La nuit tombée, on avait abandonné la traque. Après des heures à suivre les traces, observer les mouvements dans les feuillages, il avait bien fallu se rendre à l'évidence : on arriverait à rien. La chasse ce n'est pas qu'une affaire de condition physique, c'est aussi une guerre des nerfs. Si la concentration manque, tout le reste ne suit pas. On était encore furieuse de notre visite en ville, impossible de revendre la viande à bon prix. Depuis les rumeurs sur l'usine, personne ne veut plus consommer ce qui a évolué en forêt. Soi-disant que c'est peut-être contaminé, peut-être impropre à la consommation. On aurait bien foutu notre poing dans les dents des restaurants et aubergistes du coin. Au final, avec la notre manque de patience et la gêne qu'on éprouve face à l'urbanisme on était revenu avec trois fois moins dans notre bourse. Journée de merde, vraiment.

À l'approche de la cabane, on a attendu du bruit. Poignard en main qu'on dégaine avant de s'approcher lentement. Une silhouette dans l'ombre, il fait trop sombre pour en distinguer plus. Vu la taille et la carrure, c'est sûrement un homme... Un pillard ? Un voleur ? Pire, un soldat de Crims ? On déglutit, chasser les bêtes ça va encore, les hommes on ne s'y est jamais vraiment fait. Alors un peu maladroitement on s'élance, poignard brandit, on se jette de tout notre poids pour te plaquer au sol, persuader qu'on allait voir le visage d'un ennemi. Mais quand on croise ton regard on stoppe notre geste, interdite, écarquille les yeux dans un battement idiot de cil.

— Ah, c'est juste toi.

Bien sûr, toujours le poignard levé. Faut quelques secondes avant qu'on réalise que t'as une lame pile entre les deux yeux.

— Ah, excuse.

D'un geste habile, on range l'arme à notre ceinture. On te fixe, l'air de demander pourquoi tu t'amuses à faire le tour de la maison quand tu pourrais juste entrer ? Bien sûr, pas assez pudique pour se dire qu'être à califourchon sur toi, c'est peut-être trop. À la place, on se contente de demander.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Entre tes mains la dépouille d'un lapin, que tu tends vers nous comme un présent. L'espace d'une seconde, on louche, on ne sait pas si on apprécie ou non le geste, si ça blesse notre ego ou si on est juste reconnaissante. On n'avait pas eu le temps de trouver de quoi manger par nous-mêmes, grâce à toi, on aurait un peu plus que des blettes dans l'estomac. On ne sait pas si ça nous vexe. On ne sait pas si on doit te tapoter l'épaule pour te dire merci. Puis le ventre grogne, l'estomac met tout le monde d'accord, on s'empare du lapin en rougissant.

— Me-Merci.

Au moins, on aura le plaisir de le préparer par nous-mêmes, ça nous épargne suffisamment. Est-ce que c'est conscient ? Est-ce que ça ne l'est pas ? On balaye la réflexion d'un haussement d'épaules, on n'a jamais su trop réfléchir à la complexité de l'esprit.

— Ouais, bien sûr. Suis moi.

On tourne des talons, ouvre la maison. Pas besoin de jeter un coup d’œil pour voir si tu suis, on se doute que c'est le cas. On finit par céder à la modernité et installer un peu plus de confort chez nous, comme l'eau chaude. On n'en est pas encore à tout le modernisme de Neverland, mais on progresse quand même un peu. On se débarrasse déjà de notre manteau et notre chemise poussiéreuse avant même que tu n'ailles put fermer la porte. Geste de la tête, tu connais la maison.

— Je te laisse t'installer, j'vais me laver et je m'occupe du lapin. Je suppose que tu restes ce soir ?

Ce ne sera pas la première fois que tu crèches aussi, probablement par la dernière non plus. On en est arrivé à un point où t'as ta chambre attitrée qu'on évite de réserver aux gens qu'on accueille ponctuellement ici.

