On a paré ses mains de mitaines sombres pour éviter les accidents – un toucher est si vite arrivé et les touchers sont prohibés lorsque grand-mère n’est pas présente pour les approuver – et il lui semble détonner parmi les gens ayant l’habitude de la proximité du mont Milkimalya. Il a froid et grand-mère se moque de lui à chaque fois qu'il le mentionne – " froid à côté d'une pelouse, Lysandre ? " –, donc il s'est juré de ne plus le mentionner et de s'accrocher à ses mitaines en silence.

Cela fait bientôt une semaine que grand-mère les a entassé dans une auberge située en plein Marmoreal. Une semaine que Lysandre se voit contraint de toucher des gens dont il préférerait ne rien connaître. Là encore, il ne dit rien, ça ne vaut pas la peine. Lorsque grand-mère enquête pour ses clients, il doit la suivre. Pas de choix pour Lysandre, alors, aujourd'hui, il profite du fait qu'on l'ait congédié, qu'on l'ait écarté.

Grand-mère n’est pas là; quelque part, avec des clients dont les noms lui échappent et qui ont dit, fermement, que ce n'était pas la place d'un enfant. Lysandre aimerait parier connaître plus de mots qu'eux et avoir vu plus de choses qu'eux, mais se ravise – en silence –.

Il peut se balader, c'est vraiment plus important que d'avoir raison.

Il regarde les statues de la grande place. Il n'aurait pas besoin de toujours être en silence s'il était aussi grand. Grand-mère devrait accepter de lui donner des crêpes pour tout le mois de smar et elle ne pourrait plus le forcer à toucher ses clients et leurs ennemis.

On l'interpelle, près des statues, et le cœur de Lysandre fait un bond.

Cheveux de neige, regard clair, il semble à Lysandre que ce garçon s'agence mieux à Marmoreal que lui et ses mèches qui n'arrivent pas à garder une couleur. Pointe de jalousie vague qui fond devant l'émerveillement, devant le sourire.

" Grand-mère dit que ce sont les premiers habitants de Wonderland.", déclare-t-il tout sérieusement, désireux d'impressionner. Parce que les conversations avec les autres de son âge n'arrivent jamais et que Lysandre parvient toujours à rater quelque chose. Il ne veut pas se rater, aujourd'hui. C'est sa journée. On l'a congédié.

" Je suis sûre qu'elle ment ! Wonderland est beaucoup trop petit pour des grands comme eux. "

Paillettes dans les yeux, Lysandre se gonfle de fierté lorsque son homologue - en blanc, en clair, agencé à l'ivoire de la Reine - exclame son engouement. Ça s'engouffre dans ses oreilles comme des faisceaux de couleur, ça casse la monotonie du marbre de Marmoreal. Ça le fait sourire et il n'ose pas lâcher l'autre des yeux de peur de rompre l'instant.

" Ça se pourrait que quelqu'un ait, ah ", il hésite une seconde, car il ne connait pas ce mot là et qu'il veut s'assurer de le prononcer correctement. " Minusculisé tout Wonderland ! Il faudrait être vraiment doué par contre. Puis, je ne pense pas que ce serait pour une blague. Une blague, ça se répare et ils sont restés coincés comme ça. ".

Il désigne l'éminence de la pierre d'un ample geste, trépignant un peu, s'alambiquant dans ses idées et dans la possibilité de pouvoir les énoncer sans être ridiculiseé Il se mordille la lèvre et réfléchit.

" Ce serait une méchante farce, ce serait... "

Immature. C'est ce que grand-mère dit, dirait, en contemplant les facéties auxquelles il s'adonne. Elle lui reprocherait de ne pas meubler son temps de manière plus constructive.

Oui, mais non grand-mère. Tais-toi, va t'en de ma tête.

" Peut-être qu'ils ont fait une erreur ? Qu'ils ont minusculisé Wonderland et plein de gens, mais qu'ils pouvaient pas le faire sur eux-mêmes ? ", continue-t-il, questionne-t-il tout haut en daignant enfin arracher son regard de sur l'autre. Gigantesques automates, Lysandre suppose que les statues pourraient détruire tout Marmoreal si elles décidaient de bouger.

