Une histoire millénaire que la vôtre, aux flancs tachés de sang et de rancœur, taillée dans des éclats de voix qui se disputent sans fin leur droit d'exister, à eux et à vos destinées entrelacées, l'une embrassée et l'autre abhorrée – car vous êtes tous deux absolus, sans condition, certains de détenir une vérité que les années n'ont pas érodée.

Pourquoi une telle hargne ? Elle ne comprend pas, tu sais, en dépit de tout ce que tu as pu dire. Pourquoi employer une telle virulence à repousser l'inéluctable, à refuser l'évidence ? À réfuter ce qui est, pour se lamenter sur ce qui était ? La pensée la tourmente encore, malgré le passage des siècles. Et comme bien souvent lorsque cela se produit, ses pas finissent par la mener vers tes quartiers, comme conscients du dilemme et désireux d'en défaire les nœuds.

Dans l'encadrement de la porte elle t'observe un temps sans rien dire, le regard pris de ce flou qu'on réserve aux vieilles connaissances. Tu l'ignores sans doute, tant la haine obstrue les sens, mais elle éprouve du respect à ton égard. Tu es, comme elle, né de la volonté des maîtres de ce pays, un être pur et indéfectible ; et tu arpentais le monde bien avant elle. C'est sans doute l'une des raisons qui l'empêche de se décourager, qui l'empêche de t'abandonner, cette hiérarchie aux faux-airs de famille qu'elle appose sur vous et vos semblables.

finit-elle par susurrer.

Là où, auparavant, elle aurait pénétré sans gêne dans ton antre, la prudence qu'on tire de malheureuses expériences la tient désormais à la porte. Elle n'en minaude pas moins pour autant, ses lèvres sombres allongées en une moue taquine qui sied à son ton léger, et qu'elle seule saura apprécier.



C'est fatiguant, tu sais, de changer d'enveloppe.

Voilà des siècles que vous jouez cette scène, elle à ta porte dans ce rôle de voix de la raison qu'elle s'est assigné, toi dans celui du nœud de colère sourd à ses propos. Les choses semblent dépourvues de la moindre issue positive, et pourtant, elle recommence sans cesse – elle se présente dans tes quartiers comme l'oiseau de malheur qu'elle est, la mine avenante et la langue avide de dialoguer. La constance de son entreprise lui appartient, mais il est certain qu'elle y emploie la détermination de ceux qui ne parviennent pas à obtenir ce qu'ils souhaitent.

L'absence de cris aux premiers mots apparaît comme une surprise qu'elle goûte avec reconnaissance : peut-être aura-t-elle davantage de succès que d'ordinaire, aujourd'hui. L'acide de la remarque ne l'atteint pas – comment pourrait-ce être le cas, quand cette apparence décriée porte l'affection de la Reine ? En guise de réponse, elle éclate de son rire caquetant et lance d'un ton réjoui :



Il n'y a rien de vrai là-dedans : se dissocier de la peur millénaire qu'elle inspire lui est inconcevable. Que serait-elle sans cela ?

Devant la rudesse de l'appellation, elle fait claquer contre son palais une langue réprobatrice.



La menace est curieuse, formulée tous sourires, appuyée d'une main aux doigts prêts à claquer – au pouvoir prêt à s'activer. Elle n'a toutefois pas de réel fondement, car ce n'est pas se repaître de ta peine qui l'attire, mais le désir de comprendre.



Le questionnement est presque sincère, aussi calme et intéressé que conscient des foudres qu'il va s'attirer.

Tes insultes ne l'atteignent plus. Cela fait des siècles qu'elle les provoque, et les a liées à ton langage aussi sûrement que la tendresse qu'elle te porte, à toi son aîné, son adelphe éternel. C'est une triste histoire que la vôtre, en vérité, pleine de rancœur et d'incompréhension, et pourtant ourlée d'affection, à sa manière – avec ses surnoms et ses propos roucoulants et son entêtement à revenir à la charge comme s'il lui était inconcevable de t'abandonner, peu importe les coups de griffes que tu pourras lui infliger.

Alors elle ne relève pas le nom d'oiseau, qui du reste tient davantage de la réalité qu'autre chose, et c'est une peine douce mais innommable qui glisse sur ses traits et étouffe le contentement joueur dont elle s'était enveloppée jusque là.



Tu sais bien, malheureux que tu es, où se situe son allégeance, à qui revient sa loyauté, et une éternité de fraternité ne saurait supplanter son respect pour les ordres royaux. Cette triste entrave doit rester à sa place, mais elle peut la rendre moins lourde, si tu le désires – et rêve même du jour où elle aura su passer au travers de ta rage pour toucher la raison, et te faire appréhender cette vérité que tu t'obstines à refuser, dans laquelle l'ordre des choses t'apparaîtrait comme une évidence, libre de la moindre chaîne.

La menace est là, les griffes murmurent, mises au jour, mais elle approche néanmoins, lentement, un gage de paix perceptible dans toute sa démarche. Avec calme, elle s'affranchit de ton désespoir sarcastique et tâche, une fois de plus, d'insuffler du sens.



Un soupir las, presque imperceptible, s'échappe d'entre ses lèvres noires.



C'est avec une inhabituelle douceur qu'elle égrène ses mots à la passion dévote. Puis, en silence, elle tend la main, paume vers le ciel, désireuse de te libérer de cet enfermement que tu t'infliges, mais pleinement consciente de la manière dont sera accueilli le geste.

