Son antre n'avait rien de grandiose, rien d'impressionnant. Elle était tout ce qu'on n'attendait pas de celui qu'on nommait numéro 2, bras droit. Il se plaît dans les endroits familiers, Judas. Lui qui n'avait connu que la pauvreté, les studios exigus, les maisons propres mais petites on l'on dormait à trois par chambrer. Il ne trouvait le repos que dans ses espaces modestes, riches, mais où tout est à porter de vue. Une sainte horreur de ce qui est grand, de ce qui échappe à son regard. Le sentiment d'être écrasé par l'immensité de ces pièces où un être humain ne prend que peu, voir pas, de place. Même quand il a cessé d'être un bleu, même après le départ de Dundee, ses choix se sont toujours portés sur des appartements modestes, solitaires. Un petit cocon aussi propre et rangé que lui. L'endroit où, en passant la porte, on pouvait soupirer à loisir.

Mais ce soir, on soupirerait à deux. L'envie lui prend parfois. Il aime le fait d'être solitaire, mais plein de contradiction, la solitude le pèse. Il fait partie de ces gens que le contact épuise tout en étant primordiale. Encore plus aujourd'hui alors qu'on a enfin rompu avec Blanche, qu'il faut tourner la page, mais que le travail épuise, car Alastor continue de souffrir, car ils sont tous à le mépriser, car Theodosius attend de lui des choses qu'il a peur de ne plus pouvoir lui donner. Fatigué et lasse, Judas. L'impression d'être plus vieil homme, qu'adulte. Le corps ne vieillit plus, mais l'esprit, lui, dépérit. Il se demande, Judas, combien de temps, il lui faudra avant de rendre les armes. C'est que, tu vois, malgré les années, il n'a encore rien oublié.

Et quand tu toques à la porte, il se lève de son lit, tire sur ses manches, toujours vêtu de son traditionnel habit, replace ce qui doit l'être comme-ci il te viendrait à l'idée de juger ses imperfections alors qu'il le fait très bien lui-même. Ouvre la porte, compose un sourire de façade que la vision du vin et de ton sourire rend soudain sincère.

— Rentre, je t'en prie.

Te décharge de ta bouteille. Admire l’étiquette, il l'a déjà goûté, mais était trop bourré pour se souvenir du goût. Tant pis, on le redécouvrira ce soir, Darya, même s'il espère secrètement que ta présence l'empêchera de franchir certains caps.

— Fait comme chez toi, fin, de toute façon c'est déjà chez toi ici.

On ne compte plus les nuits où l'on s'est ramassé à la petite cuillère, où tu l'as traîné du Casino à son lit quand il insultait le concept même de vie. On compte plus les fois où on t'a ouvert la porte pour passer des heures à t’entendre te plaindre de ce petit détail qui fiche tout en l'air, de ce petit rien qui rend fou. On ne compte plus les fois où on s'est écroulés à même le sol et les plus rares où les murs se sont empli de rires hilares qu'on n'avait même pas conscience d'avoir la possibilité de faire sortir. Ramène deux verres à pied avec lui, les supports de liège qui vont avec. Les places méticuleusement sur sa table, un détail qui ne doit plus te surprendre depuis le temps.

— Je te sers ?

Douceur de tes lèvres sur sa peau, les gestes affectueux habituels. Et le pire, Darya, c'est qu'il n'y a jamais vu autre chose que cette affection presque fraternelle qu'on se porte depuis le premier jour. N'a jamais voulu plus, n'a jamais cherché plus, parce que ce qu'on partage est déjà précieux au-delà des mots, puisque c'est notre relation qui fait qu'on peut relier les mots famille et Dark Shadows. Quelque chose d'inhérent a ici, quelque chose qu'on a trouvé nulle part ailleurs, même pas à Neverland qui a pourtant été sa maison fut-il un temps. S'étonne parfois qu'on confonde la tendresse qu'on se porte à l'amour intime. Pourtant, tout est clair et cadré. Il se demande, Judas, qu'est-ce qu'ont les gens à vouloir chercher au plus compliqué. Et il se souvient, Judas, qu'après avoir été le compagnon exclusif de Blanche pendant un an, il était bien mal placé pour juger ceux allant au plus compliqués. Il se souvient, trop bien, qu'il était la définition même de la complexité.

