L'éternité l'avait amené à côtoyer un nombre incalculable de personnes. Tellement de gens que le temps avait finit par en effacer certains. Dans ses carnets, il y avait des milliers de noms auxquels elle ne pouvait relier aucun visage. Tant d'anonymes, tant de silhouettes floues et brumeuses dans son esprit. Mais il y avait des gens qui l'avaient marqué, également. Parfois pour des bonnes, parfois pour de mauvaises raisons. Parmi eux, Hector Belgarde s'était fait une belle place. Oh, ne vous y trompez pas, il n'y avait nulle tendresse entre eux. Assez intelligente pour comprendre que c'était par ambition qu'on lui avait tendue la main, que c'était par prestige et sens des affaires qu'on lui avait ouvert les portes de la mairie comme on ouvre la porte de sa propre maison. La poudre, son confort, contre les renseignements, les mots qu'on glisse aux bonnes oreilles. Un échange de bon procédé qu'elle avait toujours honoré, même dans les pires moments.

Hector était un homme si ambitieux, c'est peut-être aussi pour ça qu'il avait fait un enfant, c'est peut-être pour ça qu'elle n'en ferait jamais. L'héritage est le seul moyen de continuer une œuvre après le décès de son artiste. D'héritage Charline n'avait rien. C'est peut-être aussi pour ça qu'elle s'est tant plongée dans celui des autres.

Alors quand elle ouvre la porte pour se retrouver face à toi, elle a le sourire doux aux lèvres, Charline. Tu es grand, maintenant, et la façon dont ton visage impassible se déforme l'amusé énormément. Tu bredouilles comme autrefois, mais la voix à changer. Tu ne te souviens plus d'elle, tu es surpris. Qu'est-ce que tu imaginais, Esthef ? Une femme fatale ? Un monstre difforme peut-être ?

— Tu ne te souviens pas de moi ?

Les douces lignes sur le carnet.

— Pourtant moi je me souviens très bien de toi, Esthef.

Le sourire qui s’accentue alors que d'une main elle vient glisser ses doigts et ébouriffer les cheveux comme autrefois. Et maintenant, Esthef, tu te souviens ?

Comme-ci je pouvais t'oublier. Le sourire s'accentue, c'est que tu es devenu charmeur à présent. Le petit prince au regard lumineux se fait roi maintenant. Et elle trouve ça amusant, Charline, toutes les manières que tu fais. Il y a une minute encore tu balbutiais comme le plus timide des bambins, maintenant tu baises sa main comme le plus grand des gentlemans.

— T-tu t-te ra-rat-trap-pe b-bi-bien.

Elle t'offre un sourire désolé, malgré les années sa locution ne s'est pas amélioré. Toujours ce même bégaiement qui la rend moins femme, plus enfant. Elle a horreur de ça, tu sais. Ne supporte pas le côté fragile que ça lui donne. Éternelle demoiselle en détresse alors qu'elle devrait être la mère protectrice. Elle a vu grandir plus de générations que n'importe qui. Lasse face à sa propre voix, elle profite que tu enchaînes sur ses cheveux pour trouver un nouveau prétexte pour écrire. Elle se sent toujours plus grande à l'écrit.

— Hm, je suppose ? Je n'y touche pas beaucoup, j'avoue. Ses lèvres se figent dans un rictus disgracieux quand elle ose écrire Ton père te trouvait très dissipé quand je venais, alors il m'a dit de rester à l'écart et de continuer nos affaires à distance.

Et elle te tend le papier l'air de rien, avant de s'enfoncer dans le couloir en te laissant le loisir de rentrer. Par chance, sa caverne était on ne peut plus propre. Une partie d'elle se remercie d'avoir eu l'éclair de génie de réarranger les nappes, rafraîchir les fleurs, aérer l'espace. C'est qu'elle ne voudrait que tu tombes sur le chantier des mauvais jours. Quand sous la poudre le salon est plongé dans la pénombre et que la maison sent la tristesse et le dégoût à plein nez.  

— C-C'est l-la pr-pre-mi-mière fo-fois qu-que t-tu vi-viens i-ici, no-non ?