Cette main tendue, elle savait en la lui présentant qu'elle serait malvenue, balayée d'un revers de la paume – vecteur de colère. La brûlure de la cigarette lui arrache un frémissement au coin des lèvres qu'elle se garde bien de laisser s'étendre, refusant d'accorder la satisfaction d'une réaction trop expansive. Elle se contente de secouer délicatement la main pour y chasser cendre et mégot en émettant un petit soupir.

Si tu savais, Balthazar, ce qu'elle donnerait pour étouffer cette colère, panser cette hargne vulgaire, pour que tes sourires ne soient plus emplis de cette fierté blessée ... Pourquoi donc refuses-tu à ce point cette raison qu'elle ne demande qu'à t'offrir, cet ordre des choses qu'elle a accepté depuis longtemps déjà ?

Cette arrogance sauvage lui plaît, la séduit, même ; c'est bien une preuve qu'au fond tu es toujours là, même si tu te débats. Un sourire refleurit sur ses lèvres noires, tendrement amusé, et c'est en reprenant sciemment tes mots qu'elle te réplique :



Un pas en avant, les yeux levés sur ce visage qui la toise de toute sa hauteur.



Ceux-là même à qui tu brûles certainement de demander des comptes, quant à ce triste destin qui est le tien. À cette idée, elle éclate de rire. Ces deux-là se sont-ils jamais souciés un jour du devenir de leurs créations ?

Encore un pas de plus, et la voilà dans ton espace vital, si proche que vos souffles s'entremêlent et que le tissu de vos parures menacenent de s'effleurer.

elle chuchote.

Voilà des siècles que vous vous côtoyez, des siècles qu'un simple pli se dessinant dans le visage de l'autre renferme des mots qui n'ont aucun besoin d'être prononcés. De la même manière, il y a des réactions traçables à l'avance, des phrases dont on peut effleurer le contenu avant qu'elle ne soit prononcées, forts des innombrables conversations qui jalonnent l'éternité. Jubilee a pleinement conscience que ses propos te feraient tiquer, mais les tient néanmoins, par fidélité envers elle-même et ses convictions. Cela fait bien longtemps que vos opinions sur ce sujet divergent, et peut-être encore plus longtemps qu'aucun n'est parvenu à ranger l'autre de son côté.

Attristée, elle secoue la tête pendant un instant, les yeux brièvement fermés. Bien que prédictible, le désaccord ne lui plaît aucunement.



Ta certitude, ta dureté la peinent. Ses souvenirs, faux ? Jamais. Sa conviction est inébranlable, et elle ne s'en séparerait pour rien au monde, de ces tristes réminiscences de son début d'existence ; de l'obscurité, du vide et de la terreur qui ont précédé le sens offert par la Reine de Cœur à la créature perdue qu'elle était. Comment prêcher le contraire ?



Et puis, c'est plus fort qu'elle, elle éclate de rire. Les échos dissonants qu'elle produit résonnent dans les moindres recoins de la pièce alors qu'elle goûte encore ce qu'elle vient d'entendre. Moi, Bandersnatch, je n'ai eu besoin de personne pour construire ma légende. Les larmes aux yeux, elle tâche d'étouffer son rire en plaçant la main devant sa bouche.

elle s'esclaffe, amusée.

Elle glousse encore, les épaules secouées par quelques légers hoquets, jusqu'à ce qu'elle sente ta main dans ses cheveux, et que toute trace d'hilarité s'envole. Cette fois c'est la contrariété qui s'étend sur ses traits, et elle coupe court au contact en te chassant d'un vif revers du poignet.



La voix est froide, emplie d'une colère sourde. Elle se souvient encore quand elle a découvert votre liaison, et serre les dents : sa rage, ce jour-là, était terrible.

Ses discours n'obtiennent pas un mot, pas un démenti, seulement une rage muette mais assourdissante, et dans son orgueil démesuré, elle choisit de prendre ce silence hargneux comme une victoire, comme une confession imprononcée qu'elle a vu juste, qu'elle a su orienter ses propos là où il le fallait – ni liberté ni légende ne sont de mise, simples illusions dérisoires auxquelles s'accroche une psyché qui refuse sa condition. L'oiseau de malheur s'estime gagnant, et ressasse une satisfaction que les siècles ne sauraient éroder. Mais la bataille change, les armes diffèrent, et une grimace à la fois douloureuse et agacée se dessine sur ses lèvres noires alors que la tension sur sa chevelure se raffermit. L'ordre l'amuse, une exclamation presque dédaigneuse s'échappe de sa gorge blanche, ombre d'un éclat de rire.



Mais elle obéit malgré tout, et surtout malgré elle lorsque l'attaque prend une forme nouvelle, se fait plus personnelle, plus insidieuse. Le collier qui crépite en guise d'avertissement fait écho à sa mâchoire qui se serre, preuve du déplaisir jaloux qui l'envahit, preuve que la pique a fait mouche.



Le déni change de camp. Les dents manquent de grincer lorsque la griffe effleure sa joue, pleinement joueuse et moqueuse. Peu de mots suffisent pour que la fierté soit foulée au pied, et elle demeure immobile, tremblante de colère, poings serrés – jusqu'à ce que ce soit trop. La limite de ce que l'ego peut encaisser a été franchie, et alors que son menton se relève sous une poigne dure, les lèvres à un souffle d'écart, un rictus rageur vient froisser son visage pâle tandis qu'elle projette une gifle retentissante sur cette joue bien trop proche d'elle.



La voix est basse, glaciale, sourde de colère. D'un geste brusque, elle se dégage de ta prise et tourne le dos pour prendre la direction de la porte, fulminante.



Et sur cette sentence, elle quitte les lieux, vibrante de hargne. La victoire est ternie. Égalité.