— Je n'ai encore rien avalé. Je n'ai pas vraiment faim.

Pas depuis ce jour-là. Pas depuis Belial. À vomi des heures durant dans la poubelle de son bureau, s'est lavé à s'en arracher la peau, presque en sang quant à force de frotter, la chair s'est déchirée. S'est saoulé comme il ne s'est jamais saoulé avant, tant et si bien qu'il n'avait pas mis un pied au manoir le lendemain. S'était recomposé un semblant de dignité par peur qu'on questionne son relâchement évident, qu'on dévoile les secrets honteux. Car aussi terrible que ce soi, c'est un mélange de honte et de haine qui avait censuré sa bouche. Avait pris grand soin de ne pas croiser Blanche, de ne pas croiser Alastor. S'était enfermé dans son bureau sous le prétexte du travail... Avait dans un geste violent envoyer à la benne tous ses meubles, récurer sa pièce du sol jusqu'au plafond, avait eu la pire des migraines sous l'assaut des effluves bien trop important de javel. Avait usé de son statut pour réquisitionner le nouveau matériel qui trônait aujourd'hui dans cette si aimée et détestée pièce. N'avait plus mis un pied au casino des menteurs, s'était plongé dans les beuveries solitaires au pied de son lit. Trop honteux pour avouer le fait d'avoir encore une fois échoué à se faire respecter. Trop honteux de ce que ce fils de chien avait fait. Sent encore ses mains, ses lèvres. Cache l'assaut de la nausée sous un nouveau verre d'alcool. Ne supporte plus les odeurs musquées des hommes depuis ce jour-là, Darya. À la place, Judas a fait embaumer ses affaires des flagrances florales qu'on associe aux femmes. Et il se déteste de fuir l'affront en censurant de lui-même la douleur. Alors que ce jour-là, alors que Belial usait de son pouvoir, il avait pris la peine de tout graver Judas. Pour ne pas fuir encore. Pour, cette fois-ci, devenir un monstre rancunier comme vous tous. Pourtant encore du mal a pleinement assumé l'horreur de l'acte. L'instinct lâche qui minimise le tout parce que ce n'était "que" des caresses, "que" des baisers. Bois une nouvelle gorgée. Non Darya, son estomac ne tolérera rien de bien solide jusqu'à ce que le trop-plein de frustration et de peur soient déchargés. S'il s'en déchargeait un jour.

Et quand tu attrapes le menton son premier réflexe est le recul. Trop perdu dans ses pensées, relie l'espace d'une seconde ton contact avec le sien. Mais bien vite, il croise ton regard et il sait, il sait, Judas, que tu n'es pas lui, Darya, que tu n'es pas son monstre tapis sous le lit. Mais le regard paniqué et emprunt de folie qu'il t'a balancé pendant cette même seconde à trop parler pour lui. Judas sait que tu as vu et que tu ne lâcheras pas l'affaire. Fuis ton regard reporté par réflexe le verre à ses lèvres.

— Qu'est-ce qui ne me tracasse pas, Darya ?

Cherche l'esquive maladroite, se permet ce petit rire étudié pour détendre l'atmosphère. Son anxiété est drôle hein ? Un sujet de boutade au grand potentiel. Ce n'est pas comme-ci il fallait y chercher un sens caché, Darya hein ? Soupire. Au final, on ne trompe que soit.

— Je... J'ai peur d'en parler.

Parce que ce serait ouvrir une boite, Darya.
La boite de Pandore.
Parce que ce serait ouvrir la cage, Darya.
Celle du monstre.  

Ce n'est pas ton jugement qu'on craint, Darya. Mais ce sont leur regard à eux, son regard à lui. Quel aveu de faiblesse, Darya, d'avoir été piégé aussi facilement, de n'avoir pas pu répliquer. Qu'est-ce que cela dit de lui, Darya, alors qu'il est le numéro deux, alors qu'il est censé être de cette élite qu'on jalouse avec crainte. Quelle déception, ce sera pour Alastor, Darya, de se rendre compte que Judas a échoué, une nouvelle fois.

