Il fallait qu'on te voie. Si on en avait eu le luxe, on t'aurait prévenu d'une façon ou d'une autre, Uriel. Habituellement on veille toujours à la faire. Mais cette fois-ci on manque de temps, on manque de tout. Et l'orage qui se prépare, on devait ressembler tous nos alliés, toutes les pièces de notre échiquier. Et tu es une de ces pièces, le genre qu'on garde précieusement près de nous, qu'on cache au monde comme on cache la loyauté de Darya, comme on cache l'amitié de Susan. On n'a pas été assez fou pour dévoiler tous nos atouts, car on sait que la roue tourne, toujours.

Le contrat avait été toujours de respecter ton espace, de respecter ton système. On avait appris avec le temps, on s'y était fait. On avait toujours eu à cœur de respecter les termes de nos arrangements car le cadre est sacré. Avec le recul, on pourrait te dire que c'est parce qu'on est aussi carré qu'on s'entend bien. Mais aujourd'hui, on va devoir bousculer un peu tes habitudes. On va devoir mettre un peu à mal ton espace. On est désolé, Uriel, désolé aussi de titiller les autres. On aurait fait sans si on avait pu, mais on ne peut pas.

On est conscient que tu as dû entendre notre arrivée, on sait tes carillons mais on n'a pas eu l'imprudence de volontairement les manquer. On annonce notre visite par le bruit, approche doucement, malgré le fait qu'on soit pressé. On toc doucement, on attend. Quand tu ouvres la porte on hoche la tête, essaye de se composer le sourire le plus doux qu'on puisse faire naître.

— Bonjour Uriel.

On présume que c'est toi. Ce regard, on ose parier que ni Bahn, ni Sidhe ne l'ont.

— Excuse-moi, je passe sans prévenir, mais j'avais besoin de m'entretenir avec toi. Je peux entrer ?

Demande toujours la permission, ne prends jamais l'initiative, ça aussi ça fait partie du contrat.

— Je vais bientôt partir pour une mission... Je ne sais pas si je pourrai rentrer à Halloween City directement ensuite. La jungle est ton domaine, je voulais te demander l'autorisation avant toute chose, mais si ça tourne mal, je voudrais pouvoir mettre un ami en sécurité ici. Bien sûr, on ne viendra pas t'importuner, je me porte garant de ta tranquillité, mais je ne voulais pas te prendre en traître.

Comme on prend ce dit ami et le monde entier en traître.

Bruit de porcelaine qui se brise sur le sol, on s'est levé d'un bon, prêt à venir à ta rencontre. Mais face à ton silence, face à ton corps immobile on s'est rassis, prudemment. On le sait, on connaît les signes, tu nous en avais parlés. On n'a peut-être pas été des plus présents dans ces moments mais on a eu le temps d'apprendre la théorie au moins. Ça a le même visage que toi, mais c'est pas toi. On garde notre calme, essaye de se souvenir de noms dont tu nous avais instruits, autrefois.

— Bahn... C'est ça ? Très heureux d'enfin te rencontrer.

Quel était son rôle dans le système ? Une sorte de gardien c'est ça ? L'image de méchant videur qui s'assure tout ce qui rentre et qui sort d'ici n'est pas là pour vous faire du mal ? C'est qu'on peine à définir son rôle. Mais on a négocié avec plus dangereux, on a négocié avec des tarés, des fous, des ambitieux, des meurtriers. Excès de confiance ou simple folie, on pense être en mesure de négocier avec toi aussi.

— Ce n'est pas mon intention. Je ne cherche pas la conquête, je cherche un possible asile temporaire pour un ami cher à mon cœur.

Peut-être un peu osé, mais on ose quand même.

—Je fais comme toi, j'assure mes arrières. Il n'est même pas sûr que nous passions, je prends juste mes précautions pour garantir la sécurité de cet ami. Si je voulais faire de cette jungle mienne, aurais-je été assez stupide pour vous prévenir avant ?

Secoue la tête, non, non Bahn, tu ne penses pas ça de nous hein ? Uriel a dû te dire, à défaut d'être fort on l'esprit.

— Uriel est mon amie, je ne ferais rien dans son dos. Si tu as besoin d'une garantie quelconque demande et je te la donnerai. Je ne suis pas votre ennemi, je suis votre allié.

