Le Royaume de Cœur a connu bien des bouleversements, ces derniers mois, et l'oiseau de malheur également. Outre deux nouvelles incarnations fort rapprochées, et ce malgré la résurgence de Time, elle devait composer avec la disparition d'Andy, sur qui aucune carte ne parvient à remettre la main, ainsi que l'arrivée de la Princesse au palais. À cette pensée, une grimace méprisante déforme ses lèvres carmines. Cette gamine est par trop faible et naïve pour prétendre être l'enfant de sa Reine. Elle exhale un faible soupir, tandis que ses pas la mènent sur un chemin qu'elle connaît bien. Le cliquètement menaçant de ses talons suffit à disperser les esclaves sur son passage, pour son plus grand plaisir.

Parvenue à la porte de la tristement célèbre cabane du chien de la Reine, elle s'immobilise et scrute la pièce du regard, penchant légèrement la tête sous l'effet de la concentration. Ses yeux rougeoyants tombent sur ta (nouvelle) silhouette, encore inconnue pour elle mais exhalant déjà cette aura sauvage qu'elle reconnaîtrait entre toutes. Ou sans doute est-ce un instinct propre aux enfants de Mad et Chase, de s'identifier malgré les nouveaux traits offerts par les âges.

Elle s'avance lentement, détaillant cette mâchoire dessinée et cette tignasse blonde, jusqu'à se trouver complètement devant toi, sans la moindre trace de gêne ou de pudeur dans son intrusion, dans son attitude. Une main aux longs ongles rouges et acérés se lève pour se poser sur ton menton, qu'elle pince avec une douceur étonnante afin de faire pivoter ton visage. Voyons voir. Plaisant. Je suppose que la réapparition de Time ne change que peu de choses à nos cycles. Il en faudra toujours de nouveaux. Et celui-ci, il lui semble bien qu'elle l'apprécie. Cette nouvelle apparence est agréable à son œil perçant. Laissant retomber sa main, elle demande alors : Comment était-ce ?

À ton goût, très chère ? Trop orgueilleuse pour te gratifier d'une réponse, elle garde le silence, ne t'offrant qu'une de ces petites moues dédaigneuses dont elle a le secret. Chacune de tes incarnations a bel et bien été "à son goût", et tu le sais, n'est-ce pas ? Mais sais-tu seulement à quel point ? Sais-tu seulement à quel point les siècles ont cimenté l'affection distordue qu'elle te porte ? Sais-tu seulement qu'elle te tuerait de ses propres mains pour te garder à elle, et à elle uniquement ? Le frisson est imperceptible et pourtant bien présent lorsque la pointe de ta langue vient caresser sa phalange. Votre proximité charnelle lui manque – mais ça aussi, tu le sais, et c'est bien ce qui te réjouit, n'est-ce pas ? En bonne maîtresse de ses émotions, elle retient le soupir qui menace de franchir ses lèvres, qu'elle aurait laissé glisser si seulement vos jeux physiques étaient au goût du jour.

Instructif, hein ? La rumeur parle en effet de bien curieuses circonstances pour cette réincarnation. Ton assurance sauvage la ravit malgré elle. C'est bien ce qui l'a séduite, cette bestialité, cet orgueil ... Un sourire satisfait se dessine sur ses lèvres rouges en écho au tien. Moi aussi. Moi aussi, j'aime ce que tu es devenu. Mais l'amour de l'oiseau noir peut-il exister sans être venimeux, égoïste ?

La question la pique, car elle sent la moquerie sous-jacente qui n'attend que bien peu de choses pour s'exprimer. Elle te refuse cette satisfaction, se contentant de hausser les épaules en feignant une légèreté fausse. Va savoir, chéri. Te détaille un instant de ses pupilles carmines, la faim au fond des yeux. Si tu savais comme ses doigts crient de se glisser dans cette chevelure nouvelle, comme ses lèvres brûlent de goûter aux tiennes. Mais pas encore. Pas tant que ... Suis-je la première à te visiter ou ta chienne de Marmoreal l'a-t-elle déjà fait ? Elle donnerait cher pour que cette lubie te soit passée, et qu'elle puisse de nouveau t'avoir pour elle seule. Mais rien n'est si simple.

Des siècles d'existence et autant de remous à votre histoire – soupirs charnels entre les draps, violents éclats de voix sur ton d'allégeances opposées et coups de griffes impulsifs signant sa fin tragique, de laquelle est elle toujours reparue, inextinguible créature sombre et empoisonnée. Ses affections sont aussi basses qu'elle, et pourtant, c'est tout ce qu'elle a à offrir. Elle rit, cette fois, de ces accents caquetants et distordus qui n'appartiennent qu'à elle. Le regard perçant se plante dans le tien, souffle presque entièrement contenu alors que le corps crie pour un peu plus de cette proximité que tu lui ôtes aussitôt. Tu sais bien que tu l'as toujours été, ne fais pas l'idiot. Vos innombrables nuits ensemble, sa jalousie venimeuse ne le prouvent-elles pas ?

Elle ne retient pas une moue méprisante devant la familiarité qui glisse sur ta langue. Stupide Griffon. Au souvenir de leur confrontation à Marmoreal, l'agacement l'envahit. Et elle n'a pas intérêt à venir, cingle-t-elle, glaciale. Je l'ai avertie que sa prochaine incursion clandestine au Palais de Cœur lui coûtera sa tête. Et tu sais bien que je tiens toujours mes promesses. À dire vrai, elle n'attend que ça. Que l'ennemie millénaire pointe le bout de ses stupides ailes pour aller aussitôt le rapporter à la Reine Rouge qui réclamera sa tête. Il sera bien difficile alors, pour son usurpatrice de souveraine, de prendre sa défense. Et oh, quel plaisir elle aura à voir couler son sang. La satisfaction sera de courte durée, bien entendu – on n'efface pas ainsi l'existence des enfants de Mad et Chase – mais intense. Qu'elle essaie seulement. Elle verra ce qu'il en coûte de froisser l'oiseau de malheur.

La distance entre vous se réduit encore, pas après pas, et un frisson semblable à une impulsion électrique se répand sur son crâne là où bouge la mèche que tu agrippes. Elle reste en place, sans avancer ni reculer, et lève une main aux longs doigts pâles qui vient se poser contre ta mâchoire. La première et surtout la seule. Ne me dis pas que je ne te manque pas, je ne te croirai pas.