibles : se vendre à un fou encore pire ou en devenir un. Peut-être les deux. Oui, Elias, on fera les deux. On vendra notre âme au croquemitaine pour ne plus jamais avoir à être en position de faiblesse face à des gens comme toi. On deviendra fou nous-mêmes parce qu'ici, la survie n'est qu'à ce prix-là. On deviendra le monstre que votre société veut qu'on soit. Oui, ce ne sera jamais de notre faute, Elias. C'est vous, ça a toujours été vous. Vous créez vos propres monstres. Il se jure, Judas, d'un jour devenir le tien.

Et alors qu'il tremble, misérable, tes mains sur sa peau qu'il lui donne envie de gerber, ta voix qui agresse jusqu'à ses sens les plus intimes, il veut ta mort, Elias. Il veut ta chute, Elias. Il veut te voir tomber et dépérir. Il veut vous voir ramper comme des chiens. Vous rendre coup par coup. Parce que vous savez, il en a assez. Une vie entière à être cet animal de compagnie docile qui ne sait exister. Ici, à Wonderland, il découvre ce que c'est que d'avoir de la fierté. Il veut exister, aussi misérable soit le fait d'exister quand on est une âme aussi dépendante que lui. Mais il veut exister oui. Pour la première fois, Judas veut satisfaire cet ego qui jusque-là n'existait pas. Cet ego qui n'aurait jamais dû exister.

— Vas te faire foutre.

Sa seule défense face à toi qui lui domine et lui qui est désespéré. Il ne peut aller nulle part. Il est mort. Il est foutu. Autrefois, il aurait abandonné, mais aujourd'hui, il se rebelle. Ça pulse de la plus terrible des manières. Non, Elias, on n’ira pas crever pour toi. Il lui semble, Judas, que cette amertume lui vient d'une vie dont il ne se souvient pas.

Et quand tu empoignes la flèche, il y voit l'espoir fou de te blesser. Ne serait-ce que d'écraser l'espace d'une seconde ta fierté. Alors d'un coup qui le fait grogner de douleur, il remplit sa jambe intacte avant de la tendre avec force. Envoie son pied sur ton genou avec toute la violence dont il est capable. Et ta main lâche, alors il empoigne à son tour ta flèche et la tire en hurlant. Brandis l'arme poisseuse de son sang, prêt à te planter comme un chien fou.

— APPROCHE ENCORE FILS DE PUTE ET JE TE PLANTE !

Ça aurait été moins misérable si son visage n'était pas déjà trempé de sueur et de larmes.

Brandis sa flèche comme on brandit une lance. Il a dans les mains une arme peu impressionnante, mais à son contact, il se sent puissant. Il peut te planter, maintenant. Il peut te rendre les coups, trancher la chaire, déchiqueter chaque fibre de ton être pour en faire jaillir des fleuves couleurs rubis. Lui, qui déteste tant la saleté, est pourtant prêt à se salir dans la pire des manières. Et le pire, Elias, c'est qu'au-delà du dégoût, il y aura aussi le soulagement d'avoir réduit au silence un adversaire, d'avoir été une proie suffisamment bonne pour mettre à mal le prédateur. Oh oui, Elias, il pourrait se laisser tenter. C'est tellement bon, tu vois, de des fois dominer.

Mais sur ton visage, il y a le sourire, il y a des expressions étranges qui ne collent pas. Parce que tes yeux, tes yeux Elias, hurlent des messages contradictoires. En lui, tout s'alerte et si ses traits sont marqués par la surprise, il ne lâche pas sa précieuse flèche pour autant. Non, Elias, c'est trop simple, beaucoup trop simple. Tu caches quelque chose, tu veux poursuivre le jeu. Il tente de sentir cet instinct qu'il a depuis son arrivée ici. Cette espèce de don. Celui de sentir, de savoir, quand le mensonge est là. Et ça résonne en lui plus fortement encore que la douleur qui pulse dans sa jambe. Menteur. Oui. Elias. Tu mens.

— Je baisse que dalle espère d'enculé, toi recule !

Il tremble, mais est prêt à te crever s'il le faut. C'est même la dernière chose qu'il fera, aucune importance qu'on meurt tant qu'on t'emporte aussi, Elias. Brandis plus dangereusement encore cette arme de fortune, la seule chose grâce à laquelle il n'est pas encore mort, il pense. Doucement, alors que ses yeux lancent des éclairs et que ça te hurle de prendre de la distance, il recule. Se traîne, lentement, toujours ses yeux rivés sur toi, persuadé qu'au moindre signe d’inattention, tu l'achèveras. Il se traîne oui, jusqu'à trouver un arbre sur lequel prendre à appui. Une fois debout ça crache au sol avec violence. Il ne te croira jamais, Elias.