Piégé. Quand tu glisses son corps contre le sien. Parce que ce corps, c'est lui d'Uriel, à nos yeux, il n'appartient qu'à elle. Et il y a une certaine forme de dégoût à te toucher à te sentir si proche. C'est comme toucher sensuellement ce qui est trop pur. On n'aime pas ça. Sensation de souiller l'amie, de souiller la confiance. On a tant bafouer la confiance, Bahn, celle des premiers amis, d'une certaine façon celle des nouveaux aussi. Comme on tait à Darya ce qu'on est réellement, comme on tait à Alastor qu'on a démarré au côté de son ennemi pour finir par n'être que son instrument à lui. Mais à Uriel, on ne veut pas mentir. C'est puéril, pathétique oui. Mais on sauve un peu de notre humanité en essayant de bien faire à ses côtés. Est-ce qu'on serait renoncé à ça, Bahn ? On ne sait pas. Et le dégoût plus fort encore quand on sent ton souffle.

— Et sinon quoi, Bahn ?

Ta proximité nous dérange, on tente de garder notre calme, mais malgré tout, on associe cette peau à Uriel, ses doigts à Uriel, cette bouche à Uriel. On ne peut pas. On ne peut pas céder à ça, on ne peut pas l’abîmer davantage. On ne veut pas être ce monstre à l'image de Belial.

— Tu as conscience de ce que tu me demandes... Alors tu sais que la réponse est bien plus complexe que oui ou non.

On espère gagner du temps, c'est qu'on a appris du meilleur l'art de la manipulation. Presse ta main malgré le dégoût, tente de capter un peu de sérieux dans tes yeux.

— Pourquoi veux-tu l'isoler à ce point, Bahn ? Tu as peur qu'elle t'échappe ? Mais tu sais qu'elle ne le pourrait jamais, alors pourquoi te donner autant de moyens pour lui faire du mal ?

— Sale garce...

Reniflement dédaigneux, grondement dans notre gorge. Comme on te déteste en ce moment, Bahn, comme on haï tout ce que tu représentes. Joue avec un jeu truqué, bien plus fort que le nôtre. Oh, comme on exècre vos triches à répétition. Haineux, voilà ce qu'on est. Le regard violent quand on tourne les yeux vers toi. Tes ongles dans notre chaire, on n'ira pas te faire le plaisir de grimacer.

— Tu la protège... Tu l'infantilises, plutôt.

Profite que tu nous quittes pour tirer un mouchoir de notre poche et tamponner notre peau meurtrie avec. Hors de question qu'on accepte, hors de question qu'on la blesse, Uriel. Et pourtant, y a comme une part de vérité dans tout ce que tu dis Bahn. On n'est pas présent, on ne le sait que trop bien. On a le corps de l’oppresseur, ça aussi le sait. Mais jamais... Jamais on ira la blesser. Pourtant tu nous éloignes, tu veux la dominer. Tu la protèges de la même façon qu'Alastor protège Selene... Putain ça fout la gerbe.

— Dis moi, est-ce elle qui a besoin de toi ou toi qui a besoin d'elle ?

Dernière audace, alors qu'on soulève notre corps, arpente d'un pas lourd le plancher du salon.

— Je ne suis pas une menace.

Et tu le sais. Alors pourquoi tu la tortures comme ça, Bahn ? Pourquoi tu enchaînes Uriel comme une esclave ?

— Qu'est-ce que tu comptes lui dire, Bahn ?

Ne cède pas un millimètre de terrain. Défends comme une lione ce que tu considères être ton territoire. Sauf que ce territoire c'est Uriel, c'est quelqu'un. Paradoxal, presque hypocrite, ça nous révolte alors qu'on se laisse conquérir par d'autres. Mais nous, nous c'est différent, ce n'est pas comme toi, ce n'est pas comme tout ce que tu fais là. Secoue la tête, tu veux mettre fin à la partie mais on n'en a pas l'envie. C'est Uriel, c'est Uriel putain. On n'a pas été capable de garder l'amitié d'Esthef, pas capable de dire la vérité à Darya, pas capable d'être assez fort pour Alastor. Mais elle, mais elle Bahn. Égoïste, on ne veut pas être le monstre qu'on pense être, on veut être meilleur, juste maintenir l'illusion, rien qu'un peu, rien qu'encore, qu'on est encore un peu humain au fond de nous.

— Alors apprends à me connaître.

Coup de poker, on met cartes sur table, mise tout. Pari risqué, mais c'est le seul coup qu'on peut jouer. Le regard braqué sur toi, déterminé. On ne veut pas abandonner Uriel, on ne veut pas perdre encore, Bahn. Ce goût de la victoire, tu le comprends, n'est-ce pas ?