On ne s'embarrasse pas de la pudeur quand on vit seule. Sa nudité, celle des autres, non, ça nous a jamais réellement dérangés. Un corps est un corps et on avait déjà suffisamment goûté à l'intimité pour savoir qu'on était tous fait pareil. C'est pour ça qu'on ne ferme jamais les portes, qu'on n'a jamais eu d'appréhension à se montrer. L'eau chaude sur notre peau, on bénit l'éclair de génie qu'on a eu à l'installer. Soupir d'aise quand on se débarrasse de la crasse de la ville, de son odeur. On a aucune idée que tu espionnes, si on l'avait su est-ce qu'on aurait été furieuse ou amusée. On ne saurait dire, nos réactions sont changeantes, tu sais. On ne sait jamais vraiment nous-mêmes dans quelle direction on va aller.

Quand on finit par sortir, la salle de bain revêt des airs de sauna. On enroule une serviette autour de notre corps, sort dans notre chambre pour enfiler rapidement un pantalon en toile légère et un de ces espèces de haut tout aussi léger que les gens des cités appellent débardeur. Les cheveux encore trempés, la peau encore humide, on débarque dans le salon en haussant un sourcil.

— Je ne vais pas te laisser manger nu parce que tes vêtements sont sales. Évidemment que tu peux aller te doucher, crétin.

On ne sait même pas pourquoi tu poses la question après autant d'heures passées dans cette maison. Un léger sourire, celui un peu maladroit qu'on a pour toutes les occasions, sauf celles où on parle de ton Ancien Monde. Ça nous manque, tu sais, quand on parlait de ton ancien chez toi, aujourd'hui, c'est comme-ci t'avais oublié ce monde-là. On en a pu parler, ça nous empêche pas de mettre en avant chacun de nos trésors dans l'espoir que tu te remettes à raconter l'immensité de ton monde, ces choses folles dans lesquelles vous voyagez.

On commence à préparer le lapin pendant ce temps, on dépece la bête et au milieu du processus, on se rend compte qu'on t'a envoyé te laver sans t'avoir sorti le moindre vêtement. Alors, pas qu'on sous-estime ta tolérance à al ta saleté, mais on t'imagine mal porter une tenue dans laquelle tu as passé la journée à transpirer. Alors on s'essuie la main, vient fouiller dans une vieille armoire pour sortir une chemise et quelques vieilleries à ta taille. On entre sans frapper dans la salle d'eau, même après plus de vingt ans sur cette terre, on n'avait pas encore compris le principe du respect de l'intimité.

— Aslan, je te pose des affaires propres là.

On avait posé sur le dessus de la pile un petit jouet en plastique trouvé y a des années. Peut-être que ça ira réveiller ce que tu as oublié. Tu sais, quand tu racontais tes histoires et qu'on écoutait les étoiles plein les yeux, comme avant.

— Si t'as besoin d'aide, tu dis. Le repas sera prêt dans pas trop longtemps.

On enfourne la viande, le visage contrarié. Qu'est-ce qui nous a pris exactement ? Glisser ce jouet stupide dans une parodie de subtilité. Alors qu'on n'est pas subtile, Aslan. Et le pire, c'est qu'on ne sait même pas ce qu'on attend. Que tu t'assoies à table pour glisser une unième anecdote sur ces choses que vous appelez voiture et supermarché ? Que tu lui reposes son jouet dans un "je crois que tu as perdu ça" ? Que tu ignores tout simplement . On déteste ce que l'impulsivité nous pousse à faire. À chaque fois, c'est pareil, incapable de considérer les gens comme le gibier qu'on chasse. Pourquoi, c'est si simple dehors d'analyser, de réfléchir, de garder son calme ? Pourquoi, c'est si compliqué ici, avec les gens, avec toi, d'agir autrement que comme un animal sauvage ? On s'est mise à couper avec une certaine rage nos blettes. On est plus chasseuses à cet instant, juste une gamine. Et ça nous horripile.

