Modèle de vertus.
Non.
Prétendre le contraire ?
Si seulement.

Mais ce que ma déesse ne savait pas ne pouvait lui faire de mal. Parfois le moulin était un remède à la solitude bien plus efficace qu’on ne le pensait. Pas le plus économe certes… mais on en avait pour son argent au moins. Parfois on croisait même des têtes connues.

Loin de moi l’idée de passer incognito, je n’étais pas là pour parader non plus. Pas plus discret qu’un autre, mais rien d’ostentatoire non plus. Lorsque je fis ma sortie à l’extérieur du moulin, je vissai mes lunettes sur mon nez, exécrant cette luminosité qui abîmait ma vue déjà fragile. J’étais mieux à l’intérieur… pourquoi n’y retournerais-je pas ?

Qu’est-ce qui m’en empêchait ?
Rien.
Absolument rien.

Jusqu’à ce que mon propre nom parvint à mes oreilles, m’obligeant à pivoter sur moi-même afin de savoir qui venait de m’interpeller. Quand on parlait de tête connue. En voilà une. Alec. Il me vit, rit et grimaça. Sans doute à cause de la douleur… il avait un bras dans une écharpe après tout. Je me doutais bien que ce n’était pas pour le style.

Il s’étonnait de me voir.
Moi non.

— J’ai l’air d’être paumé ? Question rhétorique. T’as vu ta sale tronche ? J’espère que le client t’a payé un petit extra pour ça. Je ne savais pas que t’aimais quand c’était un peu… violent. J’aurais peut-être dû te fouetter pour que tu finisses par te tenir à carreau.

Pas drôle, mais moi ça me fit rire. Je m’approchai de lui, attrapant sa cigarette de ses mains, l’empêchant de lutter en utilisant mon don, ralentissant ses mouvements de telle façon qu’il ne pouvait que me regarder faire. Tirai une latte, puis une seconde, avant de coincer le bâtonnet empoisonné entre ses lèvres.

— Tu fais un métier dangereux beau brun.

Quoi ? Il l’était.
C’était un fait que je ne pouvais ignorer.
Beau à croquer.
Malgré son état… bref.

Ça se voyait à sa tête.
Son état.
Il morflait.

Ça troquait son rire trop douloureux pour son corps à un simple sourire, car les vibrations lui faisaient trop mal. Mais c’était trop fier pour s’épandre alors je ne lui demandai pas de s’expliquer. Sans doute que cela ne me regardait pas et qu’en plus, je n’étais pas responsable de toute la misère du monde. Ouais, aussi.

Mais sa remarque en revanche.
L’homme avait oublié qui j’étais ou quoi ?
Fallait lui rafraîchir un peu la mémoire.

— Alec… ne le prends pas mal, mais… me donner des cours sur les façons de faire souffrir quelqu’un, ça serait comme donner des cours de solfège à un chef d’orchestre. T’as juste eu de la chance de ne jamais m’avoir vu réciter mes gammes. Pour l’instant en tout cas.

Pour une bonne raison également. L’homme n’avait jamais été qu’un élément perturbateur de plus ; jamais il n’avait été trop loin. J’avais vite compris que devenir soldat… ce n’était visiblement pas une voie pour lui. Pensais-je qu’il avait du potentiel ? À une époque sans doute. Maintenant ? Je n’en avais plus rien à foutre.

Mais sa compagnie en revanche, dans ce contexte-là, c’était agréable. Quant à le voir dans cet état-là, ça ne me faisait pas plaisir. Abîmer la marchandise en plus… quel intérêt ? Pourtant je ne le questionnai point. Pire encore, je répondis à ses questions :

— Responsable de former les recrues toujours. Faire d’eux des soldats dont ma déesse en sera fière. Mais, tu sais… je ferais tout ce qu’elle me demanderait, ma reine blanche. Quant à votre reine écarlate de pacotille, elle fait pâle figure à côté d’elle. Moi ? Vous rejoindre ? Point de commentaire, juste un soupir de dédain pour exprimer ma pensée. Claire comme de l’eau de roche.

L’homme était curieux. Suffisamment pour continuer son interrogatoire. Pour autant, je répondis sans ambages, sans aucune honte. Comme un client qui venait de conclure une transaction.

— Une blonde et un blond dont les noms m’échappent. Je rectifie pardon, j’ai déjà oublié. Alors que je me souviens du tien… pose-toi les bonnes questions bichon. Provocation de plus parce que c’était amusant. Parce que je pouvais me le permettre aussi.