Et quelle frustration c'est d'autant se donner, d'autant se démener pour se faire rabaisser plus bas que terre. On a sué sang et eau pour cette cause. On s'est fait traître à tous les niveaux pour cette cause. On a réalisé qu'on allait trahir l'équivalent du père, du frère, pour elle. Pour elle. Pour lui. On a tant sacrifié, Darya. Mais ça ne suffit pas. Ça ne suffira jamais. À croire qu'on ne sera jamais assez bien pour être des vôtres. Et il pense à Dundee qu'il va écorcher pour le seul sourire d'Alastor et il se demande, Judas, si ce n'est pas lui, au final, qui avait raison. Si quitter cette maison de fous ne serait pas la meilleure des décisions. Pourtant, il se sait incapable de la prendre, Judas. Plus maintenant. S'est mêlé au travail des sentiments beaucoup plus intimes, des envies beaucoup plus personnelles. Alastor, Blanche, toi, Alastor de nouveau. Des visages qui gravitent autour de lui et dont il ne peut se détacher. Une envie d'appartenir, de faire partie de ce grand tout. Le besoin d'être reconnu légitime d'évoluer à vos côtés. Et, aujourd'hui, le besoin terrible d'écraser, de vaincre la tête haute, de rendre chaque coup.

Et dans tes bras, il tremble, Darya. Inondé par ton amour alors qu'en seule la colère, qu’engendre la honte, boue. C'est devenu personnel, Darya. C'est devenu la haine brute, la rancune fatale. C'est devenu tout ce que vous prônez quand c'est sa différence qui l'a fait autant s'élever. Mais il en assez d'être en marge Judas. Il veut le respect. Il veut jouir de sa propre gloire. Il veut la corde autour de vos cous. Il veut la satisfaction de briser. Il veut devenir le dominant. Le souhait inavouable de tout dominé.

— Belial.

C'est le nom qu'il crache dans un souffle alors que contre ton épaule, il se rend aveugle au monde. Hume les flagrances féminines pour ne plus sentir les siennes. Ne cherche pas à croiser ton regard. Il ne veut pas. Trop confortable que c'est de briser le silence sans pouvoir voir l’effroi dans ton regard (le possible dégoût).

— Il a invoqué le nom de Blanche et il a... Utilisé son don.

Il a forcé le corps, parasiter le système. Il nous a volé notre liberté la plus intime, la plus personnelle. Est-ce que ça a aussi été ton ressentit, Darya ?

— Il a joué. Il voulait m'humilier... Il m'a humilié... Il a attendu que je b... Force à sortir les mots crues que je bande. Il a voulu me punir... Ou punir Blanche, je ne sais pas. C'est un taré. Ce sont tous des tarés.

En parler rend la voix tremblante, mais la colère plus forte. Prends conscience de la portée de ses gestes. Prends conscience que la seule chose qui apaisera sa conscience est d'écorcher vif le monstre qui rôde désormais dans les ombres. Ne veux pas être terrorisé par ce qui lui est inférieur, car Alastor en a décidé ainsi. Veux terroriser ce qui lui est inférieur, car c'est ce qu'Alastor ferait. Rauque la voix, quand il prononce dans le cocon de tes bras.

— Je veux le pourrir. Je veux pourrir chacun d'entre eux... Ils me regardent tous de haut... J'en ai assez... Je veux sa tête Darya... Je veux écorcher ce fils de putain et lui faire bouffer sa propre queue. Je veux le tuer, Darya, je veux le tuer et exposer son cadavre à toute cette bande connard.

Je veux devenir le chasseur
Et je veux faire d'eux mes proies.