Quand tu rentres enfin, on s'obstine à garder la tête baissée sur notre ouvrage. Est-ce que tu as vu le jouet ? Est-ce qu'on va passer pour une idiote ? Est-ce que tu vas t'excuser et nous dire que tu as oublié ? Est-ce que... Est-ce que... Ah.

On sursaute légèrement, on perd l'habitude du contact quasi constamment. T'as la peau encore un peu humide, ça donne une sensation étrange, est-ce qu'on frisonne pour ça, Aslan. Les mains toujours occupées par la découpe, on suspend pourtant notre geste quand tu viens murmurer.
Je me souviens.

On écarquille légèrement les yeux, c'est donc de cette façon que le cœur bat quand on devient une proie.
Je t'ai manqué ?

— Non.

T'es presque toujours là, on se voit souvent, pourquoi tu nous manquerais ? On manque de ce qui est absent et on ne peut pas dire que tu le sois souvent. Pourtant, le cœur répond.

— Oui.

On ne rêve plus depuis longtemps, et avec toi, on avait rêvé, Aslan. Rêvé de cet ailleurs, de ce monde où on pourrait toujours manger à notre faim, de ce monde où elle n'aurait plus à se battre. Un monde où on peut s'en aller sans se condamner, où les enfants ne voient pas leur père se faire pendre, où les enfants n'ont pas d'armes entre les mains, où la neutralité est une vraie option, pas une farce.

Quand on se retourne, on a les yeux méfiants et pleins d'espoir. T'étais censé avoir tout oublié, comment tu pourrais te souvenir ?

— C'est vrai ?

On cherche dans ton regard la blague ou le mensonge. On n'aime pas se sentir aussi peu maîtresse de soi. On n'aime pas être gourmande. Mais on veut rêver de nouveau. Fais-nous rêver un peu, fais-nous rêver comme tu sais si bien le faire, comme personne d'autre que toi ne le fait jamais.

Tes lèvres sur notre peau, c'est nouveau. Ce n'est pas désagréable non plus, non, c'est même plaisant en vérité. On a déjà essayé plusieurs fois, par pulsion et curiosité, c'était bon, on ne peut pas le nier. Mais il n'y avait jamais de rêve dans notre proximité aux autres. Ils appellent ça un jeu, un peu étrange comme jeu, mais enfin, soit. Toi, on ne sait pas ce que ça va dire, tout ça. Dans le fond, on se demande si ça a une quelconque importance. Papa disait que plus on réfléchit plus on complique des situations simples. La chasse, c'est simple, le reste aussi. Alors on ne questionne pas plus, c'est plaisant et c'est tout.

— Non, je te prends pour beaucoup de choses, mais pas pour un naïf.

Une pause, quand nos yeux détaillent le petit jouer du regard. Non, c'était pas pour se foutre de toi, c'était pas non plus pour te prendre pour un idiot. C'est juste que... Juste que...

— Je savais pas comment... Je sais jamais trop comment on fait pour parler de certains trucs.

C'est compliqué les mots, des fois les gens les interprètent mal, des fois ils sonnent faux. On te jalouse, tu sais, d'arriver à parler aussi facilement. De nos doigts on vient caresser le plastique. On hoche la tête, le sourire enfantin qui pointe malgré tout.

— Oui, je sais. Et c'est en plastique, c'est un truc qu'on n'a pas ici, c'est un truc de chez toi. C'est tout léger, ce n'est pas comme le bois, tu risques pas de te casser le nez si on te le balance. Tu m'avais expliqué avant.

On redresse la tête,  notre regard à la faveur du tien. On lâche, un peu désolée malgré tout.

— J'voulais pas te vexer.

Parce qu'on sait qu'on n'a pas le même bagage que toi, qu'on ne sera jamais cette jeune fille étudiée qui sait quoi répondre et sur quel ton. On sait qu'on est affreusement binaire, pas franchement brillante non plus. Qu'on est juste nous, mais qu'être juste nous ça ne suffit pas toujours, que ça blesse, ça exaspère même parfois. On ne sait pas trop comment verbaliser, papa nous à apprendre à survivre, pas à faire de la poésie. Alors on se débrouille, tu sais, nous-même on comprend pas tout. Mais, Aslan, tu sais, si y a un truc dont on ne doute pas c'est qu'on t'aime bien et qu'on ne veut pas que tu te fâches.