— T'ES SOURD FILS DE PUTE, J'AI DIT RECULE !

Disparais. Laisse-nous en paix. Laisse-nous jusqu'au moment où on ira prendre les armes pour venir te faire la chasse.

— T'es un putain d'homme mort... Me croise plus jamais. DÉGAGE !

C'est bien pour ça qu'il hurle. Parce que malgré l'énergie qu'il emploie à creuser la distance toi, tu ne bouges pas. Statique, menaçante, cette ombre qui persiste et dont on sait que le danger peut surgir à tout moment. Fou, Judas, quand il te voit. Quand il constate que tu es encore là. Comme on t'attend à te voir t'élancer, comme on a peur, car on sait qu'on ne pourrait pas l'emporter. L’écart de force beaucoup trop important. Prends seulement maintenant conscience d'à quel point vous êtes sans pitié et d’à quel point il est faible, Judas.

Comme on te déteste. La flèche toujours brandie. Crache encore des insanités, comme-ci sa voix avait le pouvoir à elle seule de te repousser. Recule encore, un pas, puis deux, puis trois. De son autre main ça touche incertain ce qu'il y a derrière. Frôle de ses doigts les plantes, les arbres. Mais continue de s'enfoncer, encore, toujours. Puis soudain tu te dérobes à son regard, disparaît. Tremble, Judas, pas assez naïf pour croire que tout va se finir comme ça. Attends encore quelques minutes à reculer doucement, tout doucement. Guette le moindre bruit, le moindre indice de tes mouvements. Et quand enfin, on semble ne rien percevoir, il prend sur lui, respire un grand coup, et tourne des talons pour courir. S'enfonce toujours plus profondément, Judas. S'enfonce sans se retourner. Boitille sous la douleur qui pulse dans sa cuisse, mais qu'importe. Se traîne le plus rapidement qu'il peut. Parce qu'il sait, Judas, que tu n'es pas loin. Et il court encore, cherche un abri désespérément. Dans un vague moment de conscience, il se laisse guider par le bruit de l'eau. C'est ici qu'il faut aller, pour brouiller les pistes. Probablement un petit ruisseau (n'a aucune idée qu'il s'agit d'une rivière profonde). Se traîne, grimaçant, insultant, jusqu'à sortir du couvert des arbres, transpirant, pour se rendre compte que la sainte eau est à 10 mètres plus bat et qu'il est dans une impasse.

Et c'est alors qu'il réalise, Judas.
Que tu avais gagné.
Car tu es le chasseur.
Et lui est et restera toujours la proie.

Foutu. Et ça le frappe encore plus quand tu te dévoiles, évidemment, tu n'as jamais cessé ta chasse. L'occasion était trop belle, donner le dernier sursaut d'espoir avant le coup de grâce. Tu dois aimer ça, toi aussi, n'est-ce pas ? La pleine satisfaction d'avoir écrasé tout espoir ? D'avoir joué, si bien joué, que la proie finit par s'offrir presque reconnaissante qu'on en finisse. Il pourrait, Judas. Une partie de lui a envie, Judas. On pourrait tomber à genoux, attendre la flèche divine qui apporte l'absolution. Ce serait peut-être même la plus sage des décisions. Pourtant, ce n'est pas ce qu'il fait, Judas. Il tourne des talons, contemple le vide, l'eau en bas, cette foutue eau. Il devrait abandonner, mais décide de ne pas le faire. C'est stupide. C'est fou. Mais c'est peut-être ce qu'il a toujours été, au fond.

La colère le prend. La fierté le prend. Quitte à mourir, on ne te fera pas le plaisir que ce soit par ta main. Quitte à crever, on va nous-mêmes se jeter. Parce qu'il est aussi comme ça, Judas, aime perdre en ayant la satisfaction de rendre vos victoires amères. Il est petit comme ça, Judas. Il est misérable comme ça, Judas. Il est dangereux pour ça, Judas.

Alors sans un mot pour toi ça court une dernière fois et ça saute. Ses jambes qui rencontrent le vide, son corps qui rencontre la gravité. C'est la chute. C'est l'euphorie d'en finir. C'est l'euphorie de te voler ta propre joie, Elias. Et quand son corps rencontre l'eau, il laisse le destin choisir de comment il finira. En l’occurrence, étalé sur les berges quelques heures plus tard. Blessé, fiévreux, mais bien vivant.

Pour notre plus grand malheur à tous.