Et ça voulait boire un verre. Pourquoi pas ? Mais mon temps n’était pas gratuit. Quant à sa compagnie, était-elle une compensation suffisante pour en acheter un peu ? Non. Alors je lui proposai ceci :

— Si t’invites pourquoi pas. Au fait, ça chiffre à combien pour vous abîmer comme ça ? Tu ne vas pas pouvoir bosser pendant un peu de temps non ? J’ai le sentiment que quelqu’un s’est fait niqué et pas comme il aime.

En bref, je doutais fort que mettre hors service un produit fût la politique de l’établissement que je fréquentais parfois. À moins d’un tarif couvrant la perte, le manque à gagner. Car n’oublions pas que le moulin rouge brassait des thunes. Et un produit qui n’était plus rentable… ça ne faisait pas long feu selon mon expérience.

Il valait mieux Alec.
Il valait mieux pour toi ou un autre, que jamais je n’en venais à réciter mes gammes. J’évitais même soigneusement la moindre occasion de faire souffrir. Parce que je détestais purement et simplement à quel point j’aimais ça. Je fuyais cette sensation comme la peste… parce que je craignais où cela pouvait me mener.

Je n’étais pas dupe, je savais qu’un jour ou l’autre cela allait arriver. Mais tant que reporter l’échéance était en mon pouvoir, je le faisais. Et toi mon cher, qu’est-ce que tu avais mangé. Quelles étaient les raisons qui avaient poussé ton tortionnaire à te casser comme un morceau de sucre ? Bonne question. Mais j’aimerais bien savoir qui et pourquoi. Ne serait-ce que pour lui parler un peu du pays ; qu’il se frotte à quelqu’un comme moi.

Mais qu’importe. Je pouvais l’espérer autant que je le voulais, jamais le grand brun n’allait vendre la mèche. Trop fier, trop borné. Même le dernier des imbéciles savait ce qui animait cette sirène du moulin : la vanité.

La preuve :
« Tu veux me sauter Pace ? »
Moi je ne pus que rire, avant de répondre dans la foulée :
─ Oh… ça dépend. Si c’est dans mes moyens pourquoi pas. Mais tu parles trop à mon goût ; si je dois acheter ton silence en plus du reste… je n’ai malheureusement pas de budget illimité à allouer à mes envies charnelles.

Puis il se dévoila un tantinet. Cher, très cher. C’est marrant, ça ressemblait à une histoire personnelle cette affaire. Peut-être qu’en réalité, ce n’était pas un client qui l’avait violenté ainsi ; mais une personne qu’il connaissait ? Peut-être même quelqu’un qu’il appréciait ? J’imaginais difficilement Alec entretenir une relation saine avec qui que ce soit alors… qui sait.

Tire la langue suite à sa plaisanterie. Le verre avait un prix : me voir sage comme une image. Comment dire ? Il avait vu la vierge ou quoi lui ? Hâtant un peu mon pas, je passai devant lui avant de me retourner face à lui. Une fois à sa hauteur, les bras croisés je ne pus m’empêcher d’être honnête :

─ Moi ? Sage ? T’es mignon, mais t’as mérité que je sois sage au moins ? Je ne suis pas sûr. Manque de bol on va vite arriver dans une impasse je crois. Fais un petit effort, pour une fois que je suis là. T’as vraiment envie de me voir partir aussi vite ? Ahlala… quelle déception.

Silence inestimable.
Manque de bol c’était sans doute ton trait le plus attrayant Alec.
Parce que c’était le plus rare chez toi.
Que tu fermes ta gueule.

Et tu avais beau me susurrer ce que tu voulais à l’oreille, ça ne changeait rien au fait que parfois le silence était plus salvateur que tout le reste. Et pourtant je ne fis aucun commentaire à ce sujet, me contentant de lever les yeux au ciel ; indiquant que ses paroles ne me faisaient ni chaud ni froid. Malheureusement, son joli minois allait avec sa fierté et sa grande bouche. Impossible d’avoir l’un sans avoir l’autre.

Suffisant pour une concession de ma part ?
Allez, oui, pour cette fois.

Le pauvre, nouveau rire, nouvelle douleur. Moi curieusement, le fait de le voir morfler ça ne me provoquait aucune joie. C’était étrange, mais pas inattendu, je n’aimais voir la souffrance chez autrui que lorsque je l’infligeais. Si bien que je me retenais fortement de ne rien lui faire… mais en même temps, où était le challenge ? Il avait déjà été cassé comme une brindille, pas question de me contenter des restes.