— Penses pas que t'es pas intéressant parce que tu oublies des trucs. C'est Wonderland, je t'en veux pas. Si je te laisse ma porte ouverte c'est pas pour rien.

On sait pas si tu comprends, on sait jamais les gens comprennent. C'est peut-être parce qu'on craint de viser à côté qu'on insiste, agrippe ton poignet.

— Vraiment, j't'aime bien tu sais.

Sauf que si, on en est une. Enfin, on se voit comme ça. Les autres aussi visiblement, la sauvage, c'est comme ça qu'on nous appelle, tu sais. Rien de vexant dans tout ça, c'est juste un fait. S'offusquer de la vérité, on en a jamais vu l'intérêt. D'ailleurs, t'es pas vexé non plus. Bizarrement, ça nous soulage, ça nous aurait embêtées, on n'a pas envie. On ne sait pas si c'est ça qu'on appelle l'amitié, on n'a jamais ouvert un dictionnaire pour vérifier.

Tu tournes les talons, on en fait de même, on sort le lapin du four, fait revenir rapidement les blettes. Chez nous c'est simple, on n'a ni le matériel, ni les moyens de faire des buffets et des plats trois étoiles. Tant que c'est nourrissant, c'est l'essentiel. Peut-être qu'un jour, on osera dépenser le peu d'argent qu'on a pour aller manger au restaurant. Tu t'offusquerais sûrement si on te disait qu'on n'avait jamais mis les pieds dans ce genre d'établissements.

— Bof, c'est simple. Après y a ton lapin, alors ce sera forcément bon.

On place le tout, empoigne le plat qu'on dépose sur la table. Quand tu nous regardes, on hausse un sourcil, l'espace d'une seconde, on a la sensation que t'es agressif, presque méchant. Mais on cligne des yeux et la seule chose qu'on voit, c'est ton sourire innocent. Ah, c'était de l'humour, donc.

— Je sais pas trop, vous complexifiez tous avec vos histoires d'échelles. Je connais pas les termes, mais si tu participes, je pourrai cuisiner tous les jours oui.

Et c'est dit sans ambiguïté, parce que c'est évident, c'est du bon sens. Tu es le bienvenu, t'as ramené un lapin, t'as aidé d'une quelconque façon alors tu mérites ton repas. C'est aussi simple que ça. De la même façon qu'on n'a rien sans rien. On y voit aucune trace de méchanceté, aucune trace de toxicité. L'ignorance à ses bons côtés, tu vois. Quand on s'assoit à notre tour on te rend ton regard, brute de décoffrage, on demande.

— Tu m'as jamais vu nu ?

Pourtant, on ne peut pas dire qu'on fasse spécialement attention, on n'a jamais été très éduquée sur ces choses là. Ça nous surprend, nous qui allons nous doucher en oubliant toujours de prendre des vêtements propres avec nous, ce n'est pas des réflexes qu'on a, à quoi ça nous servirait puisqu'on vit seule ? On l'a pour vous, parce qu'on a appris avec le temps que c'était un drame parfois d'aller se doucher sans avoir de quoi s'habiller à côté, mais nous on s'en fout. D'ailleurs, Aslan....

— Tu demandes ça parce que tu en a envie ?

On s'est servi une tranche de lapin, qu'on a commencé à engloutir. Dans nos yeux juste une question franche. On ne savait pas qu'il fallait nécessairement aimer jusqu'à un certain point pour se déshabiller. Les autres, on ne les détestait pas mais on ne pouvait pas dire qu'ils comptaient non plus. Toi c'est un peu différent, ton opinion compte. Est-ce que c'est suffisant ? Est-ce que c'est pas assez ? C'est dur de faire le tri, on repense au baiser sur notre épaule, c'est des gestes particuliers, ça nous a pas gênées, on a même aimé ça. Alors peut-être que oui, ça veut dire qu'on t'aime assez pour se déshabiller.