Elle n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Il y a quelque chose de changer chez toi. Elle se souvient pourtant bien du petit garçon qui venait se cacher dans ses jupes, proposait des ballades interminables dans le jardin, échangeait des petits mots comme on échange des petits secrets. Elle se souvient bien de l'enfant tactile, il lui avait donné l'impression d'être profondément seul, cet enfant. Encore aujourd'hui, tu as le goût du contact. Mais elle ne sait pas, Charline, il lui semble que les choses changent, que ce n'est pas tout à fait comme avant. Tes doigts sur son menton, elle cherche dans tes yeux, incertaine. Est-ce que tu es toujours aussi seul, Esthef ? Est-ce que c'est pire à présent ? Elle se demande, Charline, il y a des années, elle aurait pris tes suppliques avec le sourire, elle les auraient même trouvées adorables. Mais aujourd'hui, Esthef, ça sonne comme un appel à l'aide. Depuis quand tes yeux sont tristes comme ça ?

— T-tu v-vas b-bi-bien ?

Une main glissée sur ta joue, comme pour prendre la température, dans ses yeux il y a de l'appréhension. Elle gère du mieux qu'elle peut pour ne pas transformer le tout en une angoisse qui ne te rendra que plus triste encore. Elle songe à son stock de poudre presque vide. C'est si misérable de compter les grammes qu'elle finit par en rire, quelquefois. Bien vite, le sourire doux apparaît de nouveau, presse un peu sa paume, comme autrefois.

— V-vi-ens t-t'in-t'ins-ta-tal-ler.

Viens prendre place comme avant, on écoutera tes malheurs. C'est que maintenant qu'elle prend le temps de te regarder, elle se dit qu'ils doivent bien être grands.

Alors elle t'entraîne dans le salon, te laisse le loisir de poser les yeux sur le moindre détail de son chez elle. Maison fleurie, qu'elle a agrémentée de milliards d'objets et de souvenirs avec les années. Elle s'affaire déjà à préparer le thé, poser les petits gâteaux toujours prêts, car sa maison est ouverte, toujours. Elle ne ferme réellement la porte que quand elle se retrouve fiévreuse dans les draps, le corps tremblant, les effets de la poudre et de son manque si fort qu'elle se sent prête à rendre fou quiconque osera franchir le seuil de sa porte. Elle apporte bien vite deux tasses fumantes, d'un breuvage fleural de sa propre création. Mais alors qu'elle les pose avec la délicatesse habituelle, tu évoques la poudre et elle se fige.

Muette et tendue. Pendant d'interminables secondes, elle reste immobile, toujours penchée sur cette petite table, dans sa main la tasse tremble, déborde légèrement.

— L-la p-pou-dr-dre.

Il te l'a dit ? Hector te l'a dit ? Sa mâchoire se contacte, son poing se serre, l'angoisse a eu la bonne grâce de laisser place à une colère froide. Ses colères sont toujours froides, Charline. Il avait pourtant promis. Quand il nous a tendu le flacon de poudre, la toute première fois, on lui avait fait promettre "N'en parle pas à Esthef, ne lui dit rien. Les enfants n'ont pas à être témoins des failles de leurs aînés.". On ne voulait pas te décevoir, à l'époque. Tu nous regardais comme une reine et il y avait dans ton sourire une telle candeur. On avait la sensation que tu voyais le beau partout et on n'a pas eu le cœur à enlaidir tes horizons. Mais il te l'a dit. Hector, Hector, Hector... On t'a toujours méprisé, mais on te méprise plus encore. Comment as-tu pu ? Comment as-tu osé.

— Ain-s-si d-don-donc t-tu s-sais.

La boule vient immédiatement lui meurtrir la gorge, bois une gorgée du liquide brûlant, la brûlure du thé la ramène un peu à la réalité. Il ne faut pas qu'elle panique. Mais qu'est-ce que tu vas penser d'elle à présent ? La "belle Charline", quelle image tu vas garder d'elle, Esthef ? Est-ce que tu la visualises, à présent, le nez enfariné, le corps perlé de sueur à gérer les spasmes du manque ? Est-ce que tu la visualises, tremblante, le flacon entre ses mains ? Et elle se sent dégoutante, Charline, repoussante au possible. Hector t'avait tout dit. Les yeux brûlent déjà.

— Que sais-tu exactement de l'accord que j'avais avec ton père et de la... Quelques secondes avant qu'elle ne trouve la force de l'écrire poudre ?

Elle te tend le papier, l'écrit lui permet de fuir, de ne pas sentir sa voix trembler davantage. Le regard honteux quand elle vient plaquer ses paumes contre ses genoux.