Il ne veut pas que ça se produise. Il ne veut pas non plus penser à grand-mère, mais l'autre garçon l'interroge à son sujet et Lysandre ne veut pas être détesté, ne veut pas être repoussé, alors il s'arme d'un sourire net et prend bien soin de correctement articuler ses mots.

" Elle sait des choses, mais elle les explique jamais. Elle dit que les livres expliquent mieux. "

Elle lui fait lire tout ce qui lui tombe sous la main, si bien qu'entre les souvenirs d'autrui et les mots sur le papier, Lysandre a souvent l'impression que sa tête va  e x p l o s e r.

" On a plein de livre à Neverland ! Est-ce que vous avez beaucoup de livres à Marmoreal ? "

Il glousse. Il glousse parce que l’agencement des mots se vautre dans des sonorités étranges, comme si l’autre enfant ne savait pas comment les mettre au bon endroit, comme s’il choisissait délibérément de les remplacer par d’autres. Il glousse parce que c’est amusant, parce que c’est bien et parce que grand-mère ne le permettrait pas. Elle dirait non Lysandre, de sa voix pointue. Non, Lysandre.

Il glousse, parce que les statues ne lui diront pas non et  parce que le petit aux cheveux blanc, bah, il rit aussi. Il imagine les statues prendre la forme de créatures ailés – d'hiboux accordéons – et se demande, sourire large, regard pointu, si le Jabberwocky pourrait rivaliser avec elles si elles apprenaient à s’envoler.

Ou peut-être que ce sont elles qui ont tout appris au Jabberwocky.

Oh.

« Tu crois qu’elles sont plus grandes que le Jabberwocky ? », demande-t-il sans s’accorder le droit de souligner l’étrange vocabulaire du garçon. Ce serait si désolant que sa journée, sa rencontre, prenne fin parce qu’il aurait froissé quelqu’un en ne sachant pas tenir sa langue. Parfois grand-mère a raison, parfois il vaut mieux que Lysandre reste en silence. Et puis, il décide que c’est plutôt amusant, cette manière de parler, alors pas besoin de la souligner. Il ne voudrait pas qu’il se sente mal, ce garçon de Marmoreal. Il préfère rire ensembles.

C’est mieux.

C’est ce qu’il pense jusqu’à ce qu’il rétorque, peste contre les livres. Lysandre, le cœur dans les mots et sa tête trop pleine de concepts incompréhensibles, se redresse, enflammé.

« Les livres n’ont rien de putrides ! », s’exclame-t-il et toute prétention de silence s’effrite. « Putride, ça veut dire que c’est en train de moisir et – et les livres moisissent juste lorsqu’on en prend pas soin. Je prends très soin de mes livres ! »

« C’est – », il inspire, il faut bien articulier, Lysandre. « extraordinaire les livres ! »

Puis il se tait, d’un trait, pince les lèvres comme s’il avait aspiré une goulée d’air rance. Embarrassé, embarrassant, Lysandre se tait parce que les gens n’apprécient pas lorsqu’on s’emporte. Comme grand-mère, comme ses clients, le monde est toujours rapide à freiner ses passions. Il faut être socialement adapté, il faut sourire même lorsqu’on n’est pas d’accord. Lysandre est pantois, il aurait voulu pouvoir rire plus longtemps. Il s’excuse d’une petite voix, un citron imaginaire coincé sous sa langue.

Puis poursuit, parce qu’il veut vraiment continuer à rire, parce qu’il aurait voulu pouvoir parler des livres calmement :

« Oui, y’a plein de lumières à Neverland. Une éclaire dans ma chambre et les couleurs changent tout le temps. Et – et, y’a plein de commerces et, OH, Y’A LE PARC D’ATTRACTIONS ! »

Grand-mère l’a emmené là-bas, une fois, pour retracer les pas d’un voleur. Lysandre a regardé les manèges sans pouvoir les touchers. Dans cet endroit de Wonderland qui fait rêver, les couleurs étaient magnifiées.