Tu parles de vengeance et de sauvegarde, Darya. Seulement, il ne voit pas ce qu'il lui reste à protéger, Judas. Si tu savais, tout ce qu'on a perdu ou volontairement jeté. On aurait pu, peut-être, rester ce jeune innocent si on avait continué de suivre Theodosius. On aurait pu, être cette image de lui que tu as et qu'il ne voit plus dans la glace depuis bien longtemps déjà. C'est que pour le suivre, Darya, par amour pour lui, Darya, on avait petit à petit tué l'enfant pour devenir une force à son image. Sans jamais y parvenir vraiment, on te l'accordera sans rougir. Il y a encore beaucoup trop de mollesse en lui. Des scrupules quelque peu honteux. À cesser de s'aimer depuis longtemps déjà, mais à encore la faiblesse d'hésiter à se faire haïr par le monde entier. Et il jalouse, tu vois, cette force qu'ont tous ces fous d'avancer sans craindre le regard de gens qui les entourent.

— Qui je suis, Darya ?

Vrai question quand il quitte le refuge de ton épaule pour planter son regard fatigué et trouble vers toi. Tu l'aimes avec une pureté et une tendresse que personne ne peut égaler. Mais il se demande, encore, Judas, s'il mérite toute cette bonté. Tu offres une impression d'importance qu'il ne se sent pas le droit de connaître, qu'il a peur de mal interprété parce qu'on t'aime, Darya, mais tout en lui résonne que ça peut cesser du jour au lendemain. Parce que la solitude est la seule chose qu'on mérite. Persuadé, Darya, qu'on est trop sale pour être légitime d'une seule de tes caresses, d'un seul de tes sourires.

— Est-ce qu'on peut seulement se permettre d'avoir encore une once d'humain quand on fait partie de notre famille, Darya ? Est-ce que je peux me permettre de préserver toutes ces choses alors qu'Alastor attend de moi que je tienne un rôle que personne ne respecte ? Je ne peux pas le décevoir Darya... Je ne veux pas... Il... Je ne veux pas voir cette expression sur son visage.

Ce serait définitivement se briser, Darya. Même toi, sœur que nous n'avons jamais eue, tu n'as aucune idée de ce qu'on a accepté de mettre sur la table de jeu pour continuer de marcher à ses côtés. Lui notre étoile, le seul qui nous a vraiment donné une place. Le seul que ne nous a jamais fait sentir comme un moins que rien.

Et une main tendre sur ton visage quand tu en appelles au grand sacrifice. Si douce, Darya. Comme on ne te mérite pas.

— Non. Ne te sacrifie pas pour moi. Ne donne pas autant pour moi. Ça ne me rend pas heureux qu'on soit généreux comme ça. Moi ce que je veux, c'est te voir grande, Darya. Je ne suis pas... Je ne suis pas capable de m'épanouir seul, tu sais bien.

Peut-être bien le cœur du problème, en vérité. Tellement besoin de l'autre qu'on a fini par être aussi dépendant qu'un enfant. Dépendant de votre amour, de votre lumière. Un insecte qui une survie qu'en voyant ses étoiles briller au plus fort de la nuit. C'est ce qu'il est. Il ne s'en excusera jamais assez. Il ne saura jamais se pardonner tous les extrêmes auxquels le pousse le besoin qu'il a de vous voir briller.

— Je veux me venger, Darya. Je vais me venger. Mais je ne sais pas si je saurais me contenter d'une simple humiliation...

"Tu es tout ce que j'ai"

Les mots résonnent, Darya, le premier réflexe est de s'en sentir illégitime. Il ne mérite pas, Darya, tant de douceur, tant d'amour venant de toi. Impossible dans son esprit de se considérer être le tout de qui que ce soit, une chose précieuse dont on ne se passe pas. Impossible de s'imaginer d'une importance quelconque, ou impossible de ne pas avoir peur d'y croire. Car il a le cœur si faible Darya. Donner à quelqu'un ça fait tant de mal, Darya, c'est tant risquer. Et il se demande, Judas, s'il en vaut la peine. Il se demande, Judas, s'il a vraiment le droit.

Laisse ton contact, si maternelle, venir apaiser ses doutes, venir le laisser apprécier à sa juste valeur ce que tu donnes, sans se laisser parasiter par le doute. Et comme à chaque fois, tu frappes si juste, Darya. Pose les mots, le vrai, prononce même l'interdit. Alastor l'aime ? Non. C'est fou. C'est improbable. Ce qu'il aime, c'est l'efficacité le service qu'il rend, pas lui, pas l'être humain, pas l'homme. Il sait, Judas. Il croit savoir, Judas. Fixe le sol, l'espoir fou, la nécessité de le faire mourir dans l’œuf.