Le baiser la surprend, elle n'a plus l'habitude de cette douceur depuis longtemps. Et elle se souvient, Charline, qu'enfant tu avais les mêmes gestes. Toujours dans le rôle du grand chevalier, toujours à refuser d'être autre chose qu'un noble serviteur sur qui on pouvait compter. Et si ça la navre de se l'avouer, elle ne peut qu'en faire le constat : Charline a désespérément besoin d'être sauvée, et c'est peut-être pour ça, tu vois, que malgré une éternité de drame elle s'entête à marcher sur ce même chemin.

Le soupir qui franchit ses lèvres est tremblant, elle reste quelques secondes, à profiter de ta douceur, de cette gentillesse qu'elle voit encore comme candide et innocente. Elle ne peut pas te voler la vérité, n'est-ce pas ? Elle ne peut pas te sourire comme autrefois pour te dire que tout allait bien, que la princesse n'avait besoin de rien. l'esquisse d'un sourire plein d'excuse quand elle tapote tendrement ta main avant d'écrire de nouveau. On ne peut plus te protéger de nous, c'est ce que tu es en train de nous dire, hein ?

— Hector ne t'a pas demandé de suivre ses consignes pour garantir ma stabilité émotionnelle. Il t'a demandé de les suivre pour te garantir mon obéissance.

Elle te tend le premier mot, enchaîne directement sur le second. Puisque le masque tombe, il n'est plus question de t'épargner la vérité, ni même le genre d'homme que ton père était.

— La poudre contre mon aide, voilà notre accord. À l'époque, c'était ma seule voie de sortie, mon don était et est toujours incontrôlable. J'ai causé bien des morts, dont celle de mon dernier époux. Je me suis retirée des siècles en nulle-part, mes frères et sœurs voulaient que je revienne à la civilisation, je n'étais pas assez confiante pour. C'est là qu'Hector est arrivé. Il m'a proposé la poudre, il était jeune à l'époque. Il m'a dit qu'il m'en fournirait en toute discrétion si je lui rendais la politesse. Ce que j'ai fait. Peu de gens savent pour la poudre, seulement lui et quelques membres de ma famille. Je suis une arme, Esthef, si on venait à apprendre que le Dodo est sous l'influence d'une drogue on pourrait s'en servir et je ne veux plus causer la mort de qui que ce soit. Mon rôle est simple, je glisse pour Hector ses cartes de visite aux bonnes personnes, je me sers de mon influence pour lui rapporter ce qu'il a besoin de savoir. Il veut que tu t'assures que ses pions lui sont restés fidèles, c'est pour ça qu'il t'envoie en dépit de la promesse qu'il m'a faite de te laisser en dehors de tout ça.

Et elle lui en veut, à Hector. Elle lui en veut de t'avoir mêlé à tout ça. Elle aurait voulu te voir libre, non enchaîné à son héritage. Elle en connaît le poids. Avant que tu ne puisse ajouter quoi que ce soit elle s'empare de ta main, la sert contre ses paumes.

— J-J'ai é-éssay-yé d-de m-me se-sevr-vrer.... D-des cen-t-tai-ne d-de f-fois.

Et à chaque fois ça n'a été que douleur, mise en danger de ceux qu'on a aimés. On est là depuis tant de décennie, Esthef. Dans son regard tout l'abattement du monde. Elle n'y croit plus, à une vie indépendante, sans un mal pour en guérir un autre. Elle n'y croit plus. L'espoir est mort depuis longtemps, Esthef. Comment pourrais-tu l'en libérer ? La main qu'elle presse contre la tienne vient s'échouer sur ta joue de nouveau.

— T-tu a-a b-bon coeu-coeur, Es-Esthe-thef. M-Mais j-je n-ne v-veux p-pas qu-que t-tu t-te ren-rende ma-mala-de p-pour m-moi. J-je sui-suis u-un tro-trop gr-gros far-far-deaux.

Et tu mérites tellement mieux qu'une catastrophe. Toute la tendresse du monde dans son pouce qui caresse ta joue, dans le sourire brisé, mais sublime, qui est le sien. On ne veut pas que tu t'enlaidisses pour nous, Esthef. Tu es si beau, ne te fanes pas s'il te plaît.

— T-tu a l-le dr-droit d'ê-être li-libre.  