« Vorpaline plus grande que le Jabberwocky ? Comment serait-ce possible. Alice a tenu Vorpaline dans sa main pour l’affronter et elle est pas aussi grande qu’eux. », déclare Lysandre en désignant les statues d’un revers de mitaine. Peut-être que Vorpaline peut devenir plus grande, se dit-il, et qu’elle a accommodé Alice en se minusculisant. Yeux au ciel, étoiles dans la tête, peut-être que Vorpaline a déjà été maniée par l’un d’entre eux, l’un de ces grands gardiens de pierre. Sourire, se dire que c’est fantastique qu’il y ait tant de possibilités. Puis –

« Est-ce que c’est ce que les gens de Marmoreal pensent ? Parce qu’ils aiment pas le Jabberwocky ? »

Grand-mère dit souvent, qu’entre les rouges et les blancs, y’a tellement de sang qui a coulé, tellement de tête qui ont roulé que plus personne n’a d’amour à s’échanger. Lysandre ne comprend pas trop ce qu’elle veut dire, mais retient que les choses sont difficiles. Entre les blancs et les rouges. Il se demande parfois ce que les gens pensent de Neverland. Grand-mère peste contre le maire, alors, il n’ose jamais demander.

Et ce n’est pas écrit dans les livres.  

Pas dans les livres que Lysandre lit, du moins.

« Méchant ? Je. », il hésite, confus et ne voulant pas l’admettre. Après s’être emporté, parce que les livres ne sont dé – définitivement – pas moisis, son homologue lui présente une nouvelle pépite d’idée à considérer. « Je ne comprends pas. Comment est-ce qu’un livre boude ? »

Air circonspect, regard curieux, pailleté.

Peut-être qu’ils sont différents, les livres, à Marmoreal, peut-être qu’ils parlent, qu’ils boudent, qu’ils mangent. Ça ferait moins mal aux yeux, la nuit, quand il faut les lire en s’éclairant avec des vieilles lanternes. Si les livres pouvaient parler, ce serait tellement mieux que de devoir demander aux grands d’expliquer.

Il espère vraiment que les livres à Marmoreal sont plus magiques qu’à Neverland même s’il ne l’a jamais remarqué. Peut-être qu’ils se cachent pour ne pas qu’on les force à parler. Lysandre comprend cela, il aimerait se cacher, parfois, pour qu’on ne le force pas à travailler.

Mais peu importe. Pour le moment, c’est sa journée, sa rencontre. C’est  c o n g é.

« Lysandre. Lysandre Théodore Aurem. », il se présente, s’incline comme grand-mère lui a prié de le faire lorsqu’il s’adresse à des gens plus importants que lui. Il ne sait pas vraiment ce que ça veut dire, alors, dans le doute, il s’incline à chaque fois qu’il donne son nom. Bien bas, joliment. Souriant. « Et toi ? »

Puis, probablement que tout le monde est plus important que lui à Marmoreal. C’est la ville de la reine blanche, après tout. Il ne comprend pas trop l’engouement de l’autre pour Neverland, alors qu’il vit dans la capitale blanche. Tout ici est tellement plus, euh, opulent qu’à Neverland. Quoique, les couleurs, c’est mieux que le trop de blanc. Il est d’accord.

Fait oui de la tête, donc. Parce que le parc, il est presqu’aussi merveilleux que les livres.

« Peut-être que si tu te cachais dans ma valise. Grand-mère, son pouvoir c’est de rapetisser les trucs. Comme de la potion riquiqui, mais avec ses doigts. », une pause.  « Oh. Mais il faudrait demander à grand-mère pour faire ça. Elle ne voudra pas que je t’emmène. Hm. Ou on pourrait le faire avec de la potion, peut-être ? »

Des grands plans déjà.

« Sans le dire. »

Mais c’est pour jouer, hein. Parce que Lysandre sait que, comme toujours, comme à chaque fois, les jolis moments c’est temporaire. On parle à la voisine, on parle au vendeur près de la maison. Les autres enfants, on les approche pas. Ils risqueraient de te toucher Lysandre.

Considère ses mitaines, envisage son foulard. Emmitouflé, Lysandre. Armuré.