— J'ai son respect... ?

S'en veut d'avoir exprimé à voix haute, tel un petit garçon, l'envie un peu folle d'être son égal. Tu sais, Darya, comme il est devenu tout, comme il est devenu motivation. Tu ne sais pas, Darya, qu'on a pris la décision de le choisir lui quoi qu'il en coûte. Car il nous a donné la famille, il nous a donné toi, Blanche, Dundee, tant d'autres. Il nous a donné la place, il nous a donné le but, il nous a donné la légitimité de haïr Wonderland, de s'épanouir dans une certaine forme de violence. Ne nous juge pas face à notre laideur, la sublime même d'une certaine façon. Oh, Darya, sais-tu comment on pourrait vendre le monde pour faire éclater sa gloire ? Est-ce qu'on a vraiment l'amour d'un tel être ?

— Et toi... ?

L'a-t-on encore ? Nous petite loque humaine qui s'est fait souiller par un pion dont il a le commandement ? L'a-t-on encore, nous que personne ne respecte ? N'as-tu pas honte, n'es-tu pas fatiguée, Darya, de sa faiblesse, de sa mollesse ? N'as-tu pas envie de fuir, d'aller vers des gens au combien plus brillant ?

— Je ne veux pas vous décevoir.

Peur enfantine, constamment illégitime, Judas. De toi, de lui, de vous. Mais veut tant le devenir qu'il se rend compte qu'il serait prêt à égorger Belial et se peindre de son sang. Juste pour se faire aussi fou que vous, juste pour s'approcher un peu plus de cette image qu'il veut pour lui. Juste pour se contenter, vibrer du fait d'être cette fois-ci le fort et non pas le petit toutou exploité.

— Si je reste passif, je vais le décevoir. Si j'agis, je vais peut-être te décevoir aussi. Est-ce que tu m'en voudras si je lui fais mal, Darya ? Si je l'humilie comme personne ne l'a humilier avant ?

Est-ce que tu nous en voudras si on se régale de sa détresse, si on jouit dans sa souffrance ?
Est-ce que tu nous détestera si on est un peu moins Judas, un peu plus monstre ?

Ferme mais douce. Il n'a jamais eu de mère, ne s'en souvient pas du moins. Il y a des choses qui lui sont déjà trop floues, tu sais. Le mot "maman" ne lui est pas inconnu, ce qu'il devait signifier non plus. Mais il n'a ni nom, ni voix, ni odeur, ni visage à mettre derrière ce mot. Pourtant, il a envie de croire que l'attitude que tu as est le genre d'attitude que pourrait avoir une mère, un jour. Tu imposes ta vérité en douceur, chasse l'anxiété qui fait de tout un doute. Tu imprimes dans ses iris, puis dans son crâne, l'idée que, oui, Alastor est fier, Alastor respecte, que malgré l'idée terrible de n'être qu'un outil il y a peut-être quelque chose de spécial, une place, qui n'est qu'à lui, qui n'est que pour lui, toujours. Baisse les yeux une seconde. Est-ce que nos origines nous permettront seulement de la conserver, cette place ? Tant de peur dans l'idée de le perdre, de vous perdre, de tout perdre. Mais tu dis qu'il est fier, tu dis que tu l'est... Et il a envie de le croire, tu sais ?

— Vous serez là...

Vous. Toi. Lui. Comme il aimerait pleinement le croire et ne plus jamais en douter, Darya. Il se sent indigne d'autant d'amour au vu de ce qu'il vous cache. Pourtant, sa loyauté et sa tendresse ne vont que vers vous. À déjà décidé de poignarder Theodosius dans le dos, de couper les ponts, de ne plus avoir rien à faire avec lui, de se libérer de son rôle d'ami, car amis on ne l'est plus ou du moins on ne peut plus l'être. Seulement, il n'arrive pas à trouver le temps, Judas. Entre Opal, Belial. Ne veut pas remettre à demain de peur de voir sa détermination s'effriter, mais ne peut se permettre de quitter le navire ne serait-ce qu'une minute tant que la colère de son seigneur et maître n'est pas évacuée. Pousse un soupir avant de fixer le tapis puis d’obéir quand tu demandes de relever la tête, d'être fier, nous aussi.