Déterminé, têtu, entêté. Tu ne vas pas lâcher l'affaire, n'est-ce pas ? Tu as décidé de prendre une place dans cette vie, tu ne lui laisseras pas la possibilité de te la prendre, hein ? Tu ne veux l'obliger à rien, pourtant, tu t'imposes. Une partie d'elle a peur, elle n'a plus laissé de place à un mortel depuis ce soir-là. Ne s'entoure que de personnes douées d'éternité, comme elle. Certaines peuvent mourir, d'autres pas. Mais c'est rassurant, tu sais, de se dire que le temps ne sera pas ce qui séparera. Te faire entrer, te donner cette place d'épaule et de pilier que tu demandes (parce que c'est ce que tu demandes, elle le comprend.) c'est se condamner à te voir partir un jour. Dans le meilleur des cas, tu seras ridé et grisonnant, dans le pire tu seras tout aussi pimpant que maintenant. Mais tu partiras, Esthef, que tu le veuilles ou non tu la laisseras seule. Mais tu ne comptes pas abandonner. Ça aussi elle s'en souvient. Un preux chevalier aussi buté qu'une mule, tu n'as pas tant changé finalement.

Ce sont les gestes que tu as qui la pousse à te céder cette bataille. Elle y voit des traces d'avant, des traces nouvelles aussi. Ce doigt sur ses lèvres, c'est d'une intimité qu'elle ne sait que trop bien comment interpréter. Mais tu marques un point, Esthef. Elle comprend que tu essayeras malgré tout, quitte à la pousser à bout et elle n'a pas la force de jouer sur l'endurance. C'est qu'elle est fatiguée, tu sais. C'est qu'elle s'avoue à elle-même que ça lui fait du bien, tu sais. La solitude l'a toujours profondément pesée. Elle a cherché la douceur pour combler le vide et toute la crasse de son existence. L'envie d'avoir une vie normale, un semblant de cette chose dont Mad nous a privé avec son œuvre. Elle comprend à tes yeux, pour les avoir vus tant de fois avant chez d'autres, que tu veux te placer en roi. D'une certaine façon, ça l'attire, ça la touche. On a tant de sang sur les mains, mais tu nous nommes perfection. Doux, si doux Esthef. Mais ce serait égoïste de t'accorder la victoire de cette guerre-là. Tu mérites mieux, tu mérites quelqu'un qui t'entraînera pas dans l'angoisse, dans les affres de l'éternité. Quelqu'un avec qui tu pourras vieillir sur un pied d'égalité. Quelqu'un qui pourra te donner une famille, une vraie famille. La caresse sur ta joue plus tendre encore. Elle se dit qu'elle aura de la chance, celle ou celui qui prendra cette place. Elle se dit que si elle n'avait pas été aussi sale, elle aurait pensé être légitime de ce combat. Mais soit, Esthef, on ne te donnera pas le triomphe total, mais on t'accorde cette première victoire. Soit Esthef à défaut de ton cœur et de ton corps, on prendra ton épaule.

— T-tu es têt-têtu.

Et elle s'en veut de te céder, comme-ci elle savait tout le mal que ça allait te faire, comme-ci elle savait que tu regretterais. Les doigts qui glissent à ton menton pour se perdre dans le vide, son front qui vient rencontrer ton épaule alors qu'elle murmure au creux de ton cou.

 — C-C'est d'a-d'acco-ccord.

Mais elle se sent obligée de te tracer les avertissements habituels.

— Mais Esthef, ne te ferme pas de porte pour moi s'il te plaît. Tu es jeune, tu es beau, tu as toute la vie devant toi. Ne t'empêche pas de rencontrer quelqu'un qui pourra te rendre heureux. Tu mérites le bonheur et malheureusement à mes côtés le temps est plus pluvieux qu’ensoleiller. Alors sois là si c'est ce que tu veux, mais ne t'empêches pas d'être ailleurs pour moi. Je ne mourrai pas pour si peu, en revanche toi si. Et ça me rendrait triste, tu sais. J'ai toujours eu à cœur de sauvegarder ton sourire, ne t'entête pas à le faire mourir parce qu'il y a des restes de tes émois d'enfance.

Quand elle glisse le papier dans ta paume, elle a le sourire complice de celle qui a vu le détail insolite et qui a compris. Et ça la touche, qu'un petit prince devenu grand seigneur puisse avoir le cœur mou avec elle. Ça la touche, ça lui rappelle que ça lui manque, qu'elle en a besoin, que sa vie sans amour n'est que grisaille. Mais elle ne peut pas, pas à toi. C'est qu'on a fini par faire de l'amour un bien consommable et qu'elle ne se sent pas digne, tu vois. On aurait l'impression de t'utiliser pour aller contre les tourments. On aurait l'impression de te mettre en danger injustement. D'être un monstre d'égoïsme, comme on peut l'être aujourd'hui quand une fois devenu grands, on devient soudainement distant avec nos enfants. Tu es libre, c'est une chance dont tu n'as pas conscience. Ne t'enferme pas avec une femme qui sera ta prison.