— Qu'est-ce que tu as à perdre, Bahn ? Je ne vais pas me faire passer pour plus pur que je ne le suis. J'ai menti, j'ai trahi et probablement que je vais mentir et trahir encore. Mais je le répète, je ne suis pas votre ennemi. Explore tes options, Bahn, apprends à me connaître, apprend ce que tu peux tirer de moi et alors, seulement alors, juge moi.

Tends la main, l'air de dire marché conclu. L'air de dire qu'on est prêt à passer un pacte avec le diable en personne, pourvu qu'on ne blesse pas une innocente inutilement.

On te fait rire, Bahn, mais on ne saurait dire si dans ton cas, c'est positif ou non. Est-ce que ton rire est comme celui de Darya synonyme de douceur, de bonheur, ou est-il similaire à celui d'Alastor, a glacer le sang, le signe avant-coureur qu'une tempête destructrice est en approche ? À choisir, on dirait que tu es faite du même marbre que lui. Tu veux, t’exiges. Tu attends des autres des sacrifices terribles. Parce que rien ne compte plus que toi, parce que le monde autour est accessoire. Réflexion faites on ferait mieux d'obtempérer. Mais on ne le fait pas, Bahn.

— Navré, je suis parfois un peu buté.

Simple constat, peut-être mêlé à un soupçon de provocation. La main qu'on tend toujours, patient, parce qu'on brûle de sceller un accord dans lequel Uriel ne serait pas perdante. Quant à la raison de pourquoi on le fait... Et bien... Oh, soufflement du nez, on ne te fera pas croire que tout est désintéressé, motivé par le désir de faire plaisir à l'autre. Au final, on a beau être chien fidèle, on se roule dans la boue parce qu'on le veut bien. Alastor, Uriel, Darya, on s'acharne dans un amour qu'on leur impose parce qu'on en a besoin. Oui, Bahn, on en a besoin. On est rien de moins qu'un chien, sans maître à satisfaire, qu'est-ce qu'on est ?

— Pour moi. Il y a de gens qui existent par eux-mêmes, mais je n'en fait malheureusement pas partie. J'existe parce qu'il y a des yeux pour me regarder, je bouge parce qu'il y a des ordres à écouter. Je le fais peut-être aussi un peu pour elle, elle me regarde avec plus de respect et d'espoir que j'en ai pour moi-même, je lui rends la pareille à ma façon.

On ne veut pas la décevoir comme on se déçoit nous-même au quotidien. Regard sérieux quand on revient vers toi.

— Donc elle compte, oui. J'ai rencontré un nombre non-négligeable de gens qui méritent le mépris et la trahison. Uriel fait partie des rares exceptions. Elle ne mérite pas de pleurer pour un gars comme moi. Alors si je peux éviter de lui faire du mal, je le ferai.

Dégueulasse à dire, mais dans le fond qu'elle ne soit que décors ou non nous importe peu. On pas besoin de tangibilité pour s'agenouiller, ne sais-tu pas Bahn, comment les gens s'accrochent aux idées, comment les gens tombent dans l'obsession pour de simples théories, espoirs, suppositions. On n'a jamais eu besoin de concret pour s'accrocher. Même si elle n'est qu'illusion qu'importe. Le rêve qu'elle est donne l'impression d'être quelqu'un d'autre que ce qu'on voit dans le miroir d'être autre chose que le reflet distordu qu'on ne supporte plus. On te l'a dit, pourtant, on est pas sain, on est pas ange non plus. Il y a autant d'égoïsme que de respect, d'amour que de désespoir. C'est peut-être ce qui fait un allié fiable, paradoxalement.

— Quand je viens sur vos terres, que ce soit seul ou accompagné, ce n'est jamais et ce ne sera jamais pour faire de mal à Uriel. J'ai a cœur sa sécurité et je refuse de faire quoi que ce soit qui le mettrais en danger.

Et on ne sait pas si c'est dégoûtant ou non, terrible ou pas. C'est juste nous, dans le fond. Amour couleur poison.

— Tu oublies donc tes plans de me discréditer ? Ou plutôt, tu attends que je me discrédite tout seul ?

C'est drôle, on aurait fait pareil.

— Très bien, Bahn, faisons comme ça. Puis-je te demander une dernière chose ? Toi aussi, ne lui fais pas de mal.