— Je veux l'humilier. Je veux le tuer aussi. En fait, ma vie serait autrement plus simple sans lui dans les parages. Mais Belial a une utilité pour notre ordre et je ne peux pas me permettre d’imputer Alastor d'une recrue qui peut s'avérer utile... Quand bien même il cause de nombreux soucis.

Et puis Blanche l'aime. C'est peut-être la seule vraie raison parmi ce torrent d'excuse pour ne pas se donner à des actes de nature plus radicale.

— Non, je vais l'humilier. Je veux l'exposer de la manière la plus pathétique qui soit aux yeux d'Halloween City. Je veux piquer sa fierté. Pourquoi pas le pendre par les couilles en plein centre-ville ou lui graver de façon indélébile tout le bien que je pense de lui... Pourquoi pas les deux. Je voudrais que la ville garde une image particulièrement honteuse de lui, mais surtout, je veux qu'il puisse porter jusqu'au dernier jour de sa vie mon petit cadeau.

Il veut que Blanche puisse lire sur son cœur les mots horribles qu'on lui réserve. Que qu'importe ses beaux habits, sa stature, son charisme, chacun puisse lire la vérité. Qu'il est un violeur, Belial. Qu'il est une sombre petite merde, Belial. Lueur folle quand il ose demander.

— Tu m'aideras ?

Accompliras-tu avec nous la vengeance, Darya ?

Répond nous et on se remplira volontiers l'estomac entre deux je t'aime.

Il aurait pu culpabiliser de t'entraîner dans ses plans faits de colère et de vengeance. Cette partie tu aimes tant et que lui dénigre ouvertement l'est. Si douce, Darya, si belle, un repère dans les eaux troubles de son existence, tu n’as pas idée d'à quel point. Il ne veut pas te salir, toi qu'il admire et qu'il aime. Ne veut pas te salir sans prendre conscience qu'on est ici et ensemble parce qu'on est sale, justement. Pourtant et malgré les remords, il ne peut qu'accepter ton aide, Darya. Parce qu'il nous faut apaiser notre ego malmené, il nous faut calmer la colère et l'envie de sang. Il nous faut tout ça avant de retrouver un peu de sérénité, Darya. On ne sera pas à ce qu'on fait tant qu'on n'aura pas fait ça. Alors il se redresse, prend cet air soucieux qu'il a toujours quand il réfléchit. Dans sa tête, se dresse déjà le plan visant à mettre à mal son ennemi, à rendre les coups.

— Je voudrai... Je voudrais que tu me mettes au point un somnifère. Quelque chose qui n'a ni odeur, ni goût. Soluble, de préférence, j'aimerais qu'on le drogue via la boisson.

Commence à tourner en rond, faire les cent pas. Son corps qui s'active au rythme de ses méninges.

— Belial ne fera aucunement confiance, mais à toi si. Du moins, il ne se méfiera pas si tu lui proposes un verre. Tu vas glisser la drogue dans sa coupe et quand il sera endormi, je te rejoindrais. Il faudrait qu'il soit indisponible pendant plusieurs heures au moins. Je veux prendre mon temps. On l'emportera sur la place, avant l'heure d'influence. On le déshabillera et on l'exposera nu attaché à un poteau. Je veux qu'il se réveille humilié et que chacun puisse voir le fameux maître du casino dans une position pitoyable.

Et ses yeux dérivent sur l'éclat du couteau dans la cuisine. Oh, oui, on ira le marquer comme il nous a marqués : de façon indélébile. On gravera sur sa peau à coup de l'âme ses chefs d'accusation. Presque un sourire quand il revient vers toi.

— Et avant de partir je lui dessinerai quelque chose. Après, on partira et on laissera à cette enflure la joie de profiter de son réveil très particulier, ça te va ?