— M-Mais m-mer-erci, Es-th-thef. M-Mer-erci d-de re-ress-ssen-ti-tir ç-ça p-pour m-moi. Ca me touche, trace-t-elle du doigt sur ta paume. Alors que dans l'intimité de ton épaule elle s'autorise à te serrer dans ses bras. Merci de la faire sentir princesse de nouveau. Tu es un si gentil garçon, puisse-tu trouver le bonheur avec quelqu'un à ta hauteur. C-Comm-ment com-comp-pte t-tu pr-procé-d-der ?

C'est toi et c'est moi. Elle choisit de prendre tes belles paroles pour des promesses en l'air, de la poésie pour laquelle il ne faut que considérer la forme et non le fond. Encore trop lasse pour s'autoriser à rêver, pour s'autoriser à vivre de nouveau. C'était trop risqué, et elle persiste à croire que comme tout cœur le tien changera. Elle n'est qu'une phase, elle représente quelque chose, mais tu trouveras bientôt de quoi t'en affranchir. Elle n'en doute pas, tu dois avoir nombre de prétendants à tes pieds. Et que diront les gens, Esthef ? Oui, ça te passera. Elle aussi elle attendra, tu verras, ça arrivera bien plus vite que tu ne le croies. Tu verras la peur, tu verras la faiblesse, tu te diras comme tous les autres que c'est beaucoup trop à gérer pour un seul homme. Tu partiras, vous finissez tous par partir, que ce soit à cause d'elle, de ses changements d'apparence ou de la frustration de voir son corps vieillir et non le sien. Peut-être même que tu partiras sans le choisir, que c'est la mort qui te prendra. Dans tous les cas, tu regretteras, tu te détourneras, Esthef. Elle ne connaît que trop bien la chanson. Il lui faudrait bien un miracle comme Opal marié avec deux enfants pour lui faire reconsidérer la question. Pour le moment, elle lutte, elle continuera de lutter. Pourquoi t'offrir le pire quand le meilleur t'attend quelque part, Esthef ? Oui, tu verras, elle sera patiente, elle attendra que ton cœur si jeune et plein de vie se lasse. Les cœurs se lassent toujours.

Elle se contente du silence quand elle écoute ta proposition. À l'ombre de ton épaule, elle considère sérieusement l'option. Au final, ce ne sera jamais d'elle-même qu'elle se débarrassera de son angoisse. Ce sera toujours via les autres. La poudre, tes hypnoses. Elle soupire, en veut d'autant plus à Mad d'avoir créé une enfant qui ne peut se gérer seule. Quand elle se redresse elle griffonne sur le papier, tu dois considérer sa personne autrement que comme tu considères les Hommes.

— L'hypnose pourrait fonctionner pour gérer à un instant T les crises, en effet. Mais en ce qui concerne le fait d'apprendre à les gérer de moi-même, c'est un peu plus compliquer. Es-tu familier avec l'histoire des incarnations, Esthef ?

Reprends le rôle de la professeure quand elle dessine calmement les lettres suivantes.

—Basiquement, nous sommes plus proches de personnage que de vraie personne. Bien sûr, nous avons un certain libre arbitre, en fait, il faudrait que tu nous voies comme des acteurs. Nous jouons un rôle et à ce rôle s'ajoute notre interprétation (ce fameux libre arbitre). Comme tout rôle, ce dernier s'accompagne de trait spécifique qu'on ne peut ignorer. Dans mon cas, mon rôle du Dodo s'accompagne du bégaiement, de l'angoisse et de mon don incontrôlable de partager cette angoisse. Je n'ai aucune emprise sur ces trois éléments. Mad m'a créée comme ça. Je peux avoir une influence sur mes loisirs, mes sentiments, mes goûts, mais absolument par mon anxiété. Je crains que la seule personne susceptible de m'en libérer ne soit Mad lui-même.

Un sourire d'excuse, elle sait que ça ne va pas te plaire. Elle aussi, tu sais, elle a hurlé de frustration plus d'une fois face à la cruauté de sa situation. Quand elle te tend le dernier papier, elle sourit encore.