On lève les yeux vers le plafond, signe d'une intense réflexion. Toujours le regard tourné vers le ciel, vers le haut, comme si lever la tête allait aider le cerveau à apporter ses réponses, à trouver la solution. Étonnée, on ne l'est pas vraiment. On n'avait jamais considéré l'option, mais on ne pouvait pas dire qu'elle était déconnante non plus. On ne sait pas trop, peut-être que t'as raison, peut-être que c'est propre aux hommes ces envies-là. On n'en sait rien, on n'a jamais posé la question, ça ne nous intéresse pas non plus. On avait nos propres envies et ça nous suffisait. Tant que qu''elles n'entraient pas en conflit avec les nôtres, tant que les nôtres n'entraient pas en conflit avec les vôtres, on n'avait rien à en redire. Alors on se contente de secouer la tête avec un léger sourire, non, Aslan, ce n'est pas étonnant.

On observe, toi qui débarrasses la table, c'est marrant, Aslan, de toi ne se dégage qu'innocence mais ton corps est tendu. Est-ce que tu as toujours été comme ça ? Est-ce que t'es fatigué ? C'est drôle, maintenant qu'on y pense, qu'importe ton visage... Tu nous as toujours donné la sensation d'être bien intentionné. On balaye la question qui suit d'un revers de main, pour autant qu'on sache, on n'a jamais été avec qui que ce soit.

— Non. Enfin, je pense pas. Si avoir quelqu'un, c'est avoir une personne devant laquelle on se déshabille souvent alors non, j'ai personne.


Nos définitions approximatives, c'est peut-être parce qu'on est aussi décalée qu'on est une proie facile. On ne le voit pas comme ça, tu sais. Face à ton don on n'a de toi qu'une magnifique illusion. Tes mains sur nos épaules ça aurait pu nous oppresser, mais t'es tellement innocent, Aslan. Comment voir la possessivité toxique dans tes gestes ? La dangerosité dans ta voix ? Nous on ne voit qu'un garçon maladroit, celui qui faisait rêver avant, celui qui veut rêver ce soir. Et toi tu es gentil, Aslan. Pourquoi est-ce qu'on ne t'accorderait pas un peu de rêve également ?

— Comment ?

On lève les yeux vers toi, on repense à ces quelques fois où on a fait grincer le lit. On n'avait pas aimé ces garçons-là. Ils étaient sympas, c'était marrant, mais on avait passé un bon moment, mais c'était sans saveur avant, sans grand intérêt ensuite. Est-ce que c'est comme ça quand on n'aime pas bien ? Est-ce que c'est différent quand on aime bien ? Et on repense à tes bras, c'était plaisant. C'est peut-être ça, la différence, quand on aime bien, on se sent plus en sécurité, plus libre et tout devient plus plaisant.

— Est-ce que ce sera différent ? Est-ce que ce sera mieux ? Ça n'avait rien d'exceptionnel les autres fois.

On y connaît rien à toutes ces choses-là, on n'a pas eu l'éducation, ni le cadre. On expérimente par nous-mêmes, voit ce qui marche et ce qui ne marche pas. On consulte notre instinct, la seule bible et encyclopédie à laquelle on se réfère. Papa disait de toujours écouter ce que nous disent notre cœur et notre corps, qu'ils étaient les seuls alliés auxquels on pouvait pleinement se fier. Alors on ferme les yeux un peu, écoute ce que ça nous dit. Tes mains c'est plaisant, cette proximité ce n'est pas gênante. On est curieuse, on veut savoir ce que ça donnerait avec toi. Le corps ne réagit pas de la même façon, toi on s'en fout pas, toi ça compte, alors c'est différent, mais d'une certaine façon mieux. On n'avait pas les picotis au bout des doigts la dernière fois, ni cette chose étrange qui se tord. On rouvre les paupières, on se lève et on vient chercher ta main qu'on attrape.