« Alors, quand est-ce que t’es libre pour un verre ? »
─ Bah… là maintenant ducon. J’ai l’air d’être terriblement occupé ? Tu me vois crouler sous les impératifs ? Celui qui t’as cogné n’a pas épargné la caboche à ce que je vois, mon pauvre, t’as même du mal à réfléchir.

Les bras se croisèrent, mon regard se fit provocateur, du même acabit que le sien auparavant. Nous jouions au jeu du chat et la souris sans savoir qui est qui. Même si de mon côté, j’avais ma petite idée. Peu importe à quel point je le respectais… il n’y avait aucun doute sur l’identité du mâle alpha dans cette conversation. Mais tandis que l’un était trop fier pour l’admettre… moi je réalisai qu’au final, cela n’avait aucune importance.

─ Bon maintenant que tu sais que je ne suis pas occupé. Tu comptes prendre les devants ou quoi ? C’est chez toi ici, je ne suis qu’un humble invité.

« Va te faire foutre »
Élégant mon cher. Vraiment.
Je n’eus aucune réponse à lui fournir de ma part.

Me contenant d’un simple haussement d’épaules, pas de ma faute à moi si l’homme manquait de jugeote non ? Bref, il écrasa sa cigarette et m’invita finalement à l’intérieur du moulin. Aussitôt sorti, aussitôt rentré… et dire que je n’étais pas censé être là. Mais je le disais encore… ce que ma reine ne savait pas ne pouvait pas lui faire de mal.

Alors j’emboîtai le pas du grand brun, sans dire un mot ; seul un petit sourire mesquin sur mes lèvres pouvait trahir mon amusement. Ça m’amusait toujours autant de le voir changer de comportement une fois dans son lieu de travail… d’agressif à passif, de bourru à sensuel. On pouvait dire ce qu’on voulait de lui, mais il savait jouer le jeu le bougre.

Moi ça n’était pas pour me déplaire. J’aimais les gens capables d’être professionnels en toute circonstance. Puis il me demanda ce que je buvais alors qu’enfin quelqu’un venait prendre notre commande :

— Un vin blanc un peu sucré fera l’affaire. De la meilleure qualité possible. Quand ce n’est pas bon, je recrache… et je n’hésiterai pas à le faire sur ton joli petit minois mon cher.

Le ton était donné. Tandis que nous attendîmes patiemment que les breuvages nous soient servis, Alec semblait vouloir que je me dévoile un peu à lui. Mais à sa façon. Il n’était jamais tout le temps direct, parfois un tantinet nébuleux. Que ce fut le métier qui voulait ça ou un trait inhérent à sa personnalité… quelle importance.

Bras croisés, dos appuyé contre la chaise ; je m’affalai presque dedans avant de répondre, tout en enlevant mes lunettes de soleil, l’obscurité de l’endroit suffisante pour ne pas agresser ma vue fragile :

— De croustillant ? Allons allons, pourquoi je te dévoilerais des informations sur notre royaume très cher ? On ne sait jamais tu pourrais être un espion pour le compte de ta reine écarlate. Tu vends déjà ton cul ici, qui me dit que tu n’es pas à la solde de la rouquine ? Elle ne méritait même pas que je ne mentionne son nom. Rire mesquin qui s’échappa de mes lèvres ; le taquiner était toujours aussi amusant. Puis je lui servis une réponse plus personnelle : de mon côté en tout cas, rien de bien folichon j’en ai peur. J’ai rencontré une demoiselle intrigante à la capitale… une alice qui m’a parlé de mon accent si particulier et du pays auquel il est associé. Wonderland est ma maison depuis si longtemps… j’en oublie presque que manifestement, je ne suis pas né ici. Tu n’as jamais été curieux de voir le monde des alices, ou le revoir ?

Parce qu’après tout… quelle différence il y avait entre les gens nés ici ou ailleurs ? Au premier regard, impossible de dire d’où l’on vient, tous autant que nous sommes.

Il répondait si vite aux provocations le grand brun.
Tellement vite que je trouvais cela même trop facile.

Il gardait ce petit ton volupté pour montrer que malgré ses blessures, il n’en restait pas moins professionnel. Il prit même les devants pour prendre notre commande ; il connaissait son métier jusqu’au bout des ongles le bougre. C’était à se demander s’il n’avait pas fait cela toute sa vie. Quoique… je ne connaissais pas son âge, il faisait peut-être même cela depuis plusieurs vies… sait-on jamais.