—  Ce que tu me proposes pourrait faire office de solution efficace à court terme. Dans l'hypothèse où tu es là, ton don pourrait me permettre de tenter un sevrage sans risque de pousser à la folie qui que ce soit. Mais Esthef, ce ne sera pas joli à voir et que tu le veuilles ou non tes obligations feront que la poudre restera toujours une option pour moi. Est-ce que tu es sûr de pouvoir me rendre ce service ? Le dernier natif qui a essayé de m'aider de la sorte s'est défenestré et nous habitions ensemble depuis plusieurs décennies déjà. C'est dangereux et lourd, et je ne veux pas te mettre en danger ou en souffrance. C'est aussi pour ça qu'Hector m'a ordonné de rester loin de toi.

Tu transpires la confiance, la fougue des existences encore jeunes. Tu n'as pas d'appréhension, parce que tu as la méconnaissance profonde de notre monde. Mais ce n'est pas de ta faute, Esthef, c'est propre à n'importe quel mortel. Vous vous croyez au sommet de la chaîne alimentaire sans savoir quels prédateurs rodent dans vos jardins. Elle te trouve naïf, Charline. Tu manques de sagesse, de retenue. Tu veux donc tu prends. C'est peut-être ce qui te fera progresser en ce bas monde, mais c'est ce qui te feras chuter aussi, Esthef, si tu n'apprends pas à calmer tes ardeurs.

— L’-L'ex-excès d-de con-confi-fiance  e-est mau-mauv-vais p-p-our l-la san-san-sant-té.

Elle te regarde le plus sérieusement du monde. Elle a le sentiment que tu prends tout ça bien trop à la légère, que tu te vois déjà roi du monde, mais le monde est une bête qui ne laisse pas aussi facilement dompter. Tu résonnes dans la vitesse, dans l'instant. Tu veux jouer fort et vite, mais sais-tu, Esthef, que les coups les plus meurtriers sont les plus lents. Secoue la tête dans un soupir patient, viens délicatement arracher tes mains de sa taille pour te forcer à l'écouter comme écoute les hommes et non les gamins.

— J-je s-suis sé-séri-rieuse, Es-Esth-thef.

Dans ses mains, elle s'empresse d'écrire, te défie du regard de plaisanter ou d'essayer de l'amadouer avec ton vocabulaire fleuri.

— Si tu veux que je te regarde comme je regarde les hommes et non les enfants, commence par m'écouter et par prendre au sérieux ce que je te dis, Esthef. Je suis ton égale, pas une petite fille, tout comme tu es mon égale, pas un petit garçon. Les démons contre lesquels tu veux te battre, je me bats contre eux depuis que ce monde existe. Cesse de me parler comme-ci j'étais un monstre de fragilité et entends ce que je te dis : ce sera laid, ce sera épuisant, mon don est un fardeau qui a tué plus de monde qui tu n'en tueras jamais. Ce sera tout sauf simple, Esthef, tout ça sera incomparable à tout ce que tu as connu jusqu'à maintenant.

Elle retrouve le regard courroucé des mauvais jours, quand on n'hésitait pas à sermonner Hector devant toi, quand on avait suffisamment de courage pour faire usage de fierté et lui rappeler que l’éternelle ici, c'était nous et que rien, rien du tout, ne pourrait nous abattre.

— Arrête de te croire tout puisant et par pitié prend le temps de la réflexion. J'ai besoin d'aide, mais je ne veux pas de ton aide si tu prends tout cela à la légère. Esthef, c'est ta sûreté et ton bien-être que je vais mettre en jeu si j'accepte. Retiens bien que dans tous les cas, je serais celle qui resterait et qui devra vivre avec ses regrets. Et tu ne veux pas me faire de mal, n'est-ce pas ?

Et bien vite, le regard devient suppliant. Est-ce que nous écoutes ? Est-ce que tu nous entends ? Est-ce que tu réalises que plus que la beauté et la tendresse, c'est de ça dont on a réellement besoin ? Viens serrer tes poignets pour appuyer sa demande. Cherche dans ton regard la preuve de ton sérieux. Elle gribouille de nouveau un mot avant de te le fourrer dans les mains et de te laisser le lire.

 — Crois-moi, Esthef, si tu veux survivre mais surtout si tu veux conquérir, tu dois être humble. Considère tes adversaires avec respect et méfiance. Wonderland est dangereux surtout quand on décide de s'entourer de gens comme moi. Et un sourire quand elle prend ton visage entre ses mains pour capter ton regard, comme on capte celui de quelqu'un à qui fait la leçon. Parce qu'en bat du mot, il y a écrit les mots suivants : et tu ne me feras pas quitter ma maison aussi facilement. Tu n'es pas le premier à essayer de me faire découcher et je te l'ai dit, tu mérites d'avoir des gens bien meilleurs dans ton lit.