— J'y connais presque rien, faut m'apprendre.

Déballe ça comme-ci on te demandait de nous apprendre à faire nos lacets ou à faire cuire de la viande. Pourtant les joues légèrement rouges. Ça nous rappelle toutes ces fois où tu nous as appris des choses de chez-toi. Cette idée, Aslan, ça donne chaud dans la poitrine, on ne sait pas trop pourquoi.

— Apprends-moi quelle est la différence.

Dégluti. Est-ce qu'on n'avait jamais autant appréhendé cet événement ? Les brides de souvenirs fugaces quand tu t'approches. On se souvient du fils du boucher, un type sympa, toujours le sourire qui fait trois fois le tour de son visage quand on vient. On avait accepté son invitation à boire un verre ce soir-là. Ça n'arrive jamais, ça avait pris comme une envie. À force de discuter (de lui avoir laissé le loisir de faire la conversation pour deux) ça avait comme dérapé. On avait accepté, curiosité, envie de découvrir ce dont tout Le Monde parlait comme d'une drogue. Ça avait été sympa, ça avait fait un bien certain, mais on avait été comme déçue. Il avait dit, "la première fois ce n'est jamais bien paraît-il" alors on avait essayé de nouveau, ça avait toujours la même saveur : fade. Agréable sur le coup, mais dans le palet il ne reste rien. Mais là... Là, ce n'est pas pareil.

Brûlant. Ta bouche, c'est brûlant. On ne comprend pas, c'est bizarre, c'est quoi tout ce système qui s'emballe. On se sent traversée de sensation qu'on ne parvient pas à nommer. On arrive juste à comparer, c'est similaire à cet instant de peur et d'excitation, quand on bande l'arc, cet instant entre la dernière expériation et la fleche qu'on lâche. Avec le fils du boucher, ce n'était pas comme ça. Tu es brûlant, Aslan. On a la sensation de l'être aussi. On se demande bêtement si on n'a pas de la fièvre, puis on réalise qu'on s'en fout. On se brûle les doigts sur toi, on ne sait pas si ce qu'on fait, c'est bien, on ne réfléchit pas vraiment. On espère secrètement que si, on espère que ce n'est pas bizarre que ce n'ait pas anormal que tout soit chaud autour de nous.

Tambourine. Le cœur bat comme quand on a repéré enfin la proie. C'est le même battement que celui de la dernière course. La poitrine sur le bois, on ne savait pas qu'on pouvait se toucher dans cette position-là. Avec le fils du boucher, ça n'avait été pas comme ça. On a les joues qui chauffent, tout chauffe. Sous nos doigts à sentir le bois. C'est froid sur notre peau, pourtant, on meurt de chaud.

Est-ce que c'est différent ?

— Oui.

Un souffle, ça fait presque peur, la peau hypersensible, le moindre contact qui fait frissonner. Est-ce que le fils du boucher qui était nul ? Nous qui l'étions ? Ou est-ce que ce n'est qu'une question de sentiment ? Est-ce que pour fondre sous les doigts de quelqu'un, il faut aimer bien ? On revoit ton regard tendre, on sent encore ton souffle sur notre peau. Oui, c'est différent. Ça n'a même rien à voir. On ne comprend pas pourquoi. On comprendra sans doute jamais.

— C'est mieux, ça brûle et ça pique mais... Mais je crois que je préfère.

Mot maladroit, on ne sait pas comment te décrire le corps en ébullition, mais on a la sagesse de comprendre que ce n'est pas le moment pour des larges descriptions. Quand rougissante, on se redresse, le besoin soudain de te toucher de nos propres doigts sentir nos doigts qui brûlent encore, les yeux brillants. Oui, c'est différent. On veut brûler plus fort encore, a cramé toute entière.

— Continue.

On ne sait pas comment le dire autrement, ça sonne presque comme ordre. Continue, remplis nos rêves de feu, remplit nos rêves de flammes jusqu'à qu'on meurs de soif.