Mais il était parfois un peu trop impétueux. Quant au manque de respect à ma reine, ma déesse ; ça ne passait pas avec moi. Et bien qu’il fût sans doute trop fier pour respecter mes menaces, je les proférai malgré tout, sans agressivité dans le ton ; mais impossible de ne pas se rendre compte de leur ampleur :

─ Attention à ton vocabulaire petite pute. Tu parles de ma déesse là. Que tu ne t’intéresses pas à la politique c’est une chose, que tu te permettes de médire sur la royauté, c’en est une autre. Un mot de trop et je t’abimerai tellement que tu ne pourras plus jamais marcher de nouveau. J’en viens à comprendre pourquoi on t’a amoché à ce point. Tu ne sais vraisemblablement pas tenir ta langue.

S’il voulait toujours la garder en revanche, pour cette fois il ferait mieux de ne plus aborder le sujet. Je n’étais jamais tendre avec ceux qui cassaient du sucre sur le dos de ma reine bien aimé. J’avais beau apprécier le répondant de l’homme… il fallait toutefois éviter de réveiller la bête en moi. Je laissai passer cet affront, dans l’optique de passer du bon temps avec lui un jour ; mais le prochain me ferait sévir, sans l’ombre d’un doute.

Puis la conversation qui bifurqua sur le monde des alices et la question associée, y revenir ? Pour quoi faire ? Pour être qui ? Ici, à Wonderland, plus particulièrement à la capitale marmoréenne, j’étais quelqu’un. Dans le monde des alices… je n’étais vraisemblablement plus rien ni personne.

─ Y retourner ? Pourquoi pas. Y rester en revanche… sans doute que non. J’aimerais bien voir à quoi ça ressemble, par curiosité. Mais je ne tiens pas à rester dans un monde dans lequel je ne suis plus rien ni personne. Ici je suis la tortue, là-bas je ne suis sans doute personne. Ma reine ici a besoin de moi… je ne me vois pas l’abandonner pour y chasser une chimère.

Parce que je l’aimais bien trop pour la trahir.
S’il y avait bien une constante dans mon existence…
Une chose immuable : c’était celle-ci.

C’est à se demander pourquoi je m’évertuai à le menacer.
Ça se voyait à sa tête, c’est à peine s’il en avait quelque chose à faire.

C’était plus fort que moi, je ne supportais pas la moindre médisance, le moindre petit mot de travers à propos de ma reine. Je punissais sévèrement ce manque de respect. Alec pouvait même s’estimer heureux que je ne l’aie pas cassé en deux comme une allumette. Sans doute que je savais pertinemment qu’il était dans sa nature d’être irrespectueux… ou peut-être que je ne voulais tout simplement pas me résoudre à tabasser un estropié.

Encore moins ici, au moulin… je n’avais pas envie que l’on m’y interdise l’accès. En parlant du grand brun, il avait cependant raison sur un point : le monde des alices n’était sans doute pas fait pour nous. Tous les habitants de Wonderland, natifs ou pas, tous avaient une raison d’être là ?  Un objectif, une fonction ; n’importe quoi tant que cela pouvait expliquer notre présence ici.

Lui en tout cas, avait du mal à appréhender ma fonction.
Servir ma reine.
Comment lui en vouloir ?
Comment comprendre quelque chose lui était inaccessible ?

─ Je vis pour servir Alec. Ça t’échappe, car tu ne sais pas ce qu’est la loyauté, l’honneur. Mais nous sommes tous la pute de quelqu’un, tu sais ? Il s’avère que je vends des parties de mon corps différentes des tiennes ; c’est tout. Peut-être qu’ainsi c’était plus facile à comprendre pour lui ?

Bref, boisson en main, je buvais tranquillement mon breuvage, appréciant le goût, mais je ne pus m’empêcher d’y aller de mon petit commentaire :

─ Je préfère largement les vins que j’ai dans ma cave, mais celui-ci est… passable on va dire. Une petite pause dramatique plus tard ; pour répondre à ta question, non. Je sers le royaume, la couronne blanche ; c’est là ma raison de vivre, ma fonction dans ce monde : ravir ma reine. N’essaye pas de comprendre… tu ne sers que tes intérêts, tu n’as aucune idée de ce que servir une cause plus grande que toi peut faire. Mais je ne t’en veux pas rassure-toi… il faut de tout pour faire un monde.

Même des égoïstes dans ton genre.
Même des fanatiques de la reine comme moi.
La diversité n’a jamais réellement été un souci pour moi.
Tant